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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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La nuit espagnole du stalinisme
À contretemps, n° 11, mars 2003
Article mis en ligne le 13 août 2005
dernière modification le 4 novembre 2014

par .

Mary R. HABECK, Ronald RADOSH, Grigory SEVOSTIANOV
ESPAÑA TRAICIONADA
Stalin y la Guerra civil

Barcelona, Planeta, 2002, 628 p.

Parue à l’origine en 2001, aux éditions Yale University, Spain Betrayed est aujourd’hui disponible en espagnol. Cette somme documentaire sur la progressive mainmise du stalinisme sur l’Espagne républicaine en lutte, entre 1936 et 1939, contre le fascisme aura sûrement de quoi réjouir les tout derniers combattants anti-staliniens de cette génération de vaincus de l’histoire qui, des décennies durant, clama sa vérité dans le désert. À constater, cependant, les très faibles échos que suscita cette parution dans la presse espagnole, on peut s’interroger sur l’intérêt que cette histoire – pourtant fondatrice – éveille désormais chez les nouvelles générations, y compris militantes. Le désert, aujourd’hui, ne serait plus alors le produit d’un « mensonge déconcertant » ou d’un « grand camouflage », mais le résultat d’une aphasie post-moderne assez unanimement acceptée.

« Guerre juste », mythes et mensonges

Pourtant, cette œuvre, coordonnée par M. R. Habeck, R. Radosh et G. Sevostianov, trois universitaires américains, méritait, à l’évidence, qu’on s’y arrêtât et qu’on lui prêtât plus d’attention qu’aux récentes légèretés et divagations falsificatrices commises sur le même sujet par Elorza [1], l’officiel historien de l’Espagne réconciliée, car España traicionada – et c’est là sa force – interprète moins qu’elle ne prouve. S’appuyant, en effet, sur le dépouillement systématique des dernières archives consacrées à la guerre d’Espagne ouvertes à Moscou (Komintern, Politburo et services de contre-espionnage), l’ouvrage retient quatre-vingt-un documents – le premier datant du 22 juillet 1936 et le dernier du 16 février 1939 – et les reproduit in extenso : au total, 470 pages (sur 628) de logorrhée « kominternienne », dont la lecture, sûrement indigeste, se révèle pourtant absolument indispensable pour comprendre, de l’intérieur, l’implacable logique policière des massacreurs de la révolution espagnole.

« Guerre juste » s’il en fut, celle d’Espagne, nous rappellent les auteurs d’España traicionada, entra dans la légende comme celle du Bien contre le Mal et de l’obscurantisme contre la lumière. Autour d’elle, toute une littérature « antifasciste », savamment orchestrée et politiquement manipulée par le stalinisme – triomphant, puis dégénéré –, se chargea de lui conférer valeur de mythe absolu, en « héroïcisant » ces glorieux combattants des Brigades internationales (BI) qui livrèrent bataille contre le fascisme sous le ciel clair de l’Espagne indomptable avec, pour seuls bagages, courage et noblesse. La légende dura longtemps, et il n’est d’ailleurs pas dit qu’elle ne dure pas encore, sous une forme certes estompée ou fantomatique, mais encore assez vive pour redorer le blason loqueteux d’un « soviétisme » désormais livré aux invectives. À l’heure des bilans, les combattants du Jarama et les armes de l’URSS servent encore à démontrer que tout ne fut pas pourri du côté de la « patrie du socialisme ». Et pourtant…

« Aucun événement historique ayant les années 1930 pour toile de fond ne suscita autant de mensonges que la guerre d’Espagne », écrivit l’historien britannique Paul Johnson [2]. C’est peu de le dire, comme c’est peu de louer les quelques auteurs qui, en leur temps, s’attaquèrent sérieusement au sujet. On y reviendra. « L’Union soviétique, précisent les auteurs de España traicionada en introduction, exigea le prix fort à l’Espagne républicaine pour l’octroi de son aide. » Et ce tant financièrement – manipulations comptables en tout genre pour surfacturer les armes expédiées à la République – que politiquement – envoi massif d’agents du NKVD (police politique), du GRU (contre-espionnage militaire) et étroit contrôle des combattants volontaires des Brigades internationales. S’appuyant sur un parti communiste autochtone croupion, le stalinisme eut un double objectif : empêcher par tous les moyens le développement de la révolution sociale et jeter les bases, en Espagne, d’une démocratie populaire à sa botte. L’intérêt du livre de M. R. Habeck, R. Radosh et G. Sevostianov ne tient pas précisément aux révélations qu’il apporterait au lecteur averti – encore qu’il en livre quelques-unes –, mais plutôt à l’accumulation de preuves irréfutables sur la stratégie stalinienne en Espagne. Quand les archives parlent, les mensonges ont quelques chances de se dissiper, et celles du Kremlin sont finalement plus bavardes qu’on aurait pu le penser.

Des stakhanovistes de l’écriture

S’il est, en effet, un premier enseignement à tirer de cet ouvrage, c’est – manie de flic, sûrement – la passion monomaniaque des agents soviétiques pour le rapport circonstancié. Kilométriques et pointilleux, les comptes rendus qu’ils adressent à Moscou, par valise diplomatique, attestent à l’évidence d’un indéniable stakhanovisme de l’écriture. Envoyés le plus souvent au Komintern ou/et à Kliment Vorochilov (le « directeur »), commissaire à la Défense extérieure de 1925 à 1940, qui les transmettait au Politburo et à Joseph Staline (« le chef » ), ils dressent un étonnant tableau de cet univers complexe, tortueux et névrotique que formait cette armée des ombres dont les principaux généraux finirent le plus souvent par être rappelés au « centre » ou à la « maison » (Moscou) et désignés comme ennemis du peuple avant de disparaître [3] dans la vague de purges qui, à partir de 1937, liquida, avec le maréchal Toukhatchevski, 90 % du haut commandement soviétique et 70 % du corps des officiers de l’armée rouge. Mystère de la dialectique purgative… Évidents, pourtant, furent les services rendus au stalinisme par cette pléthore de fonctionnaires de police qui débarquèrent en terre inconnue – et combien inconnue ! – à partir d’août et septembre 1936 et qui, deux mois plus tard, étaient déjà plus de 700, entre conseillers militaires du RKKA (armé rouge), korporanty du GRU (services secrets et contre-espionnage), agents du NKVD (police politique), conseillers diplomatiques et économiques, vrais-faux journalistes et « kominterniens ». Tour à tour analystes, informateurs, délateurs et commis aux basses œuvres, ils furent la pointe avancée du stalinisme en Espagne.

« La guerre civile espagnole constitue encore aujourd’hui un événement lourd de sens. Elle est certes devenue matière historique, mais, pour nombre d’auteurs qui travaillent sur ce sujet, elle continue à représenter autre chose, une cause pour laquelle il faut encore lutter, un épisode historique particulier auquel ils se sentent attachés par des liens politiques ou romantiques. Une question demeure centrale, question qui résume à elle seule le fond du problème et dont la réponse varie selon les sympathies politiques : fallait-il, comme le soutinrent les communistes et l’Union soviétique, se préoccuper d’abord de gagner la guerre ou, au contraire, développer une authentique révolution sociale pour gagner la guerre, comme le défendirent le POUM et les anarchistes ? » Et, en effet, c’est bien cette « question centrale » qui établit les différences d’approche dans la copieuse bibliographie que la guerre d’Espagne a produite. Pour les synthétiser, on pourrait opposer la thèse de Burnett Bolloten [4], pour qui, davantage qu’un conflit entre démocratie et fascisme, la guerre d’Espagne libéra les énergies d’une profonde révolution sociale qui, seule, pouvait prétendre vaincre le fascisme à celle de Paul Preston [5], selon laquelle, la guerre opposant « le fascisme et une république populaire démocratique et antifasciste », la poussée révolutionnaire divisait le camp républicain. Les deux thèses achoppaient sur la nature même de l’intervention soviétique. Bolloten, qui, jeune journaliste américain, couvrit la guerre d’Espagne et se consacra par la suite à l’étudier par le menu, soutint que le rôle du stalinisme en Espagne fut double : d’abord, il détruisit le processus révolutionnaire, qui échappait à son contrôle ; ensuite, il avança progressivement ses pions jusqu’à obtenir la haute main sur l’appareil politique, l’armée et la police de la République espagnole. Preston, lui, dont l’ouvrage est « dédié aux combattants des Brigades internationales », adopta la version stalinienne de l’histoire, jusque et y compris dans ses plus absurdes dénégations ou perfidies sur une sainte alliance d’après-guerre entre « les trotskistes, les anarchistes et la CIA ». Pour M. R. Habeck, R. Radosh et G. Sevostianov, les documents présentés dans leur ouvrage « confirment en général la vision des événements » qui fut celle de Burnett Bolloten – mais aussi de Franz Borkenau, d’Anthony Beevor et de Pierre Broué et Emile Témime, entre autres. Ils ajoutent : « Que nos découvertes légitiment les résultats de leur recherche augmente nécessairement le respect que nous éprouvons pour ceux qui prouvèrent tant sans avoir eu accès aux sources que nous avons eu la chance de consulter. »

Il ne faudra pas chercher chez les auteurs de cet ouvrage une quelconque apologie de la révolution libertaire espagnole. Au contraire, on y trouve ça et là des commentaires dépréciatifs envers les anarchistes – et les secteurs désignés sous le terme vague et abusif « d’ultra-gauche », puisqu’il se rapporte essentiellement au POUM – et quelques lieux communs, comme l’attribution aux seuls libertaires de « l’incendie d’églises », pratique à laquelle, pourtant, d’autres forces de la gauche, y compris institutionnelle, s’adonnèrent également avec fougue dans les années 1930. Au plan politique, les sympathies de M. R. Habeck, R. Radosh et G. Sevostianov semblent plutôt aller vers un système de démocratie représentative garant d’un certain ordre social, ce dont on se félicitera pour au moins deux raisons : la première, c’est qu’on ne pourra pas les accuser de partialité idéologique ; la seconde, c’est que leur démonstration est d’autant plus forte que nombre de ceux qui, dans le camp républicain, se rendirent assez stupidement complices du stalinisme – républicains libéraux, catalanistes et socialistes – le firent par souci d’ordre et de préservation du système politique en vigueur avant guerre. La connivence objective entre les tenants d’une République à l’ancienne et des staliniens dont le projet était tout autre s’appuya bien sur une commune hostilité à la CNT, devenue désormais conquérante.

Les anarchistes en ligne de mire

« Pour le PCE et le Komintern, précisent M. R. Habeck, R. Radosh et G. Sevostianov, les anarchistes constituaient la plus grande menace qui fût », avant d’ajouter : « Dès le début de la guerre, c’est-à-dire avant que les anarchistes aient mis en pratique – ou même seulement articulé – leur stratégie, les staliniens avaient décidé de les écraser. » Dans un premier télégramme envoyé au PCE par l’IC et daté du 20 juillet 1936 (document 1), l’enjeu est, en effet, clairement défini : « Il est nécessaire d’adopter de toute urgence des mesures préventives contre les tentatives de sabotage des anarchistes, derrière lesquels se cache la main des fascistes. » En réponse [6], le PCE confirme, dès le lendemain (document 3)  : « L’unique obstacle est représenté par les anarchistes… S’ils persistent, il faudra leur appliquer la loi révolutionnaire. » C’est, par étapes, l’objectif que poursuivront, sans jamais l’atteindre tout à fait, les divers agents du stalinisme en Espagne. À lire cette prose, aucun doute n’est permis sur ce point. Pas plus que sur son corollaire : l’extrême difficulté qu’éprouvèrent les staliniens à comprendre le phénomène anarchiste espagnol et sa dimension de masse. D’où les contradictions nombreuses qui se dégagent du tout. Ainsi, quand Ilya Ehrenbourg, correspondant à Barcelone des Izvestia, note, « avec un certain optimisme », le 17 septembre 1936, dans un rapport à l’ambassadeur Marcel Rosenberg (document 11), que « l’influence de la FAI est en recul » et que García Oliver « est encore, au 9/10e, un anarchiste délirant », André Marty accorde, lui, le 10 octobre 1936, au même García Oliver, un brevet d’honorabilité en le présentant, dans un rapport au Komintern (document 15), comme « favorable à l’unité antifasciste et à la discipline ». Cherchant à trier les « bons » anarchistes des « mauvais », les éléments « sains » des « provocateurs », les « extrémistes » des « orthodoxes », les « honnêtes travailleurs » du « lumpen », la direction « anticommuniste » de la base ou la base « abusée » de ses « chefs », les scribes tournent visiblement en bourrique sans trop savoir à qui se fier. Sous la plume de Marty, de Gorev, d’Antonov-Ovseenko, de Ratner, d’Uritski, de Gerö ou de Togliatti [7], le mystère anarchiste demeure impénétrable. Cette « tradition très enracinée dans la conscience des travailleurs de ce pays, même non directement contrôlés par la CNT », comme l’écrit Rosenberg à Vorochilov le 26 septembre 1936 (document 13), relève, pour eux, de l’incompréhensible. L’importance des libertaires est « décisive », écrit Marty (document 15). « Ils font ce qu’ils veulent », renchérit Gorev (document 16). « Ils disposent de cadres nettement meilleurs que nous », assure Antonov-Ovseenko (document 21). La question qui se pose donc, et probablement la seule qui compte pour les staliniens, est aussi simplement formulable qu’elle est compliquée à résoudre : comment réduire leur influence ? Dans un premier temps, presque tous cherchent à tempérer leur ardeur répressive – que le rapport des forces rend, il est vrai, inenvisageable – et prônent une reprise en main graduelle de la situation. « Il ne faut pas chercher à les vaincre par les menaces… Leur concéder certaines choses n’a aucune importance. Après la victoire, nous prendrons notre revanche, et cela d’autant plus facilement que nous disposerons d’une puissante armée » (Marty au Komintern, le 10 octobre 1936, document 15). Quelques jours avant (25 septembre 1936, document 16), Gorev, agent du GRU, s’en tient à la même ligne : « Le développement de la révolution espagnole sera fort différent de celui de la révolution russe car il existe ici des forces qui n’existaient pas chez nous… La lutte contre les anarchistes sera inévitable après la victoire sur les blancs et elle sera sévère. » Admise par tous les agents soviétiques, cette perspective à long terme n’entraîne pas, cependant, une même vision du court terme. Pour le consul Antonov-Ovseenko et l’agent du GRU Iosif Ratner, par exemple, l’accession des anarchistes au gouvernement atténuera leur radicalisme et mettra un terme aux débordements révolutionnaires des origines. Il faut passer des accords avec les dirigeants de la CNT, conseille Ratner à Vorochilov (12 octobre 1936, document 24), et les convaincre de la nécessité de la discipline militaire et du commandement unique – déjà admise par certains, dont Durruti [8], précise-t-il – et de la transformation graduelle des « colonnes en organisation militaire normale ». Sans l’appui des anarchistes, indique Antonov-Ovseenko à Krestinski (18 octobre 1936, document 22), les masses ne montreront aucun enthousiasme pour la discipline militaire. Ainsi, les « stratèges » staliniens partagent le même point de vue – le retournement progressif du rapport de forces entre anarchistes et communistes –, mais hésitent sur la marche à suivre. « Nous ne savons pas comment faire, peut-on ainsi lire dans un rapport transmis par Georgi Dimitrov, secrétaire du Komintern, à Vorochilov le 30 juillet 1937 (document 46), pour libérer la classe ouvrière des chaînes de l’anarcho-syndicalisme. » Le problème est bien là.

Un « compliqué desordre social »

« Il est difficile de comprendre ce compliqué désordre social », écrit Marty au Komintern, le 10 octobre 1936 (document 15), avec des airs effarouchés de gardien de l’ordre. « Les anarchistes ont établi partout le contrôle ouvrier, ce qui revient à dire que les ouvriers sont devenus propriétaires des usines… À Madrid, ils ont même nationalisé les salons de beauté : leurs propriétaires et leurs employés auront le même salaire… Ils ne cessent d’insister sur leurs capacités constructives et portent aux nues les avantages de la collectivisation des terres. » Alors que Marty reconnaissait en privé le succès des anarchistes en matière d’organisation du travail, il décrit, dans un rapport au Komintern du 7 mars 1937 (document 35) la situation économique comme « l’anarchie économique organisée », ce qui, sous sa plume, on l’aura compris, s’apparente plus au chaos qu’à l’harmonie sociale. Dès le 23 juillet, soit moins d’une semaine après le soulèvement populaire contre le coup d’État, Dimitrov avait établi la ligne (document 5)  : « agir en donnant l’apparence de défendre la République ». Là encore, cette tâche ne fut pas simple à mener. Compliquée par la faiblesse du PCE et « le manque d’autorité de sa direction », souligné par Rosenberg et Marty – qui juge son bureau politique « terriblement primitif » et ses membres globalement incapables [9] –, elle se heurte à Largo Caballero [10], dont la chute devient rapidement l’objectif politique prioritaire des staliniens. Dans un rapport daté d’avril 1937 à Maksim Litvinov, commissaire aux Affaires extérieures de l’URSS (document 40), Ivan Gaikis, remplaçant de Rosenberg au poste d’ambassadeur, décrit le PCE comme « le défenseur de la loi, de l’ordre et de la légalité ». Comme tel, il est attaqué « non seulement par les réformistes et les anarcho-syndicalistes, mais aussi par les trotskistes locaux (POUM) ». Et de conclure : « Même au prix d’un fort affrontement interne », il faut obtenir « le départ forcé de Largo Caballero ». Le 15 avril 1937, Marty avance d’un pas (document 42)  : les opposants de gauche du PCE sont « des fascistes ou des semi-fascistes » et juge « absolument corrects » les conseils reçus de l’IC, précisant que « la crise doit être précipitée et, si nécessaire, provoquée ». Tout est prêt pour l’offensive de mai 1937.

Feu sur les « trotskistes » et les « bandits anarchistes »

La guerre d’extermination contre le POUM – systématiquement et abusivement qualifié de « trotskiste » pour bien l’assimiler à la figure honnie de l’exilé de Coyoacán [11] – apparaît rapidement d’une urgente nécessité aux staliniens. L’affaire relève pour beaucoup du règlement de compte interne au camp communiste. L’analyse politique des Soviétiques est cohérente : maillon faible du camp révolutionnaire, le POUM n’a pas la faveur des anarchistes et son implantation est réduite à la région catalane. Le reste relève de la pure logique policière : si la cible principale – les anarchistes – est frontalement inatteignable, l’élimination des poumistes, elle, est à la mesure des staliniens. Le premier rapport adressé au Komintern après les événements de mai 1937 date du 11 et est attribué à Codovila (document 43). C’est lui qui élabore la thèse de la conspiration « anarcho-trotskiste » (le putsch) et de la « passivité » de Caballero ; c’est lui qui annonce la découverte de « documents très intéressants prouvant la connexion des trotskistes espagnols avec Franco » [12] ; c’est lui qui met en place l’argumentaire légaliste des staliniens exigeant la mise hors la loi des poumistes. Au passage, il adresse un avertissement à ceux qui seraient tentés de les défendre (la « presse anarchiste ») et décerne des bons points aux dirigeants de la CNT-FAI qui ont « fait de grands efforts pour que les masses ne s’impliquent pas dans le putsch » (Valerio Mas, Mariano Vásquez et « d’autres », même si, précise-t-il, « les ministres anarchistes [García Oliver, Montseny et Peiró] ne déployèrent pas une grande énergie à la tâche »). Cependant, malgré la relative confiance que semblent lui inspirer les instances dirigeantes de la CNT-FAI, le rapport insiste sur la nécessité de « désarmer la FAI (si possible) » et d’en finir « avec le système terroriste des anarcho-syndicalistes », ce qui devrait pouvoir se faire vu la « haine énorme » qu’éprouve le peuple pour « les anarchistes et les fascistes ». Pour en finir avec le POUM et les libertaires, le rapport recommande de s’appuyer « sur les socialistes centristes de Prieto et sur Negrín, ouvertement hostiles aux anarchistes ». Quant à Largo Caballero, « le parti peut arriver à un accord avec lui », à condition qu’il ne soit plus chef du gouvernement (« un poste honorable pourrait lui être proposé »). Si la Catalogne est « libérée des bandits anarchistes », tout devient possible. Quelques jours plus tard, le 19, Semyon Uritski, qui a remplacé Yan Berzin à la tête du GRU, écrit à Vorochilov (document 44) que Barcelone a été le théâtre d’un putsch organisé par « l’aile extrémiste [des anarchistes] en alliance avec le POUM » et préparé « longtemps à l’avance ». Le but des « anarchistes extrémistes », ajoute-t-il, était « d’en finir avec la petite bourgeoisie ». Bel exemple de réécriture simultanée de l’histoire, ce rapport livre ce qui deviendra la version stalinienne officielle des événements.

En juin 1937, le nouveau gouvernement Negrín, sous influence communiste, lance l’offensive judiciaire contre le POUM à travers la création d’un tribunal d’exception chargé de juger les cas d’espionnage et de haute trahison. Andreu Nin a été assassiné et plus d’un millier de militants du POUM peuplent les prisons. La CNT joue la solidarité en affiliant les militants recherchés et en les intégrant à ses unités militaires pour les protéger des staliniens, mais la CNT elle-même est en déclin. Pourtant, dans un rapport déjà cité, attribué à Togliatti et envoyé au Komintern (30 juillet 1937, document 46), la direction de la CNT est toujours désignée comme l’ennemi à abattre. Définie comme fondamentalement « anticommuniste », elle se voit accusée de chercher l’alliance avec Largo Caballero et les socialistes de gauche, de se livrer à « la plus insidieuse campagne de calomnies, d’injures et de mensonges contre l’URSS qu’on puisse imaginer », de « jouer, avec les trotskistes, la sécession de la Catalogne » et d’organiser la désertion sur les fronts « pour aider les fascistes ». À la demande d’Uritski, les « prédicateurs » du GRU ont fourni au « centre », avant mai 1937, une « liste noire » (document 54) des commandements de l’armée républicaine annotée de commentaires sur la fiabilité dont on peut les créditer [13]. Le 15 août 1937, sitôt nommé chef du gouvernement, Negrín interdit, par décret, la moindre critique à l’égard de l’URSS, « nation amie par excellence ». Dès lors, tout journal qui se risque à insinuer que l’armement qu’envoient les Soviétiques a été préalablement payé par la République, tombe sous le coup de la censure d’État. Ainsi, la fable de l’ « aide désintéressée » de la patrie du socialisme devient ritournelle [14].

La contre-révolution en marche

Le 30 août 1937, dans un rapport à Dimitrov (document 62), Togliatti se plaint pourtant de la faiblesse de la propagande du PCE et de sa difficulté à contrôler la nouvelle armée populaire où, malgré l’épuration du POUM, se réfugient encore « nombre de traîtres, de gens suspects et d’agents de l’ennemi ». Craignant la constitution d’un bloc d’opposition formé par le POUM et la CNT, qui contrôle, écrit-il, « presque toute l’économie », il indique que la seule issue possible serait de « se débarrasser des anarchistes ». Pour se faire, il sera nécessaire de lancer, « de la base, des actions à grande échelle ». « La dissolution du Conseil d’Aragon, ajoute-t-il, fut un coup dur pour les éléments anarchistes “ irresponsables ” et “ responsables ”, et elle produisit des résultats d’autant plus positifs que l’organisation anarchiste ne fut pas capable de s’opposer à cette mesure gouvernementale, très précisément dirigée contre eux. Cette passivité contribua à diminuer leur autorité et sema la discorde dans ses propres rangs. » Codovila, de son côté, indique au même Dimitrov, le 8 septembre 1937 (document 61), que le nouveau gouvernement préside aux destinées d’une « république de type nouveau », d’une « démocratie populaire », même si la population est toujours sensible aux arguments des « révolutionnaires immatures ».

D’après les chiffres avancés par M. R. Habeck, R. Radosh et G. Sevostianov, « l’armée populaire regroupe, en septembre 1937, 575 000 hommes, organisés en 152 brigades. Les Brigades internationales y sont intégrées. L’armée est alors sous contrôle du PCE. À 60 %, les postes de commandement sont assurés par des communistes. Sur 11 chefs de corps d’armée, 5 sont communistes. Sur 72 commandants de brigades, 56 sont communistes. Les commissaires, chargés du contrôle politique et idéologique de l’armée, sont quasiment tous communistes ou socialistes pro-soviétiques et le PCE dispose de représentants dans toutes les unités militaires ». À l’automne 1937, profitant du rapport de forces, les staliniens passent à l’offensive en prenant le contrôle du Service d’investigation militaire (SIM), créé par le socialiste Indalecio Prieto, et en le transformant en organe de chasse aux dissidents du stalinisme au service du NKVD et du GRU. Tout opposant à la ligne du PCE devient désormais potentiellement un espion ou un membre de la cinquième colonne. Au début de 1938, toutes les conditions que les Soviétiques eux-mêmes ont posées pour « gagner la guerre » – la révolution, elle, est bien perdue – sont remplies : l’armée républicaine est sous contrôle politique ; la stratégie militaire relève des conseillers du GRU ; les socialistes « traîtres » (les « caballéristes » d’abord, les « priétistes » ensuite) ont été écartés du pouvoir ; le « venin trotskiste » a été dissous dans les « tchekas » du SIM ; la CNT-FAI, étroitement surveillée, a perdu une grande partie de son influence. Tous les objectifs sont donc atteints. Pourtant, sur les fronts, c’est précisément à ce moment-là que rien n’avance, ou plutôt que tout recule.

De l’ordre comme figure du fiasco

Longtemps les porte-plume assermentés ou craintifs du stalinisme accordèrent aux combattants à l’étoile rouge un enviable sens de l’efficacité – autre que policière, s’entend. A défaut d’humanité, on ne leur contestait pas une prédisposition, et même un don pour la stratégie militaire. Pourtant, au simple examen des batailles qu’ils planifièrent pendant cette guerre d’Espagne, terrain de choix pour leurs « stratèges », l’observateur de bon sens est en droit de mettre en cause cette réputation autoproclamée et très largement usurpée. S’il s’en garda avec une belle constance, il faut sans doute y voir, là encore, un effet persistant de la servitude intellectuelle volontaire.

Avant de prendre en main toutes les commandes de la machine de guerre, les staliniens se livrèrent à une intense campagne de dénigrement des chefs militaires d’obédience socialiste [15] ou républicaine. Quant aux milices anarchistes, elles furent systématiquement montrées du doigt et leurs responsables, à l’exception de Durruti, désignés comme incompétents. Aucune victoire militaire de la République, répétaient les propagandistes du stalinisme, n’était envisageable sans transformation des milices ouvrières et paysannes en armée régulière, sans nomination de « commissaires militaires » et « politiques » dans les unités, sans présence massive d’experts dans l’appareil de direction de l’armée. Sur tous les points, ils eurent gain de cause. Quant à l’armement, la question de son contrôle ne se posait pas, puisque, venant d’URSS, il lui était acquis. Or, la liste des batailles perdues, à partir de mi-1937, est impressionnante : Brunete, Belchite, les fronts du Nord, Teruel et, pour finir, la catastrophique déroute de l’Èbre. La copieuse historiographie de la guerre d’Espagne s’est montrée le plus souvent discrète sur ce point. Majoritairement alignée sur l’optique communiste, elle s’est contentée d’attribuer les défaites de l’armée désormais « populaire » à la supériorité numérique et tactique de l’ennemi, en omettant de signaler que l’inversion du rapport de forces au sein du camp républicain eut un tel effet de démoralisation sur des combattants progressivement commandés par des officiers-machines et transformés en chair à canon qu’inévitablement il scia l’enthousiasme et assura la défaite, ce que prouvent bien des documents publiés dans España traicionada.

Ainsi, à l’été 1937, Grigory Shtern (Sebastián), Vital Gayman (Vidal), Meretskov, Somonov et Togliatti (documents 48 à 51) font simultanément état du « pessimisme », de la « démoralisation », du « manque d’enthousiasme » et de la « fatigue morale » des combattants, essentiellement ceux des Brigades internationales, dont on signale des « désertions collectives ». Le 16 août 1937 (document 64), Gerö se plaint que la population ne coopère pas avec les communistes et protège les poumistes. Le 15 septembre 1937 (document 65), Togliatti, qui est devenu l’homme fort de Moscou en Espagne, signale au Komintern l’état de dépression où se trouve la classe ouvrière et critique le sectarisme du PCE – dont il rend Codovila responsable – et son incapacité à se gagner les sympathies ouvrières. Le 22 octobre 1937 (document 59), le commissaire politique Kachelin – qui sera dénoncé peu de temps après par le journaliste et conseiller Kolstov comme « provocateur et démoralisateur » – critique le comportement hautain des conseillers soviétiques et l’usage abusif des termes « fasciste ou défaitiste » pour disqualifier leurs adversaires. Le 14 décembre 1937 (document 60), un long rapport du général Kléber (Manfred Stern [16]) à Vorochilov, s’attarde sur l’incompétence de ces « commandants secrets », capables de faire et de défaire les batailles et se contredisant sans cesse. Le 14 janvier 1938 (document 70), le général Walter (Korol Sverchevski) dénonce le trop-plein d’officiers et l’inefficacité des internationaux, ce que confirme Jules Dumont, en charge de la XIVe brigade.

De l’épuration a la réécriture de l’histoire

Le 26 juillet 1938 (document 73), Wilhelm Zeisser (Gómez), communiste d’origine allemande et agent du GRU, informe Vorochilov du travail de rééducation opéré, à la base d’Albacete, sur les « brigadistes ». Cet important rapport indique qu’en trois mois, 4 000 internationaux sont passés par le « camp de concentration » (dit camp Lukács) d’Albacete. Ce chiffre – considérable – prouve l’évident état de démoralisation où se trouvaient les « brigadistes ». Zeisser estime que 80 % d’entre eux en sortirent « rééduqués », ce qui laisse supposer que les 20 % d’irrécupérables restants subissaient le même sort que les « éléments peu fiables », l’exécution. Le rapport de Zeisser est d’autant plus précieux qu’il donne en annexe un tableau statistique sur les « brigadistes » (combattants par nationalité, tués au combat, blessés, etc.), qui aura le mérite de clore le débat sur les chiffres. Celui qu’avance Zeisser (31 969) diffère d’ailleurs très peu de celui de 32 000 qu’a pu donner l’historien Michael Jackson [17]. Là où la statistique est particulièrement intéressante, c’est quand elle fait état, au 30 avril 1938, de 15 992 combattants encore présents en Espagne. Par soustraction du nombre de morts (4 575) et de blessés et disparus (5 062), il apparaît que 5 740 combattants n’entrent dans aucune case : il s’agit du nombre de déserteurs et de purgés, soit 18 % des internationaux partis, sous la bannière du Komintern, combattre le fascisme en Espagne. Le 7 septembre 1938 (document 74), Dimitrov et Manuilsky transmettent à Vorochilov, au nom du Komintern, la demande de Marty et du bureau politique du PCE d’évacuer d’Espagne les derniers 5 000 internationaux – « démoralisés » et « épuisés », précisent-ils. Deux mois plus tard, le colonel Sverchevsky, agent du GRU, dans un autre courrier adressé à Vorochilov (20 novembre 1938, document 75), émet la crainte que les « brigadistes » de retour d’Espagne, abandonnés à leur sort, puissent être recrutés par les « trotskistes » et divers services de renseignement hostiles à l’URSS ou devenir « otages de nos ennemis, de classe ou d’un autre type ». Comme quoi la confiance régnait …

Parallèlement (document 77), le même Sverchevsky évoque les erreurs stratégiques commises par les conseillers soviétiques pendant le siège de Madrid, et lors des batailles de Brunete et de Teruel, mais aussi leur prédisposition à s’attribuer les victoires (Guadalajara) en laissant la responsabilité des défaites aux Espagnols. Mais, à la fin 1938, le désastre pointe et, pour les staliniens, la seule tâche qui compte, désormais, consiste à se dédouaner de leurs propres responsabilités. Pour ce faire, l’appareil de propagande se met en branle, fournissant, comme en mai 1937, un nouvel exemple de réécriture simultanée de l’histoire. À ce titre, le rapport de Gerö du 23 novembre 1938 (document 80) au Komintern, transmis par Dimitrov à Staline, est un modèle du genre. L’histoire, y écrit le futur flic de Budapest, imputera le poids de la défaite « à Largo Caballero – qui a tout fait pour s’opposer à la fusion entre socialistes et communistes » –, aux « trotskistes » (que Gerö continue de voir partout, alors que l’épuration a été, d’après ses propres termes, « menée à bien »…) et aux anarchistes. Longtemps, cette version stalinienne du conflit espagnol aura la faveur des « professionnels » de l’histoire, qui lui conférèrent un scandaleux brevet de respectabilité scientifique.

Une prophétie orwellienne

« La guerre d’Espagne, écrivit à chaud George Orwell [18], a sans doute fourni une moisson de mensonges plus abondante que tout autre événement survenu depuis la Grande Guerre de 14-18, mais je me demande sincèrement si, en dépit des hécatombes de nonnes violées et crucifiées sous les yeux des reporters du Daily Mail, ce sont les journaux pro-fascistes qui ont fait le plus de mal. » Et, poursuivant, il ajoutait – on nous pardonnera la longueur de la citation, mais sa valeur prophétique le justifie amplement : « Jusqu’à ces derniers mois [NDLR : été 1937], les anarcho-syndicalistes étaient présentés comme des gens “œuvrant loyalement” aux côtés des communistes. Puis les anarcho-syndicalistes furent écartés du gouvernement. Il apparut alors que leur loyauté n’était pas aussi parfaite qu’on le croyait, et aujourd’hui ils sont quasiment des traîtres. Après, ce sera le tour des socialistes de gauche. Caballero, l’ex-Premier ministre, socialiste de gauche qui était jusqu’à mai 37 l’idole de la presse communiste, est aujourd’hui rejeté dans les ténèbres extérieures, qualifié de trotskiste et d’ “ennemi du peuple”. Et la farce continue, avec à son terme logique un régime où tous les partis et journaux d’opposition seront interdits, et tous les opposants de quelque notoriété en prison. Un tel régime sera à l’évidence un régime fasciste. Ce ne sera pas le fascisme que Franco voulait imposer, il sera même préférable au fascisme de Franco dans la mesure où il aura mérité qu’on se batte pour lui, mais ce n’en sera pas moins un fascisme. À cette seule différence qu’étant l’œuvre de communistes et de libéraux, il recevra une autre appellation. » À quelques jours du désastre final, rapporte España traicionada, Litvinov reçut un rapport d’un de ses agents (document 79) faisant état d’une rencontre avec Negrín au cours de laquelle le chef du gouvernement espagnol – qui regrettait que les dirigeants socialistes historiques (Prieto, Caballero, Besteiro) eussent empêché l’unification du PSOE et du PCE – manifestait un profond accord avec les Soviétiques et leur proposait la création d’un Front national présidé par lui et politiquement contrôlé par eux. Ce faisant, le « socialiste » Negrín jetait les bases d’une démocratie populaire du même type que celles qui permirent au stalinisme de prendre le pouvoir à l’est de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. L’Espagne aurait alors vécu, comme l’écrivait Orwell, un « fascisme sous une autre appellation ». Si le livre de M. R. Habeck, R. Radosh et G. Sevostianov est important, on l’aura compris, c’est qu’il le prouve.

José FERGO