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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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■ Nous étant faits laudateurs du dernier livre de Vanina, Les Leurres postmodernes contre la réalité sociale des femmes, nous prédisions, dans la longue recension que nous lui avons consacrée, que « ce livre de combat [allant] à contre-sens du propos courant dominant, sous nette influence postmoderne, dans le féminisme de cette basse époque, [on pouvait] s’attendre à ce qu’il fût dénoncé, par celles et ceux qu’il vise, comme relevant d’un brûlot réactionnaire commis par une féministe des années 1970 ralliée à l’ordre “genré” ». Au vu du climat de chasse aux sorcières qui règne dans certaines sectes militantes, le pronostic n’était pas, il est vrai, difficile à établir. Comme illustration, il nous plaît de diffuser la réponse de Vanina à trois libelles récemment diffusés à Toulouse lors d’une présentation de son livre [1].– À contretemps.



Le 26 avril 2023 au local toulousain du CRAS [2], trois tracts ont été distribués par une quinzaine de personnes pour dénoncer la « transphobie » de mon livre Les Leurres postmodernes contre la réalité sociale des femmes, que j’étais en train de présenter. Je vais y répondre ici, malgré le côté fastidieux d’un tel exercice compte tenu des procédés d’amalgame qui sous-tendent les accusations de ce type, le caractère phobique d’une critique n’étant jamais démontré et le soupçon de possibles accointances avec l’extrême droite étant toujours, en dernier ressort, le principal élément à charge.

Les auteur-e-s de ces textes, qui remplissent au total 12 pages, s’appliquent à dénoncer mon livre… mais en contournant soigneusement son sujet principal : le postmodernisme et ses effets sur les luttes antipatriarcale et anticapitaliste. Le postmodernisme n’existerait donc pas ? Pourtant, on trouve dans leurs écrits certains traits caractéristiques de ce courant de pensée – comme de raisonner sur la base d’un « ressenti » et un mode autocentré et, en amalgamant des personnes avec des idées, de contrer une idée en l’assimilant à la « négation de l’existence » d’une personne ou d’une « minorité ».

La tendance à tout ramener à un niveau individuel et à tout analyser à partir de ses émotions, en ayant souvent pour seul point de repère et seul centre d’intérêt des petits milieux militants, fait précisément partie de ce que j’ai voulu pointer dans mon bouquin. Car si, voici un demi-siècle, il était important d’introduire du « personnel » dans des milieux militants qui privilégiaient en général le « collectif », l’excès inverse fait de plus en plus « oublier » aux milieux militants actuels l’existence des classes sociales dans leurs analyses. Ainsi, aucun des trois tracts ne parle de la réalité sociale des femmes appartenant aux « classes populaires », alors que cette thématique occupe dans mon livre davantage de place que la « théorie queer ». Pareil constat n’est cependant guère étonnant puisqu’il n’y est pas non plus question des rôles sociaux inculqués par le patriarcat, ou de la hiérarchie sociale. Il est vrai que ces rôles et cette hiérarchie contestés hier ne se sont jamais aussi bien portés dans la société, et que les théories postmodernes n’ont pas peu contribué à pareil résultat, dans le contexte du néolibéralisme : la référence aux stéréotypes sexuels pour définir une femme a renforcé le rôle social féminin, la croyance en une ascension sociale par le travail ou les diplômes a redoré le blason de la hiérarchie.

Des auteur-e-s de ces tracts disent être en désaccord avec la « théorie queer » produite par l’Université (en arguant qu’il existe « des théories queers »)… mais se sentent visés, dès que d’autres la critiquent, jusqu’au point de la défendre tout en s’en défendant. C’est l’union sacrée de la communauté contre l’intrus qui s’aventure sur son domaine privé. Pourquoi une telle solidarité envers le « queer libéral », si l’on n’est pas d’accord avec ? Et pourquoi refuser la critique du « queer » à qui ne s’en revendique pas ? Ce courant de pensée n’a pas le monopole de la remise en question des normes de genre.

• Dans le tract intitulé « On est là, même si Vanina nous veut pas ! », ma critique du postmodernisme est présentée comme une charge contre les « personnes trans » : je les rendrais responsables de tous les maux ; mais il est écrit un peu plus loin que c’est à « la théorie queer » que j’impute ces maux. Cette confusion entre des individus et des idées, devenue si fréquente de nos jours, rend toute discussion difficile parce qu’elle conduit à déplacer l’argumentation du terrain politique au terrain existentiel, ce qui fait que toute critique est vécue comme une agression. Et elle conduit ici à me prêter des sentiments ou des attitudes répréhensibles, et qui devraient me culpabiliser. Je sacrifierais les « personnes intersexes » sur l’autel de la binarité ; je hiérarchiserais les discriminations au détriment des « personnes trans » ; je tiendrais ces personnes pour le « produit d’une mode capitaliste et universitaire » ; j’invisibiliserais les débats et les désaccords dans les espaces queers et féministes, and so on.

À la vérité, je n’attribue nulle part dans mon livre la « faillite des perspectives révolutionnaires » aux « personnes trans ». Je sais que des « personnes trans et queer participent aux luttes anticapitalistes, antiracistes, etc. » (et que j’aurais pu ou pourrais y croiser des auteur-e-s de ces tracts) ; je sais aussi qu’on s’écharpe dans les « espaces queers et féministes » sur divers sujets. Et je dis tant mieux, si l’auteur-e du tract s’interroge sur « les volontés d’intégration dans la normalité, le manque de perspectives de s’attaquer à ce monde dans son ensemble, la difficulté de garder de la critique sur la technologie ou le pouvoir médical ».

De même, je n’attribue nulle part « la faillite des perspectives révolutionnaires » à la seule « théorie queer », car de multiples autres raisons y ont participé. En particulier, dans les années 1970 en France, l’évolution des rapports de production et la dégradation de la situation sociale (avec la montée du chômage et de la précarité due notamment aux restructurations industrielles), ainsi que les orientations politiques des forces en présence (PC stalinien, extrême gauche avant-gardiste dans ses versions trotskistes et maoïstes, anars déjà tenté-e-s par des expériences communautaires en vase clos…). Mais l’objet de mon livre n’était pas l’examen des perspectives révolutionnaires : je l’ai consacré aux théories sur le genre qui se sont diffusées au cours des décennies suivantes.

• Dans le tract « Les leurres confus contre les personnes trans et queers », il m’est lourdement reproché d’avoir des « sources très douteuses » et de défendre ou d’être « alliée » à des personnes politiquement indéfendables, de soutenir ou d’adhérer à leurs discours. En fait, je n’ai évidemment pas parlé de Christine Le Doaré, Madeleine Stern ou Dora Moutot parce que je suis d’accord avec leurs opinions politiques ou leurs fréquentations. Je l’ai fait parce que je suis en désaccord avec des pratiques utilisées contre ces trois femmes par certains « transactivistes » – comme les menaces de viol ou de mort qu’elles disent avoir reçues et qui, à ma connaissance, n’ont pas été démenties. Passer sous silence de telles pratiques – comme le fait l’auteur-e du tract – est une façon de les admettre, alors que les menaces de viol ou de mort relèvent du répertoire fasciste et constituent bien davantage une « négation de l’existence » de l’autre que les questionnements sur les constructions sociales.

Contrairement à ce que peut laisser supposer le passage consacré, dans le tract, à Gabriel des Moëres, je ne « cite » pas des propos de ce dernier, mais des propos tenus par Marguerite Stern. Au temps pour moi !, cependant, car j’ai commis une erreur en leur donnant comme source « Entretien avec Gabriel des Moëres, wokistan.fr, 19 décembre 2021 ». C’est en effet d’abord à un journaliste de L’Express que Stern a fait ces déclarations (cinq jours plus tôt, dans un entretien avec Alix L’hospital intitulé « Marguerite Stern : “On a le droit de critiquer des idéologies comme l’islam ou le transactivisme” »). J’aurais donc dû indiquer cette source-là… mais l’auteur-e du tract ne l’aurait-il pas jugée « douteuse » elle aussi ? Pour ma part, c’est à sa propre façon de procéder que j’associerai cet adjectif – quand il ou elle fait état d’une image bien dégueu figurant paraît-il sur wokistan.fr, et ajoute : « Elle a été publiée le 17/10/2023, donc après l’impression du bouquin de Vanina, mais ça dit bien la ligne politique du site. »

L’auteur-e du tract porte ensuite de multiples accusations contre l’organisation féministe WDI International parce que j’ai participé à son « webinaire ». Je me serais, selon ses paroles, « permise d’aller parler » de mon livre. En fait, j’y ai tout bonnement été invitée par deux militantes libertaires qui sont membres du WDI Francophone et j’ai accepté, étant donné que mon livre s’adressait en priorité aux milieux militants féministes, anarchistes ou d’extrême gauche. Voici la réponse que m’a faite l’une des deux militantes du WDI quand je lui ai rapporté ces accusations :

« Le WDI International (dont WDI Francophone est l’une des sections) s’est donné pour mission de défendre les droits des femmes basés sur le sexe en s’appuyant sur la CEDEF (Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes). Le sexe, tel que défini dans les instances internationales qui protègent les droits des femmes, est une notion anatomique (et non biologique, comme le dit le tract) ; et il n’est nul besoin de l’inscrire dans le droit international (ainsi que l’affirme aussi le tract) puisqu’il l’est déjà.
Comme le WDI International n’intervient pas dans la politique des États, il n’est pas plausible de penser qu’une de ses sections soutienne au nom du WDI une proposition de loi. Celle dont parle l’auteur-e du tract, en la qualifiant d’“antitrans”, a été déposée par quatre élu-e-s républicains afin que soient réaffirmées les protections juridiques pour les femmes aux États-Unis.
La phrase citée ensuite dans le tract ressemble à un commentaire d’une position dont on ignore qui l’a formulée, quand et où, puisqu’elle n’est pas sourcée ; mais en tout cas, étant donné que le WDI International est ouvertement radfem (c’est-à-dire féministe radical), donc laïque et pro-avortement, il n’exprimerait jamais une position aussi stupide et faisant référence à Dieu.
Quant à la conférence qui s’est tenue au Parlement britannique en mars 2018, elle a été organisée par Venice Allan, une radfem membre du Parti travailliste, et non par David Davies (lui a seulement parrainé l’événement). Sheila Jeffreys a prononcé à cette occasion, selon PinkNews et NewsWeek, la phrase suivante : “Lorsque des hommes prétendent être des femmes… et occupent de manière parasitaire le corps des opprimés, ils parlent au nom des opprimés et ils finissent par être reconnus comme des opprimés. Il n’y a pas d’espace pour la libération des femmes.” »

En conclusion sur le WDI International : je trouve que l’auteur-e du tract en a brossé un noir tableau aussi confus que douteux, pour rester dans son registre. La métaphore de Jeffreys est à mes yeux critiquable, et à critiquer ; je ne mettrais pas les pieds dans une conférence parrainée par un conservateur, que ce soit au Royaume-Uni ou ailleurs ; et il n’est pas dans mes projets d’adhérer au WDI Francophone même si j’ai présenté mon livre sur son « webinaire » aussi librement qu’ailleurs.

Concernant toujours l’auteur-e de ce tract, je ne vois pas en quoi annoncer d’entrée, dans Les Leurres postmodernes contre la réalité sociale des femmes, que je ne connais pas « tout » sur les nombreux sujets qu’il aborde prouverait ma « mauvaise foi » – affirmer l’inverse aurait été aussi ridicule que malhonnête. En tout cas, je le ou la remercie de m’avoir décrite en « mascu un brin complotiste proche de la droite radicale ou de l’extrême droite », car l’image m’a fait rire, je l’avoue – comme les trois titres des tracts, ou d’apprendre à leur lecture que je suis préoccupée par l’état de « nos » impôts et de « nos » prisons… ou encore que je veux « sauver le féminisme et la révolution » à moi toute seule.

• Dans le tract « Brebis galeuses ou boucs émissaires ? ou Comment Vanina sauve le féminisme et la révolution », on trouve diverses affirmations centrées sur le mot « trans » et qui sont fausses :
– je n’écris nulle part que « les luttes trans sont réformistes et ne tiennent compte que des individus » ; ma critique porte sur les analyses intersectionnelles et sur la « théorie queer » ;
– je ne consacre pas « plus de la moitié de [m]on livre à humilier, caricaturer et annuler les personnes trans » : non seulement je ne méprise aucun individu, mais je ne leur fais pas « porter la responsabilité de l’échec révolutionnaire » (voir plus haut) ;
– je ne pense pas que la lutte des classes est « éclipsée par les questions trans » : je considère que les analyses intersectionnelles et la « théorie queer » jouent un rôle dans l’affaiblissement de la lutte des classes, et que le néolibéralisme n’est pas le seul responsable de cet affaiblissement comme le pense l’auteur-e du tract ;
– je ne suis ni « transphobe » ni « TERF [3] » : non seulement je n’appartiens pas au courant féministe radical, mais je ne déteste pas plus les « trans » que je ne « nie leur existence » ;
– et comme je ne pratique pas l’amalgame, je ne confonds pas les « personnes trans » avec les « transactivistes », ou certaines pratiques de transactivistes avec toutes les pratiques de tous les transactivistes.

Ce tract s’inscrit bien, selon moi, dans la veine du postmodernisme : « Rappelons que chaque système de pensée est destiné à être dépassé tôt ou tard, affirme son auteur-e. Il n’y a pas une nouvelle vérité définitive à chercher, on n’obtiendra qu’un reflet de son contexte historique, culturel et politique. » Et, plus loin : « L’idée d’identité, elle, fait tendre vers le particulier. Le risque est alors de s’éloigner d’une vue plus large qui permettrait d’affronter le système dans sa globalité. Pour nous, il est aussi stérile de considérer les identités comme une fin en soi que de prétendre à une vérité universelle. On peut juste chercher un équilibre entre le particulier et le général. »

Pour ma part, comme je ne me situe pas sur le terrain de la philosophie ou de la psychologie, mais dans les luttes sociales, mon objectif n’est ni de trouver une « nouvelle vérité définitive » ni de disséquer les « identités particulières » ad vitam aeternam. Mais je rejoins l’auteur-e de ce tract sur l’idée qu’il faut « chercher un équilibre entre le particulier et le général » et avoir une « vue plus large qui permettrait d’affronter le système dans sa globalité ». Il s’agit d’articuler autonomie individuelle et force collective, en quelque sorte, ce qui reste au cœur du projet et des actions du communisme libertaire.

Lors des débats sur mon livre, j’ai assez souvent entendu déplorer que la démultiplication et la surenchère des « je » sclérosent l’espace politique, et souhaiter que soit réintroduit du « nous » – une dimension de classe, quoi ! – dans les luttes, et plus largement dans la société.

Quelle bonne nouvelle ce serait, si un tel désir se concrétisait !

VANINA
le 10 mai 2024
Illustration de tête : Odilon Redon