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D’un mai 68 lyonnais : entretien avec Daniel Colson
Article mis en ligne le 26 juin 2016
dernière modification le 25 juin 2016

par F.G.


■ Cet entretien avec Daniel Colson fut réalisé en 2008-2009. Il devait, en principe, aborder un cadre plus vaste, mais le projet se heurta au mur apparemment infranchissable de nos quotidiens surchargés. Il n’en demeure pas moins que cette partie consacrée à l’effervescence libertaire lyonnaise entre 1966 et 1976 – et pour beaucoup à la manière dont les jeunes libertaires de cette époque, dont Colson, vécurent mai 68 – méritait, d’après nous, d’être sortie de nos tiroirs à archives non classées. Pour faire mémoire commune.



Quelle idée de l’anarchisme te faisais-tu avant 68 ?

En dehors des lieux communs, j’ignorais presque tout de l’anarchisme avant 68. Avant d’arriver à Lyon en première année de sociologie, en septembre 1966, j’avais fait deux ans de « philosophie » au Grand Séminaire de Clermont-Ferrand. L’enseignement de philosophie y était nul, mais j’avais profité de ma solitude pour faire de nombreuses lectures, en particulier Paul Ricœur – qui n’était pas encore connu comme ça devait être le cas trente ans plus tard – et surtout Bergson, le Bergson de L’Évolution créatrice, ouvrage qui a provoqué en moi un choc considérable, un véritable enthousiasme. En arrivant à Lyon j’étais donc « bergsonien », pas au sens du Bergson très technique de Matière et mémoire – un livre où je ne comprenais rien –, ni du Bergson religieux et tardif des Deux sources de la morale et de la religion, que j’ai trouvé pauvre et insipide, mais au sens du Bergson panthéiste et naturaliste de L’Évolution créatrice. J’ignorais évidemment tout de l’importance qu’eut Bergson pour le syndicalisme révolutionnaire d’avant 1914, mais aussi que cet auteur – presque unanimement méprisé – était, alors, la grande référence de Deleuze. En arrivant à Lyon j’étais donc bergsonien, mais j’étais tout seul à l’être, puisque tous ceux qui se réclamaient d’un projet politique étaient marxistes. J’ai polémiqué quelque temps avec eux, au nom de la « liberté » liée à la nature et à la « vie », et puis je me suis mis au marxisme, moi aussi, pour voir de quoi il s’agissait et, très vite, sinon dès le début, pour pouvoir réfuter un ensemble de théories qui, à la fois me fascinaient un peu – le style de Marx, mais aussi de Lénine, est assez étonnant – et me répugnaient profondément par leur cynisme et leur scientisme.

C’était quoi le marxisme universitaire, à Lyon, en 1966 ?

C’était un marxisme politique lié à un mouvement politique qui, au fil des mois, est devenu de plus en plus hégémonique. Il se réclamait de la Chine de Mao et de son refus du « révisionnisme » russe. Ces « prochinois » appartenaient – me semble-t-il – au Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF), une dissidence du Parti communiste français (PCF). Ses leaders étaient donc d’origine communiste, mais très vite leur mouvement a gagné à sa cause un grand nombre d’étudiants d’origine catholique proche de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) et du Parti socialiste unifié (PSU). En quelques mois, ce mouvement des « cathos de gauche », alors très puissant en fac, s’est défait pour rallier les « prochinois ».

Finalement, tu aurais pu toi-même être attiré par cette voie…

Effectivement, mais ce ne fut pas le cas – et il resterait à comprendre pourquoi. Non seulement je ne fus pas attiré par cette voie, mais, avec quelques autres étudiants de sociologie – dont pratiquement aucun « catho de gauche » –, nous avons constitué un groupe informel qui s’est opposé aux « prochinois » et à ce qui subsistait comme courant de la gauche chrétienne (UNEF et PSU). Au cœur de cette démarche, il y avait Jacques Flauraud, quelqu’un d’important pour moi. Flauraud était entré à la fac par raccroc. Il habitait dans le Vieux-Lyon, quartier alors très populaire. Marié et père d’une petite fille, il avait deux ou trois ans de plus que nous. Il était originaire d’une famille du quartier, une famille ouvrière et marginale, avec plusieurs frères et sœurs. Il avait été quelque temps au PC. C’était une sorte d’aventurier qui ne craignait pas l’affrontement physique. Avec lui et quelques autres originaux, nous avons donc formé, pendant deux ou trois ans, un groupe radicalement autonome. À aucun moment, il ne fut question d’adhérer à quelque organisation que ce soit. Nous tenions à être un groupe informel, mais qui soit capable de tenir tête, y compris théoriquement, à toutes les organisations existantes.

Et quelles étaient vos activités ?

En dehors de nos liens d’amitié, de solidarité et de fête – on a beaucoup joué aux cartes en ce temps-là – et parallèlement à notre présence dans les nombreux mouvements d’agitation et dans les polémiques qui agitaient la fac, notre activité organisée était à la fois théorique et politique.

Commençons par la théorie…

Avec d’autres étudiants venant d’autres disciplines que la socio, de sciences en particulier, nous avons créé, en 1967, un groupe de travail théorique, avec exposés et lectures collectives. C’est ainsi qu’on a lu presque entièrement le Livre I du Capital de Marx, qui n’est pas forcément le plus facile. Ce groupe de travail a mis fin à ses activités en mai 68, très précisément le soir, puis la nuit dite des barricades, à Paris [1], que nous suivions à la radio. Dernièrement, à l’enterrement d’une copine, une de ses sœurs est venue m’expliquer comment, étudiante d’anglais, elle s’était longuement préparée pour un exposé qu’elle devait faire ce soir-là, sur Marx évidemment, et qu’elle n’avait (hélas ?) pas pu le faire compte tenu de l’actualité. En effet, tout le monde écoutait la radio.

Mais quel était le but de cette immersion en théorie ?

Il s’agissait de nous aider à penser la situation d’alors, grâce à Marx et au marxisme donc, mais aussi à combattre l’extrême gauche organisée, maoïste ou trotskiste. C’était beaucoup de travail intellectuel à fournir, et c’est pourquoi nous avons vécu comme une sorte de délivrance et d’illumination la découverte de Socialisme ou Barbarie (S. ou B.) à travers la lecture de vieux numéros de la revue, sans doute ramenés de la librairie parisienne La Vieille Taupe – celle d’avant, bien sûr [2]. Je me souviens, par exemple, de nos premières lectures à voix haute des articles de Chaulieu et de Cardan [3] où tout ce que nous devinions ou cherchions à tâtons, se trouvait exposé clairement et en quelques mots. À la veille de 68, nous nous sentions beaucoup plus forts. Nous avions même le sentiment d’être liés à un puissant et ancien courant ouvrier et révolutionnaire – les anti-léninistes –, sentiment qui nous permettait de penser, sans compromis possible, la ligne de partage que nous avions tracée entre nous et tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, se réclamaient du léninisme.

Il n’y avait pas beaucoup d’anarchisme là-dedans…

C’est vrai. Le seul anarchiste patenté que nous connaissions alors, c’était Michel Marsella, qui était de notre promotion. À nos yeux, Marsella menait de nombreuses et mystérieuses activités avec le mouvement anarchiste lyonnais d’alors – dont il était pourtant en partie détaché –, avec la mouvance dite ultra-gauche ou plus ou moins situationniste – quelques individus dans les différentes facs – et avec un groupe lyonnais de la trotskiste Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), un groupe atypique qui se réclamait du luxemburgisme. Nous étions unis face aux « ML » (marxistes-léninistes). Pour ce qui nous concerne, nous avions des liens étroits avec Marsella. Je suis même à peu près sûr – mais pas complètement – qu’il a fréquenté les séances de travail de notre groupe, en particulier lorsque nous avons lu Le Capital de Marx, et plus précisément le difficile passage sur la « valeur ». Marsella ne défendait pas l’anarchisme comme théorie ; il s’intéressait au marxisme, qui semblait alors indépassable, comme disait Sartre. Il est probable que c’est par Marsella que nous avons eu accès à S. ou B. En fait, il me semble bien que Marsella n’appartenait, à cette époque, à aucun groupe. Il circulait de l’un à l’autre, porteur d’une sorte de radicalité mystérieuse. J’ai donc bien rencontré l’anarchisme, pour le moins dès 1967, mais en la personne atypique – pour l’anarchisme d’alors – de Michel Marsella et, à travers lui, avant de les connaître directement, de son père, Antoine, un anarchiste individualiste, et de sa mère, Marie-Louise, qui est devenue par la suite une amie et à qui j’ai dédié mon Petit Lexique de l’anarchisme. La rencontre, puis la fréquentation de Michel Marsella et, par la suite, de ses parents, ont certainement joué un rôle décisif dans mon implication ultérieure dans l’anarchisme.

Tu as évoqué l’activité théorique de ce groupe informel auquel tu participais. Et, pour ce qui concerne la politique proprement dite, quelles étaient vos activités ?

À côté du travail théorique, mais de façon beaucoup moins déterminante, notre activité politique tournait essentiellement autour de la guerre du Vietnam. La majorité d’entre nous faisions partie d’un Comité Vietnam sur le quartier du Vieux-Lyon. Nous y étions mêlés à quelques cathos de gauche, mais surtout à un certain nombre de personnes très proches de nous dans le domaine des idées – et du tarot. La plupart des participants n’étaient pas étudiants, mais salariés. C’est au sein de ce Comité Vietnam que j’ai connu Georges Laurent, qui jouera un rôle important dans la suite de mon existence.

Votre comité se situait-il plutôt du côté des Comités Vietnam de base, contrôlé par les maoïstes, ou du Comité Vietnam national, sous influence trotskiste ?

Là encore, il était complètement indépendant ; on faisait nous-mêmes nos propres affiches. À Lyon, tous les comités Vietnam étaient des appendices des « prochinois ». Sauf deux, le nôtre et le Comité des pentes de la Croix-Rousse, qui était tenu par une petite secte dissidente des « prochinois », composée de partisans de… Liu Shaoqi [4]. Violemment haïs – et menacés – par leurs frères ennemis et se sentant un peu seuls, ils avaient demandé à nous rencontrer. C’était un groupe d’ouvriers très sympathiques, mais qui fonctionnait comme une véritable secte. Nous avons répondu à leur désir en nous rendant à deux ou trois dans leur local, mais lorsqu’ils nous ont expliqué que la ligne prolétarienne c’était de se lever tôt pour coller des affiches et que la ligne bourgeoise c’était de rester au lit, nous avons vite compris qu’il n’y avait rien à attendre d’une éventuelle association avec eux…

Et que sont-ils devenus, ces sectateurs de Liu Shaoqi ?

Après nous être perdus de vue, nous nous sommes retrouvés plus tard. Ils avaient dissous leur organisation et monté une imprimerie coopérative (IPN). Ce sont eux qui ont longtemps imprimé notre revue, Informations rassemblées à Lyon (IRL). Nous avons même acheté du matériel d’impression en commun : une Composphère. Des copains anars sont entrés dans la coopérative, qui est devenue libertaire et a changé de nom (AIPN), avant de disparaître à son tour. L’actuel imprimeur de l’Atelier de création libertaire (ACL), Pierre Diviani, est un ancien ouvrier libertaire d’AIPN, où il a appris son métier. Il est aussi l’un des membres fondateurs des « Amis de La Gryffe », notre librairie, dont il a fait partie dans sa jeunesse.

Puis Mai 68 arriva, avec son cortège de bouleversements, de remises en cause, de ruptures, d’illusions. Tu étais donc étudiant de socio à l’époque. Comment les choses se sont-elles déroulées dans les facs de Lyon ?

Il est difficile de dire l’importance que ces événements ont eue pour moi, pour nous et pour beaucoup d’autres qui, comme nous, ne s’y attendaient pas. Je veux dire qui ne s’attendaient pas à devoir changer autant à la faveur de ces événements. Les maoïstes ont vite quitté les facs pour aller aux « portes des usines ». Du jour au lendemain, ils ont décrété que les étudiants étaient des « petits bourgeois ». En fait, les raisons politiques avancées masquaient l’impasse où ils se trouvaient. La réalité, c’était qu’ils étaient vaincus par les événements, que leur position était devenue intenable et s’ils n’étaient pas partis, c’est nous qui les aurions fait partir. Tout le mouvement d’occupation des facs s’est opéré sur la base de nos positions – celles de notre groupe originaire de socio, du groupe luxemburgiste de la JCR, des anarcho-situationnistes de sciences et de lettres, proches du Mouvement du 22 mars de Nanterre, et d’une foule d’inorganisés – que Flauraud, contre notre avis, désignait de façon méprisante du terme de « pingouins ». Il est vrai que le responsable de la défense des facs était en même temps un officier de réserve de l’armée française. Paradoxalement, avec les événements, Flauraud a commencé à perdre plus ou moins ses marques et à se retrouver en retrait, d’où, sans doute, sa rage contre les dits « pingouins ».

D’après ce que tu dis, les organisations politiques d’extrême gauche ne jouèrent aucun rôle déterminant dans le mouvement d’occupation des facs lyonnaises ?

Oui, et c’était important pour nous – le groupe informel de socio, je veux dire –, toutes les organisations avaient disparu, y compris les deux groupes anarchistes de Lyon, déjà fortement chancelants avant les événements : le groupe des vieux – « Élisée Reclus » – et le groupe des jeunes – « Bakounine ». À vrai dire, ce n’est qu’après les événements que j’ai appris la disparition des deux groupes anarchistes de Lyon.

Et votre Comité Vietnam, il est devenu quoi ?

Il s’est transformé en Comité de quartier du Vieux-Lyon. Quelques-uns des anciens membres du Comité Vietnam, plutôt humanistes et cathos, ont préféré partir, mais ils ont été rapidement remplacés par des « jeunes travailleurs » d’un foyer du même nom, qui se trouvait dans le coin et dont le directeur, Georges Laurent, particulièrement apprécié des jeunes en question, était, comme je l’ai déjà dit, un ami. C’est sans doute de ce hasard géographique qu’est née la légende – peut-être de source policière – sur le caractère « ouvrier » du Comité du Vieux-Lyon [5].

Quels étaient les objectifs de ce Comité du Vieux-Lyon ?

Rien de moins que de créer l’embryon d’une prise de pouvoir local. C’est Georges Laurent, membre non étudiant de notre groupe informel et l’un des futurs fondateurs d’IRL, qui tenait le plus à cette idée. La création de notre comité a eu lieu le jour – ou le lendemain – de l’occupation des usines Berliet. Avec Georges Laurent, nous avons fait, en 2 CV, le tour de la grande usine de Vénissieux, où des centaines d’ouvriers s’affairaient pour organiser l’occupation. Au vu de ce qui se passait, notre conviction était faite. Le soir même – ou le lendemain –, on occupait la Maison des jeunes du quartier, qui est restée le siège du comité au cours des semaines qui ont suivi. Très grandes étaient, alors, nos espérances. On envisageait sérieusement de s’emparer, dès que les conditions le permettraient, du commissariat voisin – et de ses armes.

C’était osé…

Un petit souvenir pour donner une idée du caractère hardi de Georges Laurent. La « nuit des barricades » [6], du côté de la presqu’île, Georges avait reçu des petits éclats métalliques de grenades dans le mollet. Ce n’était pas très grave, mais il avait été conduit à l’hôpital pour se les faire enlever. Il en était ressorti aussitôt, et nous nous étions retrouvés par hasard dans une des rues de la presqu’île où il y avait des travaux. Il était très tard et il n’y avait plus personne dans cette rue. Je me suis laissé entraîner par lui à démolir une palissade, à récupérer des pierres et des morceaux de ciment au moment où passait – à toute vitesse – un convoi de camions de gardes mobiles – vides heureusement – que nous avons aussitôt entrepris de « caillasser ».

L’heure était à l’action directe…

Oui, mais les conditions n’étaient pas réunies. Elles l’ont d’ailleurs été de moins en moins. À part une brève occupation de la mairie à laquelle, étant absent, je n’ai pas participé, le comité a vivoté avant de disparaître au lendemain de la grande manifestation gaulliste de Paris. À partir de ce moment-là, dans le quartier, l’opinion s’est brusquement retournée contre nous. On le sentait sur les marchés, où nous distribuions des tracts et organisions des collectes pour les grévistes.

L’expérience du Comité du Vieux-Lyon fut finalement décevante.

Très décevante, mais ce comité de quartier a, cependant, contribué, avec d’autres, à réunir différents courants « libertaires », « autonomes » ou, plus précisément, indépendants, n’appartenant à aucune organisation et s’étant fondus naturellement dans les événements. Un bulletin a paru – mais plutôt à la rentrée de septembre, me semble-t-il –, qui donnait la parole aux différents comités de quartier de Lyon. Si je ne me trompe pas, à l’origine de ce bulletin se trouvait Sylvain Massé, un des leaders du courant « anarcho-situationniste » déjà évoqué. Sylvain avait été mêlé aux polémiques, dissidences et exclusions successives au sein de la Fédération anarchiste (FA) au cours des mois précédant mai 68 et sera le futur animateur du premier IRL [7]. En juin, très tôt donc, Françoise Routhier – leader du groupe de la JCR de Lyon, une ancienne militante des Jeunesses communistes (JC) ayant fait dissidence de la JCR (surtout parisienne), et qui était de plus en plus proche des courants ultra-gauches et anarchistes comme ceux de Sylvain – a été à l’origine d’une réunion pour faire le bilan des expériences de chacun. On était une vingtaine. En phase avec la méthodologie un peu sociologique de l’époque, la discussion a été enregistrée. Le Centre de documentation libertaire de Lyon possède une version écrite de cet enregistrement.

Quel type de relations existait-il, au sein de ces courants libertaires informels, entre les étudiants et les ouvriers ?

Sur ce point, j’ai le souvenir assez précis d’une rencontre. Ce devait être fin mai ou début juin – mais ce pourrait être aussi en septembre. Sans doute à l’appel du comité de Vaise, nous nous sommes retrouvés dans une grande arrière-salle de café de ce quartier – actuellement 9e arrondissement de Lyon –, un quartier alors très ouvrier et rempli d’usines – contrairement au Vieux-Lyon, populaire mais sans usines. Nous étions une bonne cinquantaine, moitié étudiants, moitié ouvriers de l’usine d’à côté – Plastimer, me semble-t-il. Les étudiants présents appartenaient tous aux divers courants dont j’ai déjà parlé et que l’on peut, après coup, qualifier de « libertaires », même si leurs références idéologiques relevaient davantage du marxisme non léniniste que de l’anarchisme proprement dit – qui, lui, n’était représenté par personne. En fait l’étiquette anarchiste nous était surtout collée par les autres – qui ne se trompaient pas d’ailleurs sur notre compte –, étiquette que même les plus marxistes ou marxisants d’entre nous finissaient par accepter comme un plus un peu folklorique et provocateur, mais aussi, sans aucun doute, avec le sentiment qu’il y avait quelque chose d’important derrière cette qualification, historiquement tout du moins. Je ne me souviens plus du contenu exact de la discussion, mais seulement de la chaleur de cette rencontre, de la façon dont les ouvriers présents nous racontaient comment leur propre mouvement était parti de ce qu’ils entendaient sur les étudiants à la radio, de leur admiration pour leur courage – leur vocabulaire était beaucoup plus cru. À ma connaissance, il s’agit là, pour ce qui concerne Lyon, d’une des rares rencontres authentiques, car spontanée, entre étudiants et ouvriers au cours de cette période.

Tu as d’autres souvenirs de l’époque ?

J’en ai un autre, mais je ne voudrais pas avoir l’air de me vanter. Il a trait à mes liens avec ce courant « libertaire » qui s’était imposé, à Lyon, en mai 68. C’était à l’occasion d’une manifestation – je ne me souviens plus laquelle – vers la fin du mouvement. Nous étions au café avec un enseignant de la fac de socio, Jean Métral [8], un anthropologue althussérien qui avait fait la guerre d’Algérie comme officier. C’était un des rares enseignants à s’être rallié au mouvement. Assez sentimental, il se montrait un peu protecteur à notre égard. Fort des événements tragiques qu’il avait connus en Algérie et convaincu que les choses ne pouvaient, tôt ou tard, que mal tourner, il nous exhortait avec beaucoup d’insistance à ne pas aller à cette manifestation. Il avait peur de voir les « meilleurs têtes » du mouvement – et de l’anthropologie, ajoutait-il – risquer de se faire tuer. Cela nous a fait rire, mais nous étions évidemment flattés. On était quatre : Flauraud, Marsella, Lardy – un étudiant de Lettres proche des anarcho-situationnistes – et moi-même.

Mai 68, c’était aussi une manière d’accéder, ne serait-ce que localement, à une certaine notoriété, non ?

Oui, mais de manière éphémère ou ponctuelle. J’ai un autre souvenir sur ce point. C’était au début des événements, à la veille de l’occupation de la faculté de Lettres. Au cours d’une assemblée générale, dans un amphi surpeuplé, j’ai pris la parole pour la première fois de ma vie. Je ne me souviens pas de ce que j’ai dit, mais je me rappelle que, dans l’enthousiasme du moment, cette intervention a été fortement applaudie. Et, à ma grande honte, je me suis vu tout à coup en train de m’applaudir moi-même. Par la suite, j’ai compris que ce geste intempestif n’avait pas, comme on pourrait le penser, de caractère narcissique. Il était, en réalité, préférable au très digne mouvement de repli de l’orateur qui savoure son succès. En m’applaudissant moi-même, je signifiais, en fait, que ce que j’avais pu dire n’était pas l’expression personnelle de mes intuitions de « leader » ou d’éventuel « dirigeant » ou « porte-parole » du mouvement, mais l’expression d’une prise de position collective dont j’étais l’agent occasionnel – et aussitôt oublié –, et qui m’était à la fois intérieure et extérieure, comme elle l’était pour tous ceux qui m’avaient écouté. Ce que nous applaudissions, eux et moi, c’était un quelque chose d’autre qui appartenait à tous, et donc à personne, ce que Proudhon appelle une « raison collective », une affirmation et une position collectives, un discours collectif sans chefs, ni dirigeants, ni représentants où seule chaque situation – infiniment plus compliquée qu’on ne pourrait le penser – détermine, quel que soit le nombre des participants – c’est vrai pour une AG comme pour un groupe affinitaire –, les différentes prises de position, les engueulades et finalement le ou les différents consensus qui se dégagent à un moment ou à un autre. La capacité des assemblées d’alors à se déterminer par elles-mêmes, sans chefs ni leaders – ou alors avec une succession de leaders propres à chaque situation, y compris celle du conseiller militaire prenant en main la question de la défense de la fac –, m’est apparue comme évidente. Elle rendait impossible et risible la présence de toute « organisation », quelle qu’elle soit, avec sa stratégie, sa tactique, ses objectifs et ses combats de chefs, ce que les organisations elles-mêmes avaient compris en se dissolvant – pour ce qui concerne les anars – ou en allant essayer de survivre ailleurs, pour les autres. Ce n’est que quelques mois ou quelques années plus tard, en lisant Voline, mais aussi un grand nombre de récits et de textes théoriques anarchistes, que j’ai compris le sens de cet épisode. Pris dans le feu des événements, il fut minuscule, mais néanmoins déterminant pour moi. Ou plutôt, de façon inverse et réciproque, c’est alors que j’ai compris comment cette expérience personnelle me permettait de comprendre ce que disait Voline à partir d’autres expériences. J’ai aussi compris pourquoi, confrontés à des expériences intimement vécues, les textes anarchistes retrouvaient un sens qu’ils avaient perdu pour les lecteurs – marxistes, notamment, si nombreux alors. S’il fallait situer le moment où je suis devenu anarchiste, il me semble qu’il date de cet épisode advenu au tout début des événements. C’est à ce moment-là que j’ai fait l’expérience de l’anarchisme comme mouvement ou comme force collective.

À travers ces événements, il y a aussi la découverte et l’expérience de la spontanéité.

J’ai un autre souvenir lié à l’expérience de la spontanéité, qui fut tout aussi déterminant pour moi. Il ne s’agit plus cette fois d’une spontanéité d’appréciation, de pensée et d’expression collectives d’une situation, mais d’une spontanéité d’action et d’organisation. Ça c’est passé quelques jours plus tard – j’ai oublié les dates. Les facs étaient occupées et le mouvement d’occupation des usines avaient déjà commencé. C’était en fin de semaine. Il y avait encore de l’essence et nous savions que beaucoup de gens allaient passer le week-end en dehors de Lyon. Quelques-uns d’entre nous (je ne sais plus qui) ont pensé qu’il fallait faire quelque chose et ont appelé à une assemblée générale pour discuter de ce que nous pouvions faire. À cette AG il a été décidé de faire un tract que nous distribuerions à toutes les entrées de Lyon – il n’y avait pas encore d’autoroutes. Après un court rappel des événements, ce tract très simple et très court – qu’hélas ! je n’ai ni conservé ni retrouvé – s’adressait pour l’essentiel et directement aux ouvriers rentrant de week-end et leur demandait de poursuivre et d’étendre la grève. Je ne me souviens pas de quelle manière ce tract était signé, sans doute « les étudiants » ou quelque chose du même genre. Pour réussir notre coup, il fallait réunir beaucoup de monde – Lyon avait alors de très nombreuses entrées –, tirer des milliers de tracts, trouver les moyens de le faire, etc. Le souvenir que j’ai gardé de tout cela, c’est la facilité avec laquelle les choses se sont passées. Cette intervention a rassemblé un peu plus de deux cents personnes – dont beaucoup de non-étudiants – qui, pour la majorité d’entre elles, ne se connaissaient pas. Des ouvriers de la Rhodiaceta, de Vaise, – qui nous bassinaient un peu avec Mendès-France ! – nous ont proposé la Maison des jeunes de La Duchère, un grand ensemble périphérique de Lyon, qui était occupée, semble-t-il, ou que nous avons occupée pour l’occasion, et qui disposait de moyens de tirage. Nous nous y sommes retrouvés. Le tract a été rédigé. D’autres moyens de tirage ont été mobilisés. Des équipes ont été constituées pour la diffusion, sans oublier aucune entrée de la ville. La réunion et la discussion ont été très courtes. Et nous nous sommes séparés sans envisager de se revoir, chacun ayant beaucoup à faire là où il était. Des milliers de tracts ont été ainsi distribués. Pour ma part, j’étais dans l’équipe d’Oullins – une des entrées sud de Lyon –, à un feu rouge. Il faisait beau. Tous les automobilistes prenaient le tract et beaucoup plaisantaient en nous rassurant sur leurs intentions et en nous invitant à tenir bon de notre côté. La logique collective que j’avais connue dans les facs – mais pas du tout dans le quartier du Vieux-Lyon – s’étendait à toute la ville et associait, même si c’était de façon ponctuelle, le mouvement étudiant et le mouvement ouvrier de grèves et d’occupations d’usine. En un seul coup, il me semble avoir compris une fois pour toutes la signification du concept anarchiste d’ « auto-organisation ».

Reste que le poids de la CGT n’était pas mince et qu’il n’était pas vraiment de nature à favoriser cette « auto-organisation ».

Sur cet aspect de la question, je peux te raconter une anecdote, minuscule cette fois, mais qui souligne assez bien, je crois, la multiplicité des possibles dont nous sommes tous porteurs et la capacité de transformation dont chacun est capable suivant les situations qu’il traverse. Je ne sais plus par quels circuits nous avons été conduits, au début du mouvement d’occupation, à aider des militants de la CGT à arrêter des usines – généralement les plus petites et les moins syndiquées – en renforçant, très tôt le matin, les piquets de grève. On partait de la Bourse du travail. Un jour, je me suis retrouvé dans une voiture de militants de la CGT qui allaient à Vaise. Pendant le trajet et devant les usines, j’ai longuement discuté avec un de ces militants. La quarantaine, très paternaliste, il défendait la position de la CGT, que, pour ma part, je contestais. Ses critiques à l’endroit des « gauchistes », de l’ « aventurisme », sa défense de la grande organisation, du sens des responsabilités, de la nécessité d’avoir une stratégie politique m’avaient quelque peu affecté. Par hasard, je l’ai revu plus tard, pendant la « nuit des barricades », sur le pont Lafayette, où un commissaire devait être écrasé par un camion après avoir eu une crise cardiaque [9]. Nos retrouvailles avec ce militant de la CGT furent sans paroles. J’étais penché sur le parapet du pont – où s’opéraient des va-et-vient entre manifestants et policiers – pour reprendre mon souffle et échapper aux gaz lacrymogène. À côté de moi, un autre émeutier toussait et essayait de retrouver sa respiration. C’était ce militant de la CGT avec qui j’avais discuté quelques jours plus tôt. Nous nous sommes chaleureusement salués avant de disparaître, chacun de notre côté.

Comme quoi, rien n’est jamais joué d’avance…

J’ai un autre exemple du même genre, qui n’a rien à voir avec ce cégétiste-là, ni avec mai 68. C’était en 1974 pour le coup, après l’assassinat de Puig Antich [10]. Nous avions fait un rassemblement. L’émotion était très forte. Est alors arrivé dans nos rangs un malabar du service d’ordre de la CGT avec qui nous avions eu plusieurs fois affaire dans les manifs. Manifestement, il était également venu sous le coup de l’émotion. Un autre costaud, du côté des anars cette fois, lui est rentré dedans et ils se sont battus. Sans doute que le copain anar avait de sérieuses raisons de lui en vouloir, mais j’ai trouvé ça lamentable. J’ajoute que personne, parmi nous, n’est intervenu, auquel cas je n’aurais pas hésité à prendre la défense du cégétiste. Finalement, nous avons assisté à un combat de coqs assez équilibré, mais qui a conduit le costaud de la CGT à se retirer du rassemblement. Ce que, pour ma part, j’ai regretté. Je peux même dire que cet incident m’a pas mal affecté.

Merci pour la transition… Nous en arrivons donc à l’après-mai 68. Comment as-tu vécu le retour à la « normale » ?

Courant juin, je suis rentré « chez moi », c’est-à-dire chez mes parents, très loin, là où je suis né, à Aubusson, dans la Creuse. J’avais surtout besoin de dormir. Nous étions tous épuisés. Mais, même là, j’ai été rattrapé par 68. À Aubusson, une petite ville de 5 000 habitants, un « comité révolutionnaire » – je ne me souviens plus de son intitulé exact – venait de se constituer. Je l’ai fréquenté une ou deux fois, et puis il y a eu les élections et tout est rentré provisoirement dans l’ordre.

Comment s’est passée la rentrée universitaire ?

Au département de sociologie, nous avons pratiquement pris le pouvoir. C’est à ce moment que nous avons fondé, un peu sur le modèle du Groupe d’analyse institutionnelle de René Lourau [11] et Georges Lapassade [12], des Groupes d’intervention et d’analyse (GIA). Quand je dis sur le modèle, je n’en suis pas très sûr. Peut-être avions-nous entendu parler du Groupe d’analyse institutionnelle, mais il n’est pas exclu que nous ayons réinventé quelque chose de semblable. Il s’agissait, en fait, de pratiquer une sociologie d’intervention entièrement tournée vers le changement social. Pour ce faire, divers GIA, intervenant sur divers champs, se sont créés. Je me suis retrouvé, quant à moi, dans le même groupe que Michel Marsella, principalement axé sur les expériences de pédagogie anti-autoritaire.

C’est un sujet qui t’intéressait particulièrement ?

Certainement. Ce groupe a d’ailleurs contribué à nous rapprocher d’avantage, Marsella et moi, et ceci en raison d’un sujet précis et délicat concernant nos nombreuses vies parallèles, effectives ou possibles. Parmi le matériel que nous utilisions pour nos interventions, il y avait le livre d’Alexander S. Neill sur Summerhill [13], bien sûr, mais aussi un petit livre qui racontait l’histoire d’une expérience d’éducation très originale, menée dans un village de Toscane – Barbiana [14] – par un prêtre catholique, Lorenzo Milani [15]. Pour Marsella, qui s’intéressait beaucoup à ce livre, seule comptait la dimension émancipatrice de l’expérience. Le contexte – catholique – dans lequel elle s’était déroulée n’avait, à ses yeux, aucune importance. Par rapport à ce que l’on essayait de faire dans notre GIA, il passait au second plan. Bien que catholique si peu de temps auparavant et ancien séminariste, j’avais la même position, mais évidemment à partir d’un point de départ inverse. Étant l’un des rares cathos de gauche à avoir rejoint les courants libertaires, mon histoire personnelle induisait, entre autres, un rapport particulier avec les femmes. À vrai dire, tendances paranoïaques aidant, je me sentais, parfois, en butte à une certaine ironie de la part de mes camarades et je savais gré à Marsella, issu lui d’une famille de longue tradition athée – sa mère, Marie-Louise, était née vers 1906, en Corrèze dans une famille tout aussi athée, et n’avait pas été baptisée – de ne pas prendre en compte ici le problème religieux. Sur ce point précis tout du moins, car Marsella pouvait, par ailleurs, se montrer très violent et provocateur. Ainsi, il avait fait une fixation sur les petits commerçants. Il racontait sans cesse que, s’il était camionneur, il prendrait un immense plaisir à écraser tous les petits commerçants qui se trouveraient sur son chemin. Il ignorait heureusement, du moins semble-t-il, que ma mère tenait un petit commerce à Aubusson, « Le Bazar de la ménagère ». Je plaisante, bien sûr. Marsella n’aurait jamais confondu un fils avec sa mère. Il avait une perception aiguë de la singularité des êtres et des situations, de la nécessité de ne pas tout mélanger et, surtout, de ne jamais se déterminer à partir de signes extérieurs et de camps prédéterminés. Sous un certain point de vue, le curé de Barbiana – qu’il n’aurait pas hésité à écraser, par ailleurs, dans l’hypothèse où il aurait disposé d’un camion et dans une autre situation – lui paraissait tout à fait sympathique et son expérience réellement intéressante du point de vue de la pédagogie libertaire.

Quels types d’intervention avait le GIA ?

Nous faisions des actions diverses. Je me souviens, par exemple, d’une intervention dans un gros collège. Ce devait être dans l’Ain ou peut être vers Oyonnax, dans le Jura. Nous avions téléphoné la veille au directeur ou au principal de l’établissement en lui disant qu’on débarquerait le lendemain. À vrai dire, je ne me rappelle plus de ce qu’on racontait. Le lendemain, nous sommes arrivés à une douzaine dans trois ou quatre voitures. Le directeur nous attendait à l’entrée du collège, à l’heure prévue. Les cours étaient supprimés au profit d’assemblées générales où nous discutions de l’école, de la pédagogie et de la révolution. Ça durait la journée. Le GIA a fonctionné ainsi pendant plusieurs semaines.

Et après ?

Au bout d’un certain temps, les cours normaux ont repris en fac. Au département de sociologie, qui était de petite taille – moins de deux cents étudiants et une poignée d’enseignants –, est arrivé un nouveau prof. Il s’appelait Isaac Joseph [16] et arrivait de Paris. C’était un agrégé de philosophie qui sortait, me semble-t-il, de Normale Sup. Il était alors althussérien et militant de la Gauche prolétarienne – ou de ce qui l’a précédé, mais pas de la tendance pro-chinoise à laquelle nous nous étions habitués et dont, à la faveur des événements de mai 68, nous nous étions débarrassés. Avec lui, les rapports n’étaient pas complètement mauvais. Après L’Anti-Œdipe, de Deleuze et Guattari, publié en 1972, Joseph est devenu deleuzien et, par la suite, l’un des principaux introducteurs en France d’une sociologie américaine – le pragmatisme de William James et de John Dewey, Erving Goffman, l’École de Chicago, etc. – très proche, par de nombreux aspects, de la pensée libertaire. Mais, à l’époque, c’était un althussérien pur et dur qui n’avait que mépris pour l’ultra-gauche, sans même parler des anarchistes. Ses cours sont vite devenus une arène et une salle de spectacle qui attirait du monde bien au-delà du département de sociologie. Avec le temps, nous deviendrons plus ou moins amis, avec Métral, les autres copains du Vieux-Lyon et Jean-Pierre Poli, un anarchiste parisien qui venait d’être nommé à la faculté de Lyon et avec qui nous créerions IRL un peu plus tard.

Et en dehors du département de sociologie, il se passait quoi ?

Le groupe que nous formions, à cheval sur le Vieux-Lyon et sur la fac, s’est aussitôt branché sur deux revues parisiennes, une ancienne et une nouvelle – Informations Correspondance Ouvrières (ICO) et les Cahiers de Mai –, ce qui a justifié de nombreux voyages à Paris, où je n’étais jamais allé. Il nous est même arrivé de partir, plusieurs fois, le matin en voiture – dans ma vieille 2 CV et par la nationale 7 –, d’assister à une réunion le soir et de rentrer dans la nuit pour pouvoir travailler le lendemain. Je laisse ici de côté la façon dont je vivais alors grâce à de nombreux petits boulots, que l’on trouvait facilement à l’époque.

Comment s’est passée la rencontre avec ICO ?

J’ai connu l’existence d’ICO par des copains de la mouvance anarcho-ultra-gauche extérieurs au département de sociologie. Pendant quelque temps, j’ai été diffuseur de la revue. J’ai assisté aussi à deux ou trois réunions d’ICO, à Paris, principalement le week-end. À dire vrai, je comprenais mal les tensions qui existaient au sein de ce collectif. Les enjeux qui sous-tendaient les nombreuses discussions qui l’agitaient me paraissaient obscurs. Ce qui m’attirait dans l’expérience ICO, c’était cette volonté d’établir, en dehors de toute organisation politique ou syndicale, des relations directes entre ouvriers et salariés. Cette démarche s’inscrivait, bien sûr, dans une histoire beaucoup plus longue sur laquelle ICO avait produit de nombreux textes, que nous ramenions et diffusions sur Lyon. Mais ce qui me rebutait un peu à ICO, c’était le poids des conflits internes. Tout cela contribuait à accentuer l’aspect sévère et rétréci du groupe.

Et les Cahiers de Mai ?

Avec les Cahiers de Mai, je retrouvais, au contraire, le souffle des événements que je venais de vivre. C’était un groupe très ouvert, au tout début du moins. Aux Cahiers de Mai, il y avait un côté assez folklorique. Daniel Anselme, sa principale figure, était beaucoup plus âgé que nous – du moins, c’est comme ça qu’on le percevait. Il venait du PC et il avait travaillé pour la presse du parti. Il avait même été correspondant de L’Huma en Pologne au moment des événements de 1956. Il se disait luxemburgiste. Par ailleurs, c’était un écrivain sans livres, qui vivait plus ou moins de paris sur les courses de chevaux, une sorte d’aventurier, gros mangeur et grand amateur de cigares toscans. Il y avait beaucoup de libertaires qui s’étaient impliqués dans cette revue, dont Michel Desmars [17], un cheminot, qui, me semble-t-il, a joué un rôle important par la suite dans l’UTCL puis dans Alternative Libertaire. À Lyon, en dehors de notre groupe du Vieux-Lyon, il y avait aussi des gens comme Jacques Wajnsztejn [18] qui y est resté assez longtemps.

Qu’est-ce qui t’intéressait dans la démarche des Cahiers de Mai ?

Elle semblait correspondre complètement à notre expérience et à nos aspirations. Nous avons pris contact avec le groupe des Cahiers de Mai dès le premier numéro. Le projet de cette revue était de donner la parole aux forces qui s’étaient exprimées pendant les événements de mai et leur permettre de s’auto-organiser. Sa méthode consistait à rendre compte des très nombreux conflits et mouvements de l’époque en allant sur place et en rédigeant des textes sous le contrôle des intéressés eux-mêmes. Ainsi, j’ai été conduit à participer à plusieurs de ces enquêtes à l’usine Alcatel et à l’usine Dassault d’Annecy et chez Berliet, à Lyon, où une grève de jeunes avait paralysé l’atelier de moteurs. Cette expérience a été très importante pour moi. Il me semble avoir perçu directement, sinon la condition ouvrière de l’époque, tout du moins les effets prolongés que mai 68 continuait d’avoir chez les grévistes d’alors, qui nous accueillaient tous à bras ouverts.

Combien de temps a duré ton expérience aux Cahiers de Mai ?

Deux ou trois ans, mais avec des réticences croissantes. Assez vite, au cours de l’année 1968-1969, les leaders parisiens de la « gauche syndicale » de l’UNEF – Péninou, Bouguereau, Lichtenberger – ont investi la revue. À Lyon, Fromentin, de la même tendance, a fait de même. Outre le fait que nous étions progressivement dépossédés de toute initiative, au fur et à mesure que le souffle de mai 68 s’épuisait, la « méthode » Cahiers de Mai, devenue un but en soi, s’est peu à peu institutionnalisée. J’ai encore participé au conflit des travailleurs immigrés de Penarroya, en transportant des délégués de Lyon à Paris – dans une vieille Peugeot 403, cette fois. L’autonomie et l’auto-expression ouvrières avaient fini par perdre toute réalité aux Cahiers de Mai. De fait, cette évolution donna finalement raison à ICO. C’est en 1972, me semble-t-il, que je me suis retiré et c’est alors que nous avons sérieusement envisagé de créer un journal sur Lyon.

Et sur le plan plus proprement théorique, quelles étaient tes activités ?

Il y en eut une importante pour moi : la publication, au printemps 1969, d’une brochure sur la révolution hongroise [19]. Les événements de 1956 en Hongrie étaient encore relativement récents et constituaient un élément déterminant dans les polémiques qui nous opposaient aux léninistes de tout poil revenus en force après mai 68 et avec qui nous cohabitions dans les vastes locaux de l’Association générale des étudiants lyonnais (AGEL). Cette cohabitation n’était pas exempte de tensions. Elle dégénérait même, parfois, en véritables batailles rangées. Ces affrontements, d’ailleurs, ont sans aucun doute contribué à faire naître une identité collective « anar », qualificatif dont nous affublaient les « léninistes » et que nous reprenions volontiers à notre compte, cette appropriation nous obligeant, par contrecoup, à nous interroger sur notre propre identité. C’est ainsi qu’est née, entre Marsella et moi, l’idée de cette brochure. Comme Marsella n’écrivait pas, c’est moi qui, après en avoir discuté avec lui, en ait rédigé l’introduction et le « rappel des événements ». Par chance, j’ai encore un exemplaire de cette brochure. Elle est placée sous le patronage de Socialisme ou Barbarie. La troisième de couverture reproduit sa plate-forme et la quatrième de couverture fait de la réclame pour des brochures de Spartacus et pour la librairie La Vieille Taupe, où on pouvait les trouver.

À t’entendre, il apparaît que les anarchistes faisaient un vrai complexe vis-à-vis du marxisme…

Avec du recul, il me semble qu’on peut le dire. Sur le terrain de la théorie, le problème d’une confrontation entre marxisme et anarchisme ne se posait même pas. Avec ses multiples écoles et courants, ses nombreuses sophistications, le marxisme occupait tout le terrain. Et l’idée même que l’anarchisme aurait pu représenter une alternative théorique crédible au marxisme aurait paru absurde à tout le monde. La critique anti-léniniste opérait au sein du marxisme, du côté du conseillisme et de l’ultra-gauche. Les textes de Socialisme ou Barbarie que nous utilisions s’inscrivaient toujours dans le champ marxiste – Castoriadis n’avait pas encore tourné le dos au marxisme. D’ailleurs, beaucoup de copains de l’époque, actuellement membres ou proches de la librairie La Gryffe – Norbert Bandier [20] et Jacques Wajnsztejn par exemple – sont, en gros, restés sur cette position. Ils se disent éventuellement « libertaires », comme c’est le cas de Norbert, et sont liés sans trop d’états d’âme au mouvement anarchiste, mais ils refusent de se dire anarchistes. Et, idéologiquement, ils ne le sont pas du tout. Dans la pratique, leur vision de l’action politique rejoint celle des « anarchistes » – ou de certains d’entre eux, contre les léninistes notamment ou sur l’auto-organisation –, mais théoriquement ils se situent toujours du côté de l’ultra-gauche et du conseillisme. L’anarchisme, pour eux, c’est un plus, un truc un peu rigolo, un folklore en somme, sans véritable contenu politique ou théorique. D’un certain point de vue, ils n’ont pas tort, d’ailleurs. Les théoriciens qui ont bouleversé l’anarchisme au cours des quarante dernières années ne proviennent pas de l’anarchisme. Castoriadis ne s’en est jamais réclamé. Entre l’humanisme de Chomsky, le marxisme politique de gens comme Guérin et Bookchin et l’ambition d’inventer, à soi tout seul, une nouvelle théorie, comme le tenta Castoriadis, l’anarchisme s’est longtemps présenté comme une vieille demeure dont les portes étaient ouvertes, dont les propriétaires étaient partis et d’où les meubles avaient disparu. On pouvait la squatter sans problème.

Comment s’est donc opérée, dans ton cas, la réappropriation de l’anarchisme comme projet autonome et radical de transformation du monde ?

Cette réappropriation est passée, pour quelques-uns d’entre nous – je pense principalement à Michel Marsella –, par la conjonction de trois éléments étroitement liés, dont il est inutile de mesurer l’importance respective. Le premier tient aux pratiques spécifiques – et nettement porteuses de sens – nées des événements de mai 68 et s’identifiant à eux. Le deuxième élément coïncide avec la découverte de textes historiques particulièrement forts : L’Internationale, de James Guillaume – qui, paradoxe apparent, et par des voies que je ne peux développer ici, a joué un grand rôle dans le passage à l’anarchisme des « postiers libertaires » du centre de tri de Perrache – et surtout ce diamant noir que constitue La Révolution inconnue, de Voline. Le troisième élément, c’est la parution, en 1972, de cet autre météorite que fut L’Anti-Œdipe, de Deleuze et Guattari.

Ton amitié avec Michel Marsella – et, au-delà, avec ses parents – fut sans doute également pour beaucoup dans cette réappropriation, non ?

Effectivement, les trois éléments cités n’ont rien d’abstrait. Ils sont étroitement – et concrètement – liés aux récits qui précèdent et, plus particulièrement, à l’importance qu’a eue, dans mon évolution, ma fréquentation de Michel Marsella, mais aussi de son père, pour ce qu’il en est de l’individualisme anarchiste, et surtout de sa mère, pour ce qu’il en est de l’action militante. Depuis les grèves pour Sacco et Vanzetti où, toute jeune fille, elle coulait du ciment dans les aiguillages des tramways lyonnais pour les faire dérayer jusqu’à son travail tenace, soixante ans plus tard – et jusqu’à son hospitalisation et sa mort, en 1988 – à La Gryffe et au Centre de documentation libertaire de Lyon, Marie-Louise n’a jamais cessé de militer. Quant à Michel, et sans prétendre me comparer à Bakounine, je peux dire qu’il a été mon Stankevitch [21] à moi, quelqu’un d’extraordinairement intelligent et de perspicace, avec qui toute discussion devenait un véritable exercice de pensée, alors même qu’il était incapable d’écrire une ligne – et accessoirement, ce qui n’a pas été sans conséquence pour lui, de passer le moindre examen.

Pourtant, il semble, d’après ce que tu en dis toi-même, que Marsella se sentait alors, sur le plan des idées, plus en phase avec une certaine ultra-gauche libertaire qu’avec l’anarchisme proprement dit ?

Hypercritique, il percevait lucidement l’état de friche et de déliquescence dans lequel se trouvait, alors, la pensée anarchiste. Comme d’autres, il n’hésitait pas à chercher dans le conseillisme et le marxisme d’ultra-gauche les armes théoriques et polémiques que l’anarchisme n’était plus capable de lui fournir. Sans cesser de manifester, en allant voir ailleurs, cette extraordinaire curiosité qui le caractérisait, il restait, malgré tout, complètement porté par l’héritage anarchiste, ouvert à un projet émancipateur provisoirement privé de mots, mais qui lui permettait de dépasser et de relativiser sans cesse la mesquinerie surabondante et corsetée du discours marxiste. La source expressive principale de cette inspiration théorique, en amont de ses prises de position immédiates, il la trouvait dans La Révolution inconnue, de Voline, édition de 1947 – la seule alors existante –, qu’il gardait à l’abri, précieusement, dans une armoire de la maison de ses parents – une maison bourrée de livres, mais sans bibliothèque ! Cette édition, il la montrait, mais ne la prêtait pas, comme s’il voulait lui conférer le rôle d’un possible caché, inconnu lui aussi mais présent, intrigant et mystérieux, et échappant à tout bavardage. Et puis, un jour, je suis tombé sur un exemplaire de cette vieille édition. Je l’ai lu et j’ai su que Marsella avait raison : l’anarchisme n’était pas seulement ce que sa déliquescence théorique pouvait laisser croire. Voilà, c’est Marsella qui m’a fait découvrir Voline, mais aussi Deleuze, de façon anticipatrice là encore. Dès sa parution, en 1972, L’Anti-Œdipe est devenu son livre de chevet. Il l’avait toujours avec lui et il en parlait sans cesse.

C’est donc Marsella qui t’a fait lire L’Anti-Œdipe

J’ai tenté de le lire, mais je n’y comprenais rien et, quand Marsella s’évertuait à me l’expliquer, je ne comprenais pas d’avantage. Je me souviens très bien, par exemple, d’une discussion en voiture, alors que l’on revenait de chez Jean-Pierre et Christiane Poli, qui habitaient alors à Charbonnière, près de Lyon, et où Marsella – qui n’allait déjà pas très bien – venait prendre des bains. Si Jean-Pierre Poli lit cet entretien, il pourra témoigner de la véracité de l’anecdote.

Au vu de l’importance que tu accordes aujourd’hui à L’Anti-Œdipe, on peut penser que tu as fini par le comprendre…

Oui, mais beaucoup plus tard. C’est presque dix ans plus tard, après avoir soutenu une thèse sur le mouvement ouvrier [22], que je me suis replongé dans mon exemplaire de L’Anti-Œdipe. Et là j’ai compris ce que Marsella avait entrevu au premier coup d’œil. Je n’ai d’ailleurs pas eu besoin de lire tout le livre – assez indigeste, au demeurant. Le premier chapitre, le plus important, m’a suffi. Comme l’avait perçu Marsella, avec ce livre, et d’un seul coup, surgissait une machine théorique impensée jusqu’ici qui, premièrement, enterrait l’énorme appareil théorique marxiste et, deuxièmement, rendait évidente la force, non seulement théorique, mais émancipatrice, éthique, philosophique et pratique, de l’anarchisme. D’annexe folklorique, désuète et très pauvre du conseillisme et du marxisme ultra-gauche, eux-mêmes annexes d’un marxisme omniprésent, l’anarchisme se décentrait pour devenir, soudain et brutalement, le principal foyer d’une toute autre perception et pensée du monde, capables, dans sa radicalité même, d’éclipser tous les autres courants révolutionnaires.

Revenons-en à cette période de l’après-Mai, qui s’est caractérisée par un double mouvement : un retour à la normale, d’une part, et la croyance, de l’autre, du moins dans la sphère militante, que tout pouvait reprendre d’un moment à l’autre. J’aimerais que tu me racontes comment cela s’est passé pour toi.

Pour moi, mai 68 s’est achevé un an plus tard. Durant l’année universitaire 1968-1969, on a tenté de prolonger les événements, à la fac, à travers ICO et les Cahiers de Mai, au cours de nos voyages à Paris. On avait le sentiment qu’il pouvait se passer quelque chose. Pour te donner une idée de la force morale dont nous disposions mais aussi d’un contexte qui était encore largement porteur de nos idées, je voudrais te raconter une anecdote qui, avec du recul, me paraît à peine croyable. Un vaste mouvement de contestation des artisans et des petits commerçants s’était développé, au lendemain des événements de mai, derrière un cafetier de l’Isère, Gérard Nicoud [23]. Ce mouvement, qui pouvait être perçu comme l’héritier direct du poujadisme de la décennie précédente, était donc porteur, au-delà même de son origine sociale, d’une très forte coloration d’extrême droite. Mais, au départ – comme toujours dans les départs –, les choses étaient plus compliquées, car ce mouvement était aussi une résultante du souffle de mai 68. Il était né de la fusion de deux mouvements locaux d’Isère : le CID de Nicoud que nous percevions comme un mouvement de « commerçants » ¬– ceux que Marsella voulait écraser – et l’Unati, un mouvement plutôt constitué d’artisans – comme le père de Marsella, signalons-le, et pas mal d’autres vieux anars de l’époque et encore de maintenant. J’en ignore les circonstances exactes mais, pendant quelque temps, il s’était établi, à Grenoble, des liens assez étroits entre des activistes étudiants – dont des anars et des maos « spontex » – et des membres de l’Unati. S’appuyant les uns sur les autres, des actions directes – explosives – avaient même été, sinon effectuées – il faudrait vérifier –, du moins envisagées. À Lyon, nous le savions et, à quelques-uns, nous avons assisté à un grand meeting du CID-Unati, dans un Palais des sports bourré à craquer de milliers de participants. Je ne sais plus avec qui j’étais. Sûrement pas avec Marsella … à cause des commerçants ! Pour ma part, je ne me faisais aucune illusion sur les principaux moteurs de ce mouvement dont je connaissais, par une partie de ma famille, les antécédents et les orientations d’extrême droite, mais, au début de 68, il nous était aussi arrivé de crier « La police avec nous ! » dans l’espoir de convaincre des gardiens de la paix de jeter leur képi et de se joindre à nous…

L’histoire a prouvé que c’était possible…

Oui, mais c’est seulement beaucoup plus tard que j’ai appris qu’en juillet 1936 le passage des gardes d’assaut de Barcelone à l’insurrection ouvrière avait contribué à son succès et que, lors de l’insurrection hongroise de 1956, les commissariats de police avaient très vite rejoint les insurgés et contribué à leur armement ¬– même si c’était aussi une façon de défendre leurs intérêts bien compris. De la même façon, c’est très récemment que j’ai appris comment, en 1947, lors de la grève des mineurs de Saint-Étienne, deux compagnies de CRS, qui devaient être aussitôt dissoutes, avaient refusé de charger les manifestants. Et, dans l’autre sens cette fois, je ne savais pas davantage qu’une partie des licenciés de la Rhodia, avec qui nous avions affronté la police en 1967, avaient eux-mêmes trouvé par la suite du travail… chez les CRS.

Donc, il s’agissait, dans votre esprit, de rallier les adhérents du CID-Unati à la cause ouvrière…

Je dirais, pour être plus précis, qu’il ne nous semblait pas impossible de faire en sorte que les artisans s’engagent plutôt du côté des ouvriers, dont ils étaient issus en grand nombre, que du côté des petits commerçants. Je dois reconnaître, d’ailleurs, que, pour ce qui concerne les petits commerçants, j’avais sans doute tort de désespérer. Quelques années plus tard, en effet, j’ai découvert, dans les archives de la Loire, une très belle lettre du début des années 1920, signée par plus de cent marchands forains de la place des Ursules, située près de la Bourse du travail de Saint-Étienne, demandant – avec justification sociale et idéologique – l’adhésion de leur syndicat autonome à la Bourse et à la CGT. Pour la CGT, la démarche était irrecevable, mais pas pour la Bourse. Pendant quelque temps, on assista donc à cette bizarrerie d’un syndicat de commerçants et de petits patrons siégeant au conseil d’administration de la Bourse et dont les membres disposaient de l’accès à tous ses services. C’est bien la preuve que rien n’est jamais tout à fait impossible… J’en reviens donc au meeting. Après les imprécations des leaders, la parole a été donnée à la salle ; nous l’avons prise et nous nous sommes lancés dans un grand plaidoyer en faveur des événements de mai et sur la nécessité de voir les artisans et les commerçants s’associer aux ouvriers et aux étudiants. Je dois dire que nous avons été très applaudis. C’était, sans aucun doute, sans lendemain possible, mais l’important n’est pas là. L’important, c’est que cette prise de parole ait alors été possible, qu’elle ait pu, comme naturellement, surfer sur le climat d’alors et sur l’ambiance du meeting. Je ne sais pas ce que les gens ont compris de ce que nous avions dit. L’important passait alors par des signes très simples, à savoir que nos références aux « événements récents », aux « étudiants », aux « ouvriers » n’ont non seulement pas été huées, comme elles l’auraient sans doute été six mois plus tard, mais ont provoqué un véritable enthousiasme de la salle et nourri des applaudissements.

Là, nous sommes encore dans l’esprit de mai, dans la retombée positive, mais il y a tout le reste, l’atterrissage, le repli, le vécu négatif…

Au printemps 1969, et au plus près de mes activités, tout se défaisait déjà. Marsella était parti sur Paris. Flauraud s’était lancé dans le commerce de meubles et de bijoux avec l’Afghanistan, Georges Laurent avait quitté son boulot dans le social et s’était replié sur des activités diverses de réseaux d’affinité non étudiants. Pour ma part, j’avais fait de même, mais dans le milieu étudiant. On a donc cessé provisoirement de se voir.

Comment vivais-tu ?

À trois ou quatre étudiants en fin d’études, nous avons décidé de louer ensemble un appartement. Certains étaient des étudiants en sciences, plus ou moins liés au Comité du Vieux-Lyon des deux années précédentes. À ce noyau s’est joint un autre étudiant en sciences, Pierre Clément, qui, n’ayant pas participé aux événements de mai 68 parce qu’il était coopérant en Algérie, lança, dès son retour à Lyon, Labo-contestation, une revue nationale de haut niveau s’adressant surtout au milieu des sciences de la nature. Le but était d’y développer une critique interne, provocante dans ce milieu, de la pratique scientifique. Cette démarche m’intéressait, mais son caractère trop spécialisé et limité m’empêcha de prendre une part active à la revue. En fait, ma seule implication dans ce projet fut de participer, au cours de l’été 1971 ou 1972, à une rencontre d’une semaine organisée par la revue dans une maison-auberge du Midi appartenant à la Clinique de La Borde [24]. Pour ce qui me concerne, je me sentais, c’est vrai, davantage impliqué dans une expérience comme celle des Cahiers de Mai, qui s’inscrivait, à mes yeux, dans un projet révolutionnaire plus vaste et radical, à dimension essentiellement ouvrière…

Le repli sur son milieu, ses études ou des activités séparées, mais aussi la ligne de fuite – y compris la plus extrême, celle qui déboucha sur le suicide – sont, de mon point de vue, les deux grandes figures de cette époque. Comme si, au sortir d’un temps où les comporte- ments normés avaient pour partie implosé, le retour à l’ordre réimposait tous ses codes de sélection. Qu’en penses-tu ?

Avec le recul et pour ce qui me concerne, je réalise mieux la signification de ce repli sur des réseaux étudiants en fin d’études, ou déjà professionnalisés, pour la plupart engagés dans une future carrière de recherche ou sur le point de l’être. Ainsi, dans celui qui était le mien, cinq d’entre nous, sans me compter, feront, d’une manière ou d’une autre, une carrière universitaire. Pendant deux ou trois ans, la situation et la dynamique du mouvement avaient associé des êtres très différents. Elles avaient sélectionné, chez chacun d’entre eux, des qualités particulières. Maintenant, tout se défaisait au profit de compositions autres ou de plus longue durée (dans leurs conditions), mais divergentes et plus ou moins catastrophiques. Flauraud cherchait sa voie d’aventurier dans un commerce aussi honnête que peut l’être un commerce international fait de coups et de bricolages, dont il ne devait jamais parvenir à vivre vraiment. Georges Laurent s’enfonçait pour quelque temps dans une vie à la marge. Pierrot – dont je n’ai pas parlé –, un ouvrier, ami de Georges et membre de notre Comité du Vieux-Lyon, une sorte de Gaspard des montagnes égaré en ville, devait disparaître, et sans doute se suicider dans les forêts de sa Haute-Loire natale. Marsella, incapable de passer le moindre examen, était alors vendeur de journaux à la criée à Paris, avant de finir par se suicider lui aussi en se jetant par la fenêtre du petit logement que ses parents lui avaient acheté vers la porte Saint-Martin. Pour ma part, je retrouvais le milieu de ceux qui pouvaient effectivement espérer réussir dans les études. Je ne dirais pas que je retrouvais mon milieu « naturel » mais seulement celui qui correspondait le mieux à l’ordre en train de se rétablir. Au même moment, on assista à un processus très proche dans les milieux anarcho-situationnistes de Lyon avec, d’un côté, ceux qui poursuivront leur cursus d’enseignant (Capes, agrégation) ou de cadre supérieur et, d’autre part, les non-étudiants ou étudiants à la marge qui se lanceront de façon suicidaire dans la drogue et les braquages, dérive où nombre d’entre eux y laisseront leur vie, comme l’atteste le témoignage de Claire Auzias [25].

Quels souvenirs gardes-tu de cette époque qui fut aussi un moment d’expérimentation collective ? Je pense, notamment, aux tentatives de vie communautaire.

J’en garde plutôt des souvenirs pénibles, dont un particulièrement négatif. Dans l’après-68 tardif, en 1971-1972, nous avons tenté de vivre à plusieurs dans un hôtel-restaurant désaffecté, que l’on avait loué à une quinzaine de kilomètres de Lyon. Je ne sais pas si on parlait de « communauté », mais l’idée y était. Nous étions une vingtaine d’individus – dont des couples avec enfants –, issus des facs de sciences et de lettres ou revenant de coopération en Algérie et fréquentant divers réseaux. Les gens étaient politisés, comme le voulait l’époque – mais Flauraud aurait sans doute parlé de « pingouins » pour nombre d’entre eux… –, mais pas vraiment militants – à l’exception de Clément, avec sa revue Labo-contestation, et de moi-même, qui étais alors perçu comme l’anar du groupe dans la mesure où je participais encore aux Cahiers de Mai. Autant le dire tout de suite, pour la plupart d’entre nous, cette expérience a été l’enfer. Tous les couples – mariés ou non, avec enfants ou non – ont éclaté, et la vie et les rapports amoureux sont devenus d’une grande sauvagerie, d’une grande cruauté. Je n’aime pas Houellebecq, mais je dois dire que sa description des années post-68 me semble très juste sur le terrain de la sexualité, des discours mensongers et de l’absence presque totale de solidarité et d’entraide. Dans ce contexte de rats dans une cage, le souci de l’autre – qui exige beaucoup de réserve, de tact, de distance, de quant-à-soi, de protection, mais aussi de bonheur de vivre – était totalement absent. Cette expérience fut très malheureuse pour moi et pour quelques autres. Dans ces deux années de vie collective, le seul élément positif fut l’apparition du mouvement des femmes et du journal Le torchon brûle. Les filles de notre collectif se sont immédiatement reconnues dans ce mouvement et il est certain que, chez nous, cela a modifié – et civilisé – les rapports hommes/femmes, tout du moins à la fin de notre expérience communautaire. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que pour moi, et même si tout est relatif, le féminisme a représenté une libération dans mes rapports avec les femmes.

As-tu maintenu, par la suite, des liens avec les participants de ce collectif ?

Oui, avec la plupart. Des liens assez lâches, mais ininterrompus. Dernièrement, par exemple, nous avons organisé une fête pour les soixante-cinq ans d’une dizaine d’entre nous. Tout le monde n’était pas présent mais c’était plutôt joyeux, plutôt réussi.

Et sur le plan du travail intellectuel, comment parvenais-tu à concilier cette activité avec les autres, le militantisme, l’activité salariée, les conflits liés au quotidien communautaire, etc. ?

J’ai toujours eu la chance – jusqu’ici – de me consoler des pires difficultés en me réfugiant dans la lecture et le travail intellectuel. Entre les aléas et le stress de la vie collective, le maintien – même réduit – d’activités militantes et les contraintes de la survie économique, je disposais de peu de temps pour moi.

Comment gagnais-tu ta vie ?

Entre autres choses, j’ai fait des petits boulots dans des bureaux d’étude de sociologie, j’ai ramassé du lait maternel pour le lactarium de l’hôpital Édouard-Herriot de Lyon et j’ai travaillé aux PTT comme facteur pendant un semestre. Je prenais le travail à Vaulx-en-Velin, à 25 km d’où j’habitais, à six heures et demie du matin.

Donc, le peu de temps qu’il te restait, tu te consacrais au travail intellectuel…

Par défaut de tout autre lieu de recherche et de réflexion, j’ai repris un cursus de sociologie, à travers un projet de thèse que j’ai poursuivi jusqu’en 1975 à peu près. Il est certain que ma volonté de lier mon travail intellectuel à un cursus universitaire avait à voir avec ce que j’ai dit plus haut sur le retour à une sorte de normalité et au souci de mon avenir – et de ma réussite ? – professionnel. Malgré tout, cependant, ce projet de thèse échappait à un simple souci de réussir à l’université. D’abord, par sa nature même, il avait très peu de chance de correspondre aux critères universitaires de l’époque, comme devait le montrer la suite. Par ailleurs, il s’inscrivait directement dans mes préoccupations intellectuelles des années précédentes. Enfin, il était au cœur d’un projet politique d’ensemble dans lequel je me suis longtemps situé et qui a capoté avec l’effondrement de l’URSS et le triomphe du nouveau libéralisme, sujet sur lequel je reviendrai. Ce projet de thèse, qui portait sur la notion de mode de production asiatique, se situait dans une démarche de critique interne du marxisme, mais aussi dans une perspective explicitement et radicalement anarchiste (la destruction de l’État, l’autogestion et le fédéralisme d’un mouvement centré et animé par la classe ouvrière). À l’époque, je commençais à bien connaître l’histoire des différentes expériences libertaires, mais j’ignorais presque tout de Proudhon, de Bakounine et des autres théoriciens de l’anarchisme.

Et comment l’idée t’est-elle venue de travailler sur le mode de production asiatique ?

Je n’arrive plus à remettre la main sur ce que j’ai rédigé à cette époque, mais mon travail n’a rien donné en termes de publication, sauf un texte de 16 pages ¬– ronéoté – intitulé Les Origines sociales et économiques du taoïsme et, plus tard, quelques articles dans IRL. J’avais déjà soutenu, en 1970, un mémoire de maîtrise sur le même thème, mais il avait été très mal reçu par mon prof de socio de l’époque, Osiris Ceconni, un marxiste du PC, ce qui avait développé chez moi un sentiment d’échec. Jusqu’à ce que j’apprenne, ces dernières années, par un collègue, que son ancien maître, stalinien comme lui, avait publié un savant ouvrage qui citait et utilisait longuement mon mémoire de maîtrise sur le mode de production asiatique, preuve qu’il n’était donc pas aussi nul que je l’avais longtemps cru.

Il y avait tout de même quelque outrecuidance de ta part à vouloir arpenter, en hétérodoxe, un territoire conceptuel sous étroit contrôle de l’orthodoxie marxiste. Quelle était ta thèse sur le mode de production asiatique ?

La position que je défendais et la machine de guerre que je tentais de mettre au point s’inscrivaient dans la suite de l’étude de Wittfogel [26] sur le despotisme oriental, que je trouvais, par ailleurs, fort rigide et indigente. Ma démarche consistait à démontrer que le mode de production asiatique théorisé par Marx ne s’appliquait pas aux sociétés primitives – comme l’affirmait Marx et, à sa suite, l’orthodoxie marxiste –, mais à des systèmes très développés : d’abord, les grands empires du passé – chinois, égyptien, mésopotamien, aztèque, inca –, puis au communisme marxiste lui-même. Il s’agissait de montrer comment l’État et le politique pouvaient jouer un rôle déterminant dans le procès de production et servir de base à l’existence d’une classe dominante particulière. Outre sa dimension historique, mon travail partait d’une analyse des textes les plus théoriques du marxisme ¬– ceux des althussériens – et pointait leurs contradictions, mais aussi leur incapacité à penser leur point aveugle : le politique et l’idéologique ¬– scientiste – d’où la bureaucratie marxiste tirait son pouvoir et dont elle ne pouvait évidemment pas rendre compte. Au-delà de cette critique du marxisme – à la fois théorique, historique et pratique à travers l’expérience des régimes communistes d’alors –, je voulais m’en prendre, plus globalement, à l’affirmation marxiste du caractère déterminant de l’économie et du caractère secondaire et superstructurel du politique, du droit, de la philosophie, de la religion…

C’est là, je suppose, qu’intervient la dimension anarchiste…

Exactement, même si je ne savais pas encore que Proudhon et Bakounine avaient pensé ce problème de manière approfondie et que, malheureusement, mon ami Marsella n’était plus là pour me passer des textes qui, sans lui, m’étaient inaccessibles et dont je n’imaginais pas l’importance. Malgré cela, la lutte de l’anarchisme contre l’État, Dieu et les multiples rapports d’autorité retrouvait, dans le cadre de mon étude, une grande pertinence Mon souci, alors, c’était que l’anarchisme s’empare des outils du marxisme pour les retourner contre le projet marxiste : la conquête du pouvoir d’État, la dictature du prolétariat, le scientisme, les mensonges de l’idéologie, etc. Je ne saurais entrer dans le détail, mais je me souviens comment, à la lumière de cette hypothèse de l’importance du politique et de l’idéologique, les textes de Balibar, de Terray, de Bettelheim (Charles), de Poulantzas et autres Godelier [27] se mettaient à prendre l’eau de partout, comme si leur extrême sophistication servait d’abord à masquer une donnée d’évidence, à savoir la capacité du politique et de l’idéologique – religieux ou autre – à donner naissance à une classe bureaucratique s’identifiant à l’État. Sur ce point, l’analyse anarchiste des mouvements révolutionnaires passés se révélait pertinente. Elle permettait, par exemple, de comprendre le pourquoi de la timidité et de l’hypocrisie de l’analyse produite par Trotski et ses adeptes sur la bureaucratisation de l’URSS. Et, dans le contexte de l’époque que nous vivions ¬– le début des années 1970 –, il devenait possible, en partant d’elle, de comprendre la « révolution culturelle » chinoise et le conflit sino-soviétique, mais aussi d’envisager sérieusement une révolution ouvrière et libertaire au sein même des sociétés dites « communistes », que, pour notre part, nous caractérisions de « socialisme d’État ».

Il existe un lien entre ce que tu dis et ta brochure de 1969 sur la révolution hongroise.

Bien sûr. La brochure de 1969 sur les conseils ouvriers hongrois s’inscrivait déjà dans cette perspective d’ensemble, perspective assez cohérente d’ailleurs, même si elle devait s’écrouler, au cours des années 1980, avec le triomphe – provisoire – du néo-libéralisme et du modèle anglo-saxon promu par Thatcher et Reagan. À l’occasion du dixième anniversaire de la révolution hongroise, de nombreux récits et témoignages avaient paru sur l’insurrection et sur les conseils ouvriers, mais c’est un autre texte d’époque qui avait exercé une grande influence sur nous – Marsella et moi, en particulier. Publiée en français dans une édition ronéotée, il s’agissait de la Lettre ouverte au Parti ouvrier polonais, de Kuron et Modzelewski [28], qui, en Pologne cette fois, laissait entrevoir la possibilité d’une révolution au sein même du socialisme d’État.

Comment définirais-tu cette « perspective d’ensemble » ?

Pour moi, tout semblait alors aller dans une même direction. En Occident, dans un contexte où l’interventionnisme étatique jouait un rôle de plus en plus grand, nous assistions au développement d’une forte contestation et à l’émergence d’un mouvement ouvrier jeune et plein d’espérance. Parallèlement, le socialisme d’État se voyait de plus en plus ouvertement contesté par les classes ouvrières des pays du bloc communiste, ce qui n’indiquait pas que le système puisse en revenir à un capitalisme de type libéral. Sur un autre plan, même les troubles de la « révolution culturelle » chinoise prenaient sens, à mes yeux, avec, d’un côté, la lutte pour l’hégémonie entre la bureaucratie politique, incarnée par Mao, et la classe technocratique-capitaliste, représentée par Deng Xiaoping et, de l’autre, la lutte de la classe ouvrière chinoise et des courants étudiants anarchisants – que dénonçait le régime en place et que, pour ma part, je prenais très au sérieux, en particulier au cour des événements dits de la « commune de Shanghai » [29]]. À l’époque, je n’hésitais pas à aller dans les meetings prochinois ou les conférences des thuriféraires de la Chine pour tenter d’y prendre la parole et d’y faire valoir cette voie révolutionnaire, proprement ouvrière et anarchiste, qui tentait de se frayer un passage dans la lutte fratricide entre les deux fractions de la bureaucratie chinoise. Par la suite, cette perspective d’ensemble – qui s’est effondrée, à mes yeux, vers le milieu des années 1980 – a continué à alimenter mes analyses et mes espoirs, au sein d’IRL et du Collectif, puis de la Coordination libertaire de Lyon.

À peu près à la même époque, autour de la revue internationale de recherche anarchiste Interrogations, et plus précisément de son noyau italien, on a assisté à une véritable éclosion de textes théoriques sur la technobureaucratie  [30] , dont le principal intérêt était, pour reprendre une expression d’Amedeo Bertolo, « d’assurer une méthode anarchiste de lecture du monde actuel ». As-tu lu ces textes à l’époque et étais-tu en contact avec leurs auteurs ?

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J’ignorais tout, alors, de l’immense travail réalisé par Amedeo Bertolo et ses camarades pour penser, de l’intérieur du mouvement anarchiste cette fois, les nouvelles classes dominantes nées du modèle keynésien. Lorsque j’ai pu, difficilement, accéder à quelques-uns de leurs textes, la situation était en train de changer radicalement et j’étais moi-même en train de passer à autre chose, d’où cet apparent manque d’intérêt de ma part. Avec le recul, il me semble pourtant que, de façon très modeste, tout seul dans mon coin – avec les seuls encouragements de Jorge Valadas, alias Charles Reeve – et sur les terrains de l’histoire et de l’anthropologie, je menais un travail parallèle à celui que développaient les copains italiens, à savoir une recherche beaucoup plus développée portant sur l’actualité des sociétés capitalistes des années 1960 et 1970.

Comment est né le projet de journal Informations rassemblées à Lyon (IRL) ?

Il est né, pour beaucoup, de circonstances personnelles sur lesquelles je suis bien obligé de revenir. À la fin de notre expérience de vie collective, à l’été 1972, je me suis retrouvé au bout du rouleau. Mes amours avaient sombré dans la tourmente. Je n’avais plus ni argent, ni travail, ni logement. Mes livres et mes papiers étaient dispersés à droite et à gauche. Dans le collectif, il y avait un couple d’étudiants suédois qui s’était retrouvé là par hasard après avoir été pris en stop par l’un d’entre nous et qui fut le seul à avoir résisté stoïquement à la tempête sexualo-affective de notre vie commune – jusqu’à son retour en Suède, où il se défit immédiatement. Au contact de ce couple, j’ai sérieusement envisagé de partir travailler en Suède et, pour ce faire, j’ai même rempli un dossier… avant de me rendre à l’évidence que je ne parlais pas un mot d’anglais et que la Suède était décidément trop loin ! Un ami du collectif qui s’en était mieux sorti que moi m’a alors proposé de venir habiter avec lui, sa femme et leur petite fille dans un appartement situé près du centre de Lyon. J’y suis resté cinq ans, jusqu’en 1977, date à laquelle j’ai pu enfin – psychologiquement et financièrement – m’installer seul dans un appartement situé à la limite de Villeurbanne. Pour moi, cette année 1972 correspond, sinon à un retour aux sources de ce que j’avais découvert à l’occasion de mai 68, du moins à une nette rupture avec ma brève reprise des chemins – très agités, mais finalement balisés – de la réussite universitaire. Le copain avec qui je logeais s’est très vite retrouvé seul, sa femme – qui travaillait comme psychologue – et sa fille étant parties à Paris. Et cet ami proche – non militant –, qui sortait également de sociologie, a fait une formation de menuisier. Il se levait très tôt le matin pour aller travailler sur les chantiers. Quant à moi, ma grande chance a été de retrouver Georges Laurent, que j’avais perdu de vue depuis pas mal de temps. Le réseau auquel il appartenait n’avait rien à voir, bien qu’il existât des relations, avec le milieu étudiant-classe moyenne-intello. Quant à ses expériences de vie plus ou moins commune, elles n’avaient pas été plus satisfaisantes que les miennes. Georges était alors caissier au marché-gare, un marché de gros, dans une boîte de fruits et légumes. Il m’a présenté à ses patrons pour un remplacement, et j’y suis resté près de cinq ans. C’est là qu’est né IRL, et que j’ai repris des activités militantes autonomes et suivies.

C’est donc au marché-gare de Lyon, entre cageots de fruits et cageots de légumes, que Georges Laurent et toi avez conçu le projet ?

C’est exactement ça. Au risque de paraître ridicule, même si ça me semble au contraire très sérieux, IRL a été un peu notre enfant à Georges et à moi, du moins avant que le premier – ou le deuxième – numéro du journal ne paraisse et qu’IRL devienne le foyer d’une aventure collective. La gestation a pris plusieurs mois, mais travaillant tous les jours ensemble nous avions largement le temps d’examiner tous les aspects de ce projet qui, financièrement et vu les postes qu’on occupait dans l’entreprise, ne posait aucun problème. Ce côté illégal était un élément important dans le projet du journal. Il était en partie lié à l’imaginaire de Georges, mais surtout il rapprochait notre projet des développements récents – et catastrophiques – de l’anarchisme lyonnais de l’époque, développements auxquels Georges avait été en partie mêlé – l’affaire dite « des Tables-Claudiennes » [31]. D’emblée, donc, le projet du journal prétendait refléter tout le spectre de l’anarchisme, de la lutte ouvrière la plus immédiate – celle dont traitaient des revues comme ICO et les Cahiers de Mai – au romantisme et à l’illégalisme les plus discutables, des Pieds Nickelés à la bande à Bonnot.

Tu as parlé d’aventure collective. Comment s’inscrivait-on dans le collectif d’IRL ?

À l’exception du directeur de publication – un avocat copain de Georges, mais qui ne participait en rien à la vie du journal –, IRL renouait, dans un autre contexte, avec les « associations » individuelles, plus ou moins originales et improbables, et les milieux dont mon aventure communautaire désastreuse m’avait éloigné. Il serait indélicat de passer en revue la grande originalité de tous ceux – moi compris – et de toutes celles – moins nombreuses – qui ont participé plus ou moins longtemps au collectif d’IRL, mais, pour illustrer mon propos, je ne donnerai qu’un exemple, le plus extrême il est vrai. Il s’agissait d’un copain assez jeune – G. L. – qui sortait du « milieu », où il avait été quelque temps garde du corps d’un parrain du grand banditisme lyonnais. G. L. était membre du Comité d’action des prisonniers (CAP), un comité à la vie assez agitée où tous ses membres venaient armés aux réunions. Un jour, au cours d’une de ces réunions, le copain en question a tiré sur le leader du groupe et, croyant l’avoir tué, a aussitôt jeté son pistolet dans le Rhône. Apprenant que le leader en question n’était que légèrement blessé à la lèvre, G. L. chercha partout une arme pour achever le travail. C’est finalement un commissaire de police – condamné et emprisonné, plus tard, pour corruption ! – qui, en menaçant les deux adversaires après les avoir convoqués dans son bureau, devait les réconcilier. Par la suite, G. L. se retrouva en prison pour une sombre affaire d’explosif et de règlement de compte dans les milieux de la drogue. Mais, même en prison, il ne cessa pas de faire partie du collectif d’IRL et nous envoya régulièrement des articles. Ce n’est qu’ultérieurement, et à la suite de diverses péripéties, qu’il décida de ne plus avoir de relations avec nous.

Quelle était plus précisément l’idée que vous vous faisiez du journal ?

Par bien des aspects, ce projet de journal s’inscrivait dans la continuité de ce que nous avions fait précédemment et dans une même conception politique d’ensemble. Nous cherchions à construire un mouvement révolutionnaire à caractère ouvrier et populaire, radicalement autonome et auto-organisé, échappant à tout appareil extérieur – forcément bureaucratique – et porteur, dès maintenant, de la totalité d’un autre monde possible. Le titre de notre journal – Informations rassemblées à Lyon – confirmait bien notre modestie organisationnelle. Notre IRL s’inscrivait explicitement dans la filiation d’un autre IRL – Informations recueillies à Lyon –, éphémère publication lyonnaise – trois numéros, je crois – animée par Sylvain Massé et émanant du courant « anarcho-autonome ». Par ailleurs et de façon évidente, son titre faisait également écho à la revue Information et correspondance ouvrière (ICO), que j’avais diffusée sur Lyon deux ans plus tôt. Cela dit, notre projet différait, en bien des points, de ces deux dernières publications, nos personnalités et nos centres d’intérêt ne se recoupant pas forcément. Pour nous, il était essentiel qu’IRL s’intéresse à la condition et aux luttes ouvrières au sens large ¬– idéalement, notre modèle était un mélange d’ICO et des Cahiers de Mai –, mais aussi à l’illégalisme et à la résistance multiforme à l’ordre existant ¬– sur ce point, nous nous sentions proches du premier IRL et nous étions sensibles au climat d’alors dans le milieu libertaire lyonnais. Parallèlement – et là nous divergions radicalement d’ICO et du premier IRL, opposé à tout glissement « idéologique » –, nous étions partisans de nous référer, comme expériences historiques, à l’anarchisme et aux divers courants de l’ultra-gauche, essentiellement les conseillistes. Enfin, nous ne nous interdisions pas la réflexion théorique et nous manifestions de l’intérêt pour toutes les luttes et mouvements naissants – féminisme, écologie, anti-militarisme, communautés, libération sexuelle, coopération, art, philosophie, etc. – pour peu qu’ils aient une dimension libertaire au sens large du terme.

Comment fonctionnait le journal ?

Dans notre idée, le but du journal n’était pas de rendre compte de ces mouvements à travers le filtre d’une rédaction et en agrémentant le tout de points de vue critiques, mais de leur donner directement la parole. En ce sens, nous voulions être le contrepoint des Cahiers de Mai où tout un appareil pédagogico-militant s’interposait pour l’écriture et ses procédures, appareil d’autant plus prégnant qu’il se voulait invisible, un peu à la façon des États et des partis communistes. Nous, nous voulions passer les papiers tels qu’ils se présentaient, quitte à ce qu’ils fassent l’objet de réponses et de polémiques. Par exemple, G. L., dont j’ai parlé plus haut, a beaucoup écrit sur le viol et provoqué de nombreuses polémiques. Les articles n’étaient évidemment pas signés, mais étaient parfois suivis d’une initiale, d’un pseudonyme ou d’un prénom. Seul leur contenu devait parler et indiquer leur origine, ce qu’éventuellement on indiquait en chapeau. Pour nous, le journal devait fonctionner à la façon d’un « foyer » – au sens optique et proudhonien du mot – où devait naître le mouvement que nous souhaitions : un mouvement à la fois extrêmement divers et commun, où chaque apport tirerait parti des autres, se reconnaîtrait dans les autres, quitte à ce que ça passe par des polémiques et d’interminables « réponses à la réponse ».

Quel type d’articulations existait-il entre le journal et le mouvement libertaire lyonnais ?

Le mouvement libertaire lyonnais de l’époque, d’où les organisations anarchistes étaient absentes, se caractérisait par un fourmillement de groupes et courants manifestant un intérêt divers pour l’anarchisme. Avec certains d’entre eux, IRL a ouvert, en 1975, un local à la Croix-Rousse, situé 13, rue Pierre-Blanc, dans une ancienne blanchisserie donnant sur rue. Pendant plusieurs années, ce local a fonctionné comme une sorte de « foyer », un lieu de vie intense favorisant des rencontres et des discussions entre des gens très divers. Les réunions du journal, qui se tenaient une fois par semaine si je me souviens bien, sont vite devenues un des temps forts de cette vie collective. Y participait qui le voulait. Ces assemblées pouvaient réunir jusqu’à trente ou quarante participants. Des copains menuisiers nous avaient fabriqué une immense table autour de laquelle chacun pouvait s’asseoir – et monter dessus à l’occasion – et où s’entassaient les papiers. Lus en assemblée, les articles du journal provoquaient des discussions souvent acharnées. Mais comme la règle du journal était de passer le maximum de textes, il s’agissait d’abord de fixer des limites – très larges – et, en fonction de la place disponible, des priorités. Le journal se fabriquait de manière collective, ce qui ne manquait pas de poser de nombreux problèmes. Ainsi, pendant longtemps, il nous a fallu gérer des conflits liés aux « notes du claviste » ou aux mises en page adoptées par tel ou tel fabricant en fonction du jugement porté sur tel ou tel article. Quand on relit aujourd’hui les premiers numéros d’IRL, on ressent, bien sûr, un fort décalage entre l’intérêt effectif des textes publiés et la passion ou l’enthousiasme que suscita leur élaboration. Mais, à l’époque, l’intention y était. On ne désespérait pas de transformer notre embryon de mouvement en un mouvement puissant et diversifié.

Quelles étaient, en dehors d’IRL, vos activités en tant que libertaires ou anarchistes ?

En dehors du journal, nous avons créé un Collectif libertaire qui, pendant plusieurs années, est devenu l’expression du mouvement libertaire lyonnais. Par la suite, lorsque nous avons été plus nombreux et, surtout, lorsque le « 13, rue Pierre-Blanc » est devenu le lieu de rencontres et de prises de décision de divers groupes et mouvements intervenant dans divers domaines – l’antimilitarisme, le féminisme, la coopération, etc. – et fonctionnant chacun, par ailleurs, avec les modalités et les orientations qu’ils avaient eux-mêmes choisies, le Collectif libertaire s’est transformé en Coordination libertaire. Mais je ne vais pas faire l’historique de ce mouvement d’ensemble qui culmina, en 1984, me semble-t-il, dans l’organisation de « Journées libertaires » particulièrement réussies, qui eurent lieu dans un vaste espace – géré par des protestants – et attirèrent plusieurs centaines de participants. Pour ce qui concerne cette période, je renvoie le lecteur, entre autres sources, à la brochure que j’ai publiée, sous pseudonyme, en 1988 [32], lorsque a pris fin ce mouvement, que s’est dissoute la Coordination libertaire et que sont réapparues, sur Lyon, les organisations anarchistes nationales – FA et CNT, principalement. Tout au long de cette période, mon devenir militant a été lié à deux événements à peu près concomitants : la transformation d’IRL, parfaitement symbolisée par son changement de titre – d’Informations rassemblées à Lyon il est devenu Informations et réflexions libertaires –, et la création, en décembre 1977, de la librairie La Gryffe.

Parlons de la transformation d’IRL. Quelles en furent les raisons ? Comment s’est opéré le changement ? Quels débats internes a-t-il suscités ?

Plusieurs raisons expliquent, sans doute, cette transformation, mais l’une de ses causes, immédiate et déterminante, c’est l’arrivée, en 1975, dans le collectif d’IRL, de Mimmo Pucciarelli [33]. Insoumis ayant fui l’Italie, Mimmo était doté d’une très forte personnalité. Je me souviens qu’il ne parlait pas un mot de français, à l’époque, mais cela ne nous empêchait pas, déjà, de polémiquer, par signes ou par mimiques. Depuis, nos discussions et polémiques, en français désormais, n’ont jamais cessé. Elles ont été parfois assez pénibles pour que j’évoque aussi, en parallèle, le plaisir que j’ai toujours ressenti de discuter avec Mimmo, rarement pour être d’accord – même si cela a changé au fil du temps –, mais parce que débattre avec lui permettait d’aller au fond des choses, d’aborder des questions importantes. Une partie des polémiques qui nous ont alors opposés se trouvent dans IRL pour ce qui concerne les orientations du journal et donc la conception que nous nous en faisions.

Sans entrer dans le détail de vos différends, il serait bon que tu précises en quoi vous divergiez.

Dans l’idée que Georges Laurent et moi-même, principalement, nous nous faisions d’IRL, le journal devait répondre à trois grands objectifs. D’abord, il devait être l’expression directe des nombreux mouvements et des nombreuses luttes dont nous nous sentions le produit et qui, pensions-nous, à Lyon et ailleurs, devaient, en s’auto-organisant et en prenant conscience de leurs propres capacités, donner naissance au mouvement libertaire et révolutionnaire à venir. Ensuite, IRL se devait d’apporter aux divers éléments de ce mouvement en train de naître sa propre spécificité d’expériences collectives émancipatrices, mais aussi s’intéresser à leurs modalités d’association et à leur façon d’expérimenter et de préfigurer l’anarchie de demain. Enfin, il nous apparaissait que le Collectif, puis la Coordination libertaire, devait être le « foyer » où tout cela pouvait opérer dans les interactions les plus immédiates entre hommes et femmes, dans l’organisation des tâches, dans la gestion des rapports d’autorité, mais aussi dans l’élaboration de réflexions théoriques et historiques plus vastes. D’où, disons-le, le côté indiscutablement anarchique de notre fonctionnement, fondé sur des règles simples et minimales : donner la parole à tout le monde ; ne pas trop se soucier de la forme ; rester au plus près de ce que nous étions, du bricolage associatif que nous constituions ; encourager l’expression de tous et la capacité de tous – individus et groupes – à s’auto-organiser et à se fédérer sans qu’aucun d’entre eux ne cherche à imposer son point de vue aux autres. Notre projet pouvait, à la fois, sembler très modeste dans ses apparats extérieurs, à travers le titre du journal et sa qualité formelle, et aussi très ambitieux puisqu’il s’agissait, ni plus ni moins, de réaliser tout de suite, en acte et avec des moyens conformes à ses buts, l’anarchisme dont nous nous réclamions. C’est pourquoi IRL, comme le Collectif libertaire, était une sorte de monstre sur la scène publique, un ours mal léché et qui ne souhaitait pas qu’on le lèche – ni lécher personne. Il n’empêche que, si les circonstances le permettaient, nous avions la certitude que, dans ce « foyer » tourné sur lui-même, mais capable d’exprimer la totalité de ce qui était, pouvaient s’élaborer les mouvements libertaires de demain. Ce ne fut pas le cas.

Quel était le point de vue de ceux qui voulaient transformer le journal et comment l’ont-ils emporté ?

La démarche et le projet de Mimmo étaient différents. Nous partagions, certes, un point de vue commun : le refus des organisations traditionnelles, figées dans l’idéologie anarchiste ou, pour partie d’entre elles, reprenant à leur compte les formes d’organisation et la stratégie des groupes marxistes d’extrême gauche. Mais Mimmo ne percevait pas la possibilité – ou n’y croyait déjà pas – d’un développement « libertaire » du mouvement anarchiste à partir de la multiplicité de ses formes d’organisation, de ses points de vue et de ses raisons d’agir, mais aussi d’une pratique immédiatement anarchique et anti-autoritaire. De fait, Mimmo était beaucoup plus réaliste et, à sa manière, beaucoup plus ambitieux que nous. Ce qu’il voulait, c’était – dans le contexte porteur de cette époque, où une entreprise de presse de ce genre était envisageable – faire une vraie revue, ouverte à l’idée libertaire mais se situant sur le terrain de l’opinion publique. Il est vrai que ce projet répondait à l’esprit du temps, comme le prouva la parution de revues de ce genre en Espagne, en Italie et ailleurs, mais il était totalement en contradiction avec le nôtre puisqu’il coupait le journal du mouvement concret, et donc local, dont il se voulait l’expression directe, en prônant la constitution d’une véritable équipe de « rédaction » entièrement occupée de la forme de la revue et de sa capacité à se faire sa place au soleil sur la scène publique.

J’imagine que cette divergence de vues a entraîné de sérieux conflits internes…

Cette divergence de fond s’est aussitôt traduite en termes de lutte pour le pouvoir, pour l’appropriation du journal, de sa fabrication, de sa conception et de son projet. Les qualités et les prédispositions de chacun se sont alors donné libre cours. À une manière de jouer les animateurs d’une grande pagaille apparente – et réelle – activant et mobilisant une multitude d’acteurs et d’impulseurs différents, souvent contradictoires, mais soucieux et heureux de voir naître un mouvement commun et des résultantes collectives n’appartenant à personne, a répondu, du côté de Mimmo, une volonté beaucoup plus personnelle et appropriatrice, avec la certitude de savoir ce qu’il fallait faire, sans plus se soucier d’un mouvement collectif dont seul un regard libertaire – ou proudhonien – pouvait sans doute percevoir l’importance, et ce au-delà même ou en raison de ses défauts apparents. Dans cette lutte interne un peu désespérante, les forces, les qualités et les défauts de chacun se sont recomposés et composés de façons différentes. Pour des raisons diverses, Georges s’est retiré du projet. Mimmo était en couple avec Gemma et, à eux deux, il constituait déjà, dès le début, un groupe ou une machine de guerre particulièrement efficace dans les discussions comme dans l’organisation concrète du journal. D’autres copains se sont peu à peu reconnus – ou ont trouvé leur compte – dans le nouveau projet de revue, et j’ai fini par quitter le journal, en 1978 ou en 1979, sans trop d’amertume il est vrai, pour poursuivre d’autres projets.

Et que sont devenus les opposants au projet de transformation d’IRL ?

Le nouvel IRL – Informations et recherches libertaires – a poursuivi son aventure nationale, en n’étant plus, sur Lyon, qu’un groupe parmi d’autres, intervenant de façon plus ou moins séparée au sein du Collectif, puis de la Coordination libertaire. Le projet d’un journal fondé sur l’idée initiale d’Informations rassemblées à Lyon n’a pas disparu pour autant. Comme le prouvent de nombreux exemples historiques et dès lors qu’il existe des espérances et un mouvement potentiel, il me semble, pour ma part, toujours correspondre à une voie possible de développement du mouvement libertaire. La Coordination libertaire de Lyon s’est très vite dotée d’un nouveau journal, Café noir, auquel j’ai participé, parfois activement, y compris en m’impliquant dans sa fabrication, mais sans en être un des animateurs. Café noir a repris les buts et le mode de fonctionnement du premier IRL, en procédant toutefois à un relatif resserrement sur les faits et les actions immédiates. Actuellement (2009), il existe, sur Lyon, un journal – Outrages –, qui a pris la suite d’un autre titre dont j’ai oublié le nom et qui émane de la tendance dite « anarcho-autonome ». Par son contenu, sa manière d’être fabriqué, son mode de diffusion et ses objectifs, Outrages me semble très proche de ce que furent Café noir et le premier IRL, radicalité en plus, mais cela tient au contexte actuel, très différent de celui d’il y a trente ans.

[Entretien réalisé, en 2009, par Freddy Gomez.]

Un mai 68 lyonnais (Colson)

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