Bandeau
A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Ôsugi Sakae, parcours d’un anarchiste japonais
À contretemps, n° 18, octobre 2004
Article mis en ligne le 9 octobre 2005
dernière modification le 12 novembre 2014

par .


« Il y a des herbes qui se dessèchent complètement dès qu’elles ont fleuri. Mais elles doivent quand même fleurir pour amplifier leur vie. » Lettre envoyée par Ôsugi Sakae à Ishikawa Sanshirô, Zenshû, vol. 14.


Associer l’anarchisme et le Japon constitue a priori un double paradoxe. D’une part, l’anarchisme est probablement le plus mésestimé, le plus mal connu sinon le plus calomnié des mouvements politiques, tant dans sa philosophie que dans son action pratique. Quelques formules chocs et quelques épisodes tapageurs ne sont généralement retenus qu’au prix de l’oubli de ses réalisations les plus positives, comme la création des Bourses du travail en France, les avancées de l’anarcho-syndicalisme, les écoles de Francisco Ferrer ou de Sébastien Faure, l’épopée de la Makhnovtchina (1917-1921) ou l’insurrection de Kronstadt (1921) dans la Russie révolutionnaire, les expériences autogestionnaires de l’Espagne 1936...

Supposer, d’autre part, que ce mouvement articulé sur une exigence exacerbée de liberté individuelle puisse se développer dans un pays comme le Japon, qui est réputé pour être socio-culturellement éloigné de l’individualisme, semble irréaliste.

Pour dépasser ce paradoxe apparent, il semble à la fois pratique et pertinent de s’attacher au parcours d’un anarchiste japonais suffisamment emblématique et représentatif, qui permette d’aborder la complexité de cette problématique. Le personnage qui s’impose, c’est Ôsugi Sakae (1885-1923). Mais pourquoi lui et pas un autre ?

Bonnes et mauvaises raisons d’un exemple

Avec son aîné Kôtoku Shûsui (1871-1911), l’un des éminents fondateurs du socialisme japonais qui a évolué de la social-démocratie à l’anarchisme, Ôsugi Sakae est probablement le plus connu des anarchistes japonais au Japon même, et ce pour deux raisons principales [1].

La première tient à sa relation amoureuse concomitante avec trois femmes pendant une brève période de sa vie (1916), épisode qui s’acheva par un drame spectaculaire et devenu fameux, l’une de ses maîtresses tentant de le poignarder [2]. La seconde est liée à sa mort tragique. Le 15 septembre 1923, la Kempeitai, la gendarmerie, l’assassina, ainsi que sa compagne Itô Noe (1895-1923), écrivain et militante anarchiste, et leur neveu de sept ans, Tachibana Munekazu. Les trois furent étranglés après avoir été sévèrement battus.

Pour reprendre le propos de l’essayiste Komatsu Ryûji, qui déplore que l’anarchisme japonais soit surtout connu pour ses « affaires » ou ses « incidents » (jiken), cela ne revient-il pas à ne retenir, une fois encore, que les aspects sombres de l’épopée anarchiste [3] ?

Il est vrai que ces « affaires » furent nombreuses : « affaire des drapeaux rouges » (akahata jiken, 1908) ; « affaire de haute trahison » (taigyaku jiken, 1911) - qui vit l’exécution de Kôtoku Shûsui, de Kanno Sugako (1881-1911) et de dix autres militants anarchistes ou socialistes - ; « affaire Pak Yôl-Kaneko Fumiko » (Boku Retsu-Kaneko Fumiko jiken, 1923-1926) ; « affaire de la Société de la guillotine » (Girochin-sha jiken, 1924-1926, du nom de ce groupe de militants désireux de venger la mort de leurs amis Ôsugi Sakae-Itô Noe) [4] ; « affaire du Parti anarcho-communiste » (Musei-fukyôsantô jiken, interdiction et répression de ce parti en 1934-1935, en parallèle avec un règlement de compte interne et meurtrier) ; ou bien encore « affaire des Jeunesses rurales » (Nôsonseinen-sha jiken, répression d’une insurrection anarcho-rurale dans les montagnes de Chikuma en 1935)...

Mais Komatsu précise que cette succession d’événements dramatiques permet surtout d’appréhender le contexte historique, difficile, dans lequel évoluait l’anarchisme d’avant 1945. Car celui-ci est marqué par un harcèlement policier incessant, encadré par deux lois successives : la « loi de police sur la sécurité publique » (Chian keisatsu hô) de 1900 et la « loi sur le maintien de l’ordre » (Chian iji hô) de 1925. Cette seconde loi, qui durcit la première, n’est que le bâton joint à la carotte tendue la même année, à savoir une loi électorale qui accorde le droit de vote à tous les hommes âgés de plus de vingt-cinq ans.

La répression est particulièrement féroce pour les tendances communiste et anarchiste. Tous les nouveaux partis trop radicaux sont aussitôt interdits, les journaux régulièrement censurés, suspendus ou condamnés, les réunions publiques ou les congrès quasi systématiquement interrompus par la police. Entre 1925 et 1945, plus de 75 000 personnes ont été arrêtées et déférées au Parquet pour infraction à la loi sur le maintien de l’ordre. Les militants sont emprisonnés, souvent torturés, maltraités en prison, où ils finissent parfois par mourir. Les forces policières bénéficient d’un climat favorable qui les pousse à franchir le cadre légal de leur mission. Ainsi, pour justifier son crime, Amakasu Masahiko, le capitaine qui commanda l’expédition punitive contre la famille Ôsugi et qui étrangla Sakae de ses propres mains, déclara avoir agi « au service du pays » (kokka ni kôken suru) [5]. Sentiment de totale impunité, donc, confirmé par ces propos d’un lieutenant de l’armée : « Je fus surpris de voir qu’Amakasu comparaissait devant la cour militaire [pour son acte]. À cette époque, nous avions tous l’impression que nous pouvions recevoir une promotion si nous tuions quelque socialiste... » [6]

Le parcours politique et personnel d’Ôsugi résume l’évolution que connaît le Japon au sortir de Meiji. Le pays passe, en un demi-siècle, d’une société rurale, quasi féodale, souvent archaïque, à une société de plus en plus industrielle, citadine, moderne, évoluée. L’épisode de la démocratie Taishô – que l’historien Andrew Gordon préfère qualifier de « démocratie impériale » – semble apporter une bouffée d’oxygène socio-politique. Mais lui succède bientôt un tennô-militarisme fascisant, avec sa cohorte d’intellectuels stipendiés, de va-t-en-guerre, de brutes galonnées et ses escouades de militaires exaltés, de mafieux, de crapules fascistes comme Kodama Yos-hio (1911-1984) ou Sasakawa Ryô’ichi (1899-1995). Période plombée, ensanglantée, bombardée et finalement atomisée par la Guerre de quinze ans (Jûgonen-sensô).

Il existerait une autre raison – indirecte celle-là – attestant de la dimension majeure d’Ôsugi Sakae dans l’anarchisme japonais : sa disparition aurait en quelque sorte annoncé le déclin d’un mouvement auquel il consacra une activité militante débordante. Marquée par sa collaboration à de multiples revues, la débauche d’énergie théorique et pratique qu’il incarna contribua certainement à un élargissement du réseau des individus qui s’engagèrent dans le mouvement. Ôsugi, par exemple, joua un rôle déterminant dans la création d’une organisation unique regroupant toutes les tendances socialistes, la Ligue socialiste du Japon (Nihonshakaishugi dômei), fondée le 10 décembre 1920, qui compta un millier d’adhérents et fut dissoute le 28 mai 1921. Il contribua à la radicalisation du syndicalisme ouvrier né avec la Société fraternelle (Yûaikai), fondée en 1912, et qui, en 1918, se transforma en Fédération générale du travail du Japon (Nihon rôdô sôdômei, abrégée en Sôdômei), regroupant alors 30 000 membres.

Pendant les quelques années qui suivirent la mort d’Ôsugi, l’anarchisme, y compris dans sa version plus spécifiquement anarcho-syndicaliste, progressa encore. Échaudés par la vague de répression qui accompagna les tentatives de vengeance de l’assassinat d’Ôsugi-Noe, et tirant le bilan de l’impasse politique où ils se trouvaient acculés, les anarchistes affinèrent leur stratégie. Exclus, en 1922, de la Sôdômei par l’alliance (provisoire) des sociaux-démocrates et des bolcheviks, ils fondèrent, en 1926, un syndicat d’inspiration libertaire – l’Union générale libre des syndicats ouvriers (Zenkoku rôdô kumiai jiyû rengôkai, abrégée en Zenjiren ou encore en Jiren) – qui rassembla, lors de son congrès fondateur, 400 délégués et 25 syndicats totalisant 8 400 membres, nombre qui progressa jusqu’à atteindre 15 000 membres en 1927 [7]. Sans être à proprement parler une organisation de masse, l’Union générale libre des syndicats ouvriers dépassait le cadre étroit d’un simple groupuscule. Elle soutenait, en tout cas, la comparaison avec les 12 500 adhérents du Conseil des syndicats ouvriers du Japon (Nihon rôdô kumiai hyôgikai), l’organisation syndicale créée et contrôlée par les bolcheviks, qui entre-temps s’étaient fait exclure de la Sôdômei, en 1925 [8].

Si, même après l’assassinat, en 1923, d’Ôsugi Sakae et d’Itô Noe, une présence anarcho-syndicaliste et anarchiste s’affirme bien au sein du mouvement ouvrier, il n’en demeure pas moins qu’Ôsugi représente une figure, un personnage de l’anarchisme. En paraphrasant le titre d’un livre célèbre, La Quintessence du socialisme (Shakaishugi shinzui, 1903) de son introducteur en anarchisme, Kôtoku Shûsui, alors dans une phase marxisante, on peut dire qu’Ôsugi résume, en effet, à lui seul une quintessence de l’anarchisme au Japon. Une parmi d’autres dans le monde, enrichissant la diversité et la multiplicité des approches libertaires. Il est probable aussi, si l’on en croit le regain de sa popularité dans le Japon actuel, qu’Ôsugi est à même d’interpeller bien des Japonais d’aujourd’hui. En témoignent, par exemple, la publication de plusieurs ouvrages récents sur Ôsugi comme l’intérêt passionné que lui porte un célèbre journaliste d’investigation, Kamata Satoshi, qui vient de lui consacrer un livre. C’est probablement parce qu’il est moderne qu’Ôsugi attire. Dans un contexte d’étouffante globalisation marchande et de brouillage des repères idéologiques, ses options politiques – critique du capitalisme libéral, mais aussi critique du totalitarisme communiste-bolchevik – sonnent juste. Au-delà de cette dimension, il ne fait pas de doute, cependant, que la trajectoire personnelle d’Ôsugi, faite d’engagement et de vitalité, fascine, comme sa fin dramatique, cette mort qui boucla la boucle d’un parcours riche, tumultueux et difficile, mais vivant reflet d’un siècle qui conjugua progrès et barbarie [9].

Importation ou spontanéite de l’anarchisme au japon ?

Par son aspiration à la liberté et à l’émancipation individuelle et collective, l’anarchisme s’adresse aux « amants passionnés de la culture de soi-même » (Fernand Pelloutier) et repose sur un principe universaliste et une finalité universelle [10] : son projet sociétaire est valable en tout temps et en tout lieu. Cela dit, espaces et histoires ne sont pas homogènes. De fait, la formulation théorique et pratique de l’anarchisme surgit dans un contexte bien particulier qui caractérise d’abord les pays industrialisés de l’Europe occidentale : l’essor du capitalisme industriel et la création du prolétariat (au sens large du terme, c’est-à-dire les travailleurs manuels ou intellectuels qui ne disposent pas des moyens de production, d’échange ou de reproduction). S’y adjoint un autre aspect : un processus déjà bien engagé de laïcisation et de sécularisation de la société, condition quasiment pré-requise pour toute expansion du « ni Dieu, ni maître » anarchiste [11].

Autrement dit, s’il existe dans toutes les sociétés d’anciennes prémices théoriques de l’anarchisme (Spartacus, La Boétie, peut-être Spinoza en ce qui concerne l’Europe), il faut attendre le XIXe siècle pour assister à son élaboration, son affirmation théorique et pratique (Godwin, Proudhon, Bakounine, la Première Internationale...). De ce point de vue, l’anarchisme se place bien dans le cadre général du socialisme. Ce n’est pas un hasard si ses formulations les plus poussées à un moment et en un lieu donnés correspondent à la situation historico-géographique particulière, exacerbée, d’un pays particulier : l’Angleterre industrielle et libérale pour Godwin, la France post-révolutionnaire et jacobine pour Proudhon, le Biennio Rosso et les débuts du fascisme pour les anarchistes italiens comme Errico Malatesta, Luigi Fabbri ou Camillo Berneri.

Le Japon de la première moitié du XXe siècle se retrouve-t-il dans cette configuration ? On peut répondre largement de façon positive. Ôsugi vient en tout cas formuler une synthèse originale à un moment où la société japonaise sort du bouillonnement meijien avant de tomber dans le carcan tennô-militariste. Toutes les tendances socialistes japonaises ont cherché à donner un sens approprié à leur idéal et à n’être pas en porte-à-faux avec leur époque. Elles n’ont pas manqué d’apporter leur réflexion sur l’évolution historique du Japon et sur les possibilités d’instauration du socialisme dans ce pays [12].

Sur ce dernier point, les analyses marxiste et anarchiste divergent fondamentalement, rappelons-le. La première s’inscrit dans un schéma historique mécaniciste, quasi déterministe, ne laissant que très peu de place à la liberté ; elle est livrée à ses propres contradictions générales puisque ce sont des pays encore très ruraux et très féodaux, comme la Russie de 1917 ou la Chine de 1949, qui ont été acquis au communisme étatique, et non les pays industrialisés au mouvement socialiste puissant comme l’Allemagne ou la France. La seconde ne croit pas à une course préétablie de l’histoire et n’est, en dépit de ce que laissent percevoir certains prismes rousseauistes erronés, ni optimiste ni pessimiste ; elle estime que l’humanité est capable de progrès comme de régrès, ainsi que l’a formulé le géographe anarchiste Elisée Reclus (1830-1905) à la suite du philosophe Gianbattista Vico.

Cette conception anarchiste donne priorité à l’action directe et volontariste, ce qui n’implique pas qu’elle soit déraisonnable, comme l’ont estimé ses adversaires politiques au sein du mouvement socialiste. Au Japon, par exemple, Sakai Toshihiko (1871-1933), Arahata Kanson (1887-1981) ou Tazoe Tetsuji (1875-1908) ont opposé à la prétendue impatience anarchiste l’efficacité, incarnée, selon eux, par le parlementarisme. Cette stratégie gradualiste et « raisonnable » n’a toutefois pas empêché un nombre significatif de ses partisans de renoncer purement et simplement au socialisme, une fois aspirés par la spirale politicienne [13]. Sur ce point, Ôsugi Sakae s’est montré, sinon prophétique, du moins lucide, quand il adressait ces mots très durs aux intellectuels érigés en avant-garde (Akamatsu, Abe, Suzuki, Kagawa...) :

« Combien en resteront-ils qui seront dignes de confiance ? (...) Parmi ces experts en herbe, il reste encore aujourd’hui des socialistes, beaucoup même. Mais quand l’orage éclatera et que le tonnerre grondera, ces oiseaux-là ne s’enfuiront-ils pas dans un arbre ou sous un toit, et combien seront-ils ? Pas même un. On pourrait évidemment en utiliser quelques-uns jusqu’à ce moment. Mais ces gens qui ont pas mal de clairvoyance, vont beaucoup utiliser les ouvriers plutôt que d’être eux-mêmes utilisés. Pas fous ! » [14]

Le mouvement anarchiste ne fut pas non plus lui-même à l’abri de certaines dérives, essentiellement terroristes. Souvent inspirées du nihilisme russe – dont la proximité psychologique et socio-politique est d’autant plus évidente que, comme lui, elles ont cours dans une société rurale en voie de modernisation où le tennô est assimilable au tsar –, ces dérives terroristes ont été dénoncées en son sein. Une trentaine d’années après l’expérience française, qui avait vu les anarchistes s’engager dans le mouvement syndical après le très bref épisode des attentats (1892-1894), le mouvement japonais connut un semblable cheminement. Après l’« affaire de haute trahison » (1910-1911) et « de l’ère d’hiver » (fuyu no jidai, 1910-1914), ses pas le menèrent d’un populisme plus ou moins nihiliste à l’anarcho-syndicalisme. Ce tournant doit beaucoup à Ôsugi Sakae, même si les circonstances de sa mort relancèrent, pour un temps, les idées de vengeance sociale.

Vitalisme et monadologie chez Ôsugi

Au-delà des étapes de son développement industriel et de sa modernisation, le Japon posait à l’anarchisme des questions spécifiques quant à l’évolution du système de valeurs et à l’adéquation de ses principes à une société malgré tout originale par rapport au berceau européen de l’anarchisme. Ôsawa Masamichi, l’un des exégètes japonais d’Ôsugi Sakae, évoque à cet égard le débat qui, en 1907 – année qui vit au Japon la scission entre la tendance « parlementariste » et celle qui prônait l’« action directe » (chokusetsu kôdô) –, opposa deux personnages importants : Tazoe Tetsuji, tenant de la première, et Ôishi Seinosuke [15], partisan de la seconde [16].

Tazoe insistait sur la nécessité de « créer un mouvement spontané de la nation japonaise », relativement indépendant des grands principes tracés en Europe. Pour lui, cette « spontanéité » japonaise devait adopter le gradualisme parlementaire, lequel devenait théoriquement justifié et pratiquement indispensable. Inversement, Ôishi rappelait que les dirigeants japonais suivaient le modèle de leurs homologues occidentaux (Bismarck, Rockfeller), et que le Japon était désormais intégré dans la course du monde, ce qui induisait que le socialisme japonais n’avait pas à se singulariser, mais devait appliquer les principes énoncés par Bakounine ou Kropotkine.

Pour Ôsawa Masamichi, c’est Ôsugi qui a le mieux repris cette problématique, en l’approfondissant. Il souligne à cet égard la réorientation que connut la pensée d’Ôsugi lors de son deuxième emprisonnement à Chiba, pendant deux ans, de 1908 à 1910, à l’issue de son implication dans l’« affaire des drapeaux rouges » (17 mai 1908). Comme il le signalera lui-même par la suite, Ôsugi s’est alors mis à réfléchir sur lui-même et sur son engagement.

À vingt-trois ans, Ôsugi est encore jeune, mais il a déjà beaucoup vécu. Ballotté au gré des fréquents déplacements de sa famille, il connut une adolescence et une jeunesse turbulentes. Son père, militaire et sympathisant de la Kokuryûkai, était un personnage assez autoritaire et un peu borné, mais plutôt falot et sans grand rôle au sein du foyer familial. En 1902, alors qu’Ôsugi va sur ses dix-huit ans, la mort précoce de sa mère crainte et adorée l’affecta beaucoup [17]. Très tôt, le jeune homme est attiré par la compagnie féminine et la bagarre. C’est, en fait, un sentimental qui attache beaucoup d’importance à l’amour et à l’amitié, trait de caractère qui ne se démentira plus et lui vaudra, comme en atteste son autobiographie, des rencontres multiples et rarement anodines. Destiné à une carrière militaire, qu’il rompit non sans courage, Ôsugi monta à Tôkyô, où il entreprit des études supérieures. Il découvrit le christianisme (1902), puis l’abandonna rapidement pour s’intéresser à l’anarchisme (1903), grâce à la Heimin-sha et à Kôtoku. En septembre 1906, il épousait Hori Yasuko.

Dans la prison de Chiba, Ôsugi souffre de la faim et du froid, mais il dispose de livres, et c’est là l’essentiel. Passant de longues heures à étudier, il décide alors d’aller au-delà d’une absorption un peu rapide de ses premières lectures anarchistes – Kropotkine notamment qu’il avait commencé de lire lors de son premier emprisonnement, à Sugamo, en 1907. Il se propose d’approfondir son acquis, en tentant de repenser ce qui doit l’être. Pour lui, la base indispensable de toute connaissance repose sur les sciences naturelles, l’anthropologie, puis l’histoire, disciplines qui s’attachent à étudier l’enchaînement logique entre les faits. Il l’écrit :

« Plus je lis et plus j’y pense, je crois que la nature est quelque part logique, et la logique est complètement inscrite dans la nature. Je dois admirer la nature puisque cette logique doit être de façon similaire inscrite dans la société humaine, qui a été développée par la nature. » [18]

D’après Daniel Colson, l’idée de « nature » recouvre, dans la philosophie anarchiste, une « notion traditionnelle et courante (...) désignant la totalité de ce qui est » [19]. Il ne s’agit donc pas de la matière inerte, de la simple physique ou même de l’environnement, mais de la « vie » au sens de « mouvement ». Il en va ainsi pour Bakounine : « [...] Comme je me vois forcé d’employer souvent ce mot Nature, je crois devoir dire ici ce que j’entends par ce mot. Je pourrais dire que la Nature, c’est la somme de toutes les choses réellement existantes. Mais cela me donnerait une idée complètement morte de cette Nature, qui se présente à nous au contraire comme tout mouvement et toute vie [...], la combinaison universelle, naturelle, nécessaire et réelle, mais nullement prédéterminée, ni préconçue, ni prévue, de cette infinité d’actions et de réactions particulières que toutes les choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres. » [20]

Après son emprisonnement à Chiba, Ôsugi Sakae rédigera plusieurs textes sur ce thème de la « vie » (sei), inséparable, pour lui, du moi, de la liberté et de l’action. « Au commencement il y a l’action » (Hajime ni koî ga ari), écrira-t-il même un peu plus tard en citant la phrase que Romain Rolland reprend de Faust [21]). Il exposera l’essentiel de ses conceptions dans « L’Expansion de la vie » (Sei no kakujû, juillet 1913). On y lit :

« La vie peut être comprise dans un sens large et dans un sens étroit. Moi, je la prends dans son sens le plus étroit, comme le principe de la vie de l’individu. L’essence de cette vie n’est autre chose que le moi. Et finalement, le moi est un type d’énergie (chikara no isshu) qui obéit aux règles de l’énergie dans la dynamique de l’énergie.
L’énergie doit apparaître dès qu’il y a mouvement, action (
dôsa), car existence d’énergie et mouvement sont synonymes. Par conséquent, l’activité de l’énergie (chikara no katsudô) est une chose qu’on ne peut éviter. L’action elle-même est tout entière dans l’énergie. L’action est l’aspect unique de l’énergie.
La logique nécessaire de notre vie nous ordonne donc d’agir. Et de nous développer. Cela ne signifie rien d’autre que l’extension dans l’espace de ce qui existe. Mais le développement de la vie doit aussi apporter la plénitude de la vie. La plénitude survient d’ailleurs inévitablement avec le développement. Par conséquent, plénitude et développement doivent être une seule et même chose.
L’expansion de la vie devient donc le devoir de notre unique vie. Celui qui satisfait les besoins implacables de sa vie est bien celui qui agit le plus effectivement. La logique nécessaire de la vie nous ordonne d’écarter, de détruire toutes les choses qui entravent l’extension de la vie. Et quand on tourne le dos à cet ordre, notre vie, notre moi, stagne, se corrompt, se détruit. »
 [22]

Les difficultés surviennent dans l’entrechoquement des vies de chacun. Se produit alors, selon Ôsugi, une polarisation de la société entre oppresseurs et opprimés, entre maîtres et esclaves. L’humanité semble s’y résigner, se contentant de changer de maîtres. Mais la révolte contre cet état des choses – qui, en définitive, entrave l’extension de chaque vie – est portée par une minorité. Les soubresauts de l’histoire ne doivent plus conduire à changer de maîtres, mais à l’émancipation de tous et de chacun.

C’est en ce sens qu’Ôsugi affirme :

« Maintenant que la réalité de la domination a atteint son point le plus haut, l’harmonie n’est pas la beauté. La beauté est dans le chaos. L’harmonie est un mensonge. Le vrai est dans le chaos. On ne peut maintenant atteindre l’expansion de la vie que par la révolte. Ce n’est que par la révolte que l’on peut créer une nouvelle vie, une nouvelle société. » (Zenshû, II, p. 34.)

Souvent citée à propos d’Ôsugi, cette phrase – « La beauté est dans le chaos » - ne doit pas être mal interprétée. Car, comme l’expose Daniel Colson, « dans l’utilisation moderne et libertaire du mot, le chaos cesse de renvoyer à une origine temporelle, dépassée par un devenir linéaire et orienté du temps. Il constitue au contraire le substrat toujours présent de tous les possibles dont le réel est porteur. [...] Comme beaucoup de textes libertaires permettent de le montrer, de Cœurderoy à Bakounine, en passant par Proudhon, l’anarchie ou le chaos dont se réclame l’anarchisme n’est en rien synonyme d’arbitraire, cet arbitraire qui sert de fondement illusoire à toutes les utopies, mais au contraire de nécessité, une nécessité seule fondatrice de la liberté anarchiste dans la mesure même où elle exprime toute la puissance de ce qui est » [23]. Ce qui, ainsi que le signale encore Daniel Colson, rappelle un Nietzsche expliquant comment le « caractère de l’ensemble du monde est de toute éternité celui du chaos, en raison non pas de l’absence de nécessité, mais de l’absence d’ordre » [24].

Autrement dit, Ôsugi puise dans le négatif de l’humanité actuelle ce qui peut être le positif de la société. Société et humanité sont vie, mouvement, « dynamique » (dinamikku), pour prendre un terme qui sera utilisé par Ishikawa Sanshirô (1876-1956), l’un des anarchistes japonais qui poursuivra la réflexion philosophique là où l’avait laissée Ôsugi Sakae. Cette dialectique de non-résolution des antinomies par la synthèse s’oppose résolument à la dialectique hégéliano-marxiste en trois temps. Elle rappelle furieusement celle de Proudhon – qu’Ôsugi n’a pourtant pas lu, au moins lorsqu’il a rédigé « L’Expansion de la vie ».

Dans le Système des contradictions économiques (1846), cet ouvrage tant décrié par Marx, Proudhon écrit ainsi que « l’homme est travailleur, c’est-à-dire créateur et poète », puisqu’il « produit de son fond, il vit de sa substance ». Au cours du même passage, Proudhon suggère de revenir à la monadologie de Leibniz, à condition que celle-ci soit libérée de l’hypothèque divine. Cette approche, reprise par Gabriel Tarde à la fin du XIXe siècle, puis par Gilles Deleuze ou Gilbert Simondon à la fin du XXe siècle, met en avant l’existence d’êtres individuels singuliers, irréductibles à toute détermination extérieure : les monades, capables de s’ouvrir les unes aux autres, de l’intérieur, de s’entre-pénétrer réciproquement et de sélectionner, parmi l’infinité des mondes possibles, celui qui convient à leur plein épanouissement.

La monadologie n’a rien à voir avec la justification de l’individualisme contemporain, qui n’est en réalité qu’un égoïsme absolu. Ôsugi Sakae fait un clin d’œil à Max Stirner, figure de l’individualisme anarchiste et auteur de L’Unique et sa propriété (1844), en reprenant son terme d’« unique » (yu’itsu), mais il s’en dégage dans son implication socialiste. Il fonde sa démarche sur l’individu, en synergie avec « l’air du temps » au Japon qui voit par exemple l’essor du watakushi-shôsetsu en littérature, mais dans une perspective sociale et collective, ce qu’il nomme « l’individualisme moderne » (kindai kojinshugi). De là sa critique des stirnériens japonais comme Tsuji Jun (1884-1944) [25].

La théorie de « la page blanche » (hakushi)

Ce serait une erreur de considérer l’approche d’Ôsugi comme relevant du naturalisme. Certes, l’analyse d’Ôsugi se fonde, comme il l’explique lui-même, sur les sciences dites naturelles, ou biologiques, mais il ne s’y arrête pas. Il rappelle qu’il avait éprouvé une vive émotion en lisant – toujours en prison – l’ouvrage du biologiste Oka Asajirô (1868-1944) sur Darwin, mais en précisant qu’il fallait aller plus loin, et même dépasser un Kropotkine modulant l’approche darwinienne par une théorie sur « l’aide mutuelle » (sôgô fujo) dans les sociétés animales ou humaines.

Ôsugi apprécie les analyses de Bergson sur l’évolution créatrice – qu’il va traduire et présenter au public japonais. Il ne se satisfait pas d’une lecture déterministe du monde, ni même étroitement scientifique. Il tend à dépasser l’approche de Kropotkine, le plus naturaliste des anarchistes, avec lequel il ne se sent finalement pas très à l’aise. Comme il le reconnaît lui-même, il se rapproche davantage de Bakounine, cette incarnation du matérialisme et du vitalisme [26].

Dans la monadologie ôsugienne, le présent et le futur – l’histoire, en un sens – ne sont donc pas inscrits. En revanche, on peut les écrire :

« La philosophie a pour objet principal et historique de s’interroger sur ce qu’est l’humanité, avec les différentes réponses apportées par les prétendus philosophes.
Mais l’humanité n’est pas un livre écrit préalablement et publié au net une fois pour toutes. C’est une page blanche où chaque homme écrit un mot, une phrase. L’humanité est ce que vivent les hommes.
Il en va de même pour ses problèmes. La question ouvrière est un problème humain pour les ouvriers. Par leur mouvement, les ouvriers écrivent lettre après lettre, mot après mot, phrase après phrase dans ce grand livre de pages blanches qu’est la question ouvrière.
Ils ont déjà les idéaux et les conceptions, c’est leur grande force, une lumière. Mais plus ils s’en écartent, plus cette force et cette lumière qui constituent leur réalité présente s’affaiblissent. Pour conserver leur force, elles doivent s’écarter des textes qu’eux-mêmes rédigent lettre par lettre, paragraphe par paragraphe.
C’est la même chose pour les conceptions et les idéaux de la société future qu’ils construiront. Ceux qu’expriment l’anarchisme, la social-démocratie, le syndicalisme ou le socialisme des guildes constituent une force et une lumière que les travailleurs d’Europe ou d’Amérique ont probablement déjà créées eux-mêmes. Mais, actuellement, les travailleurs japonais sont encore loin d’en être là. »
 [27]

Au-delà des principes partagés sur l’action directe anarchiste, on ne peut qu’être frappé par la congruence entre les idées philosophiques d’Ôsugi et celles avancées depuis près d’un siècle déjà par des théoriciens anarchistes comme Proudhon ou Bakounine, alors qu’Ôsugi n’en avait qu’une connaissance fragmentaire. Même s’il les a traduits pour certains d’entre eux (Kropotkine en 1917 et en 1920, Bakounine en 1922), on ne peut vraiment pas dire qu’il se soit contenté de les imiter ou de les paraphraser.

Les nombreuses lectures d’Ôsugi – Bakounine, Kropotkine, Malatesta, Reclus, mais aussi Darwin, Le Bon, Bergson, Sorel, Nietzsche, Stirner, Rolland, Ibsen, Tourgueniev, Flaubert... – au cours de ses deux années d’emprisonnement l’ont indéniablement imprégné du climat intellectuel rationaliste, positiviste et vitaliste de l’Europe des Lumières [28]. Dans quelle mesure cette influence conforte-t-elle ses propres opinions à une époque et en un lieu – le Japon de Meiji puis de Taishô – qui aspirent à se dégager d’une tradition jugée rétrograde ? Dans quelle mesure, également, cette influence ne renvoie-t-elle pas à une modernité déjà présente dans la « tradition japonaise », ou pour le moins déjà prégnante dans la civilisation sinisée – on sait que la modernisation meijienne aurait été impossible sans l’incubation proto-moderniste de l’ère Tokugawa ?

Il est encore difficile de déterminer en quoi, hors l’influence européenne, la civilisation orientale était elle-même porteuse d’anarchisme [29]. Disons simplement qu’une importante partie de la jeunesse japonaise et chinoise du début du XXe siècle était attirée par la science moderne, dite « occidentale », et par les possibilités qu’elle offrait de la libérer d’une tradition quiétiste, immobiliste, étouffante et finalement sclérosée. La découverte d’une modernité assimilable à l’universalité, à l’humanité en fait, rassura cette jeunesse autant qu’elle lui ouvrit de nouveaux horizons. Cette modernité était intelligible et acceptable en Asie orientale dans la mesure où les conditions socio-culturelles et socio-psychologiques étaient réunies pour l’assumer, notamment dans le rapport à la technologie, à la nouveauté et à la religion. En grossissant le trait, on pourrait dire que l’infrastructure intellectuelle était prête tandis que la superstructure politique était dépassée.

Il faut souligner, à ce stade de notre réflexion, que pratiquement aucun des théoriciens anarchistes japonais – à l’exception d’Ishikawa Sanshirô et de Hatta Shûzô – n’a subi d’influence du christianisme, contrairement à la majeure partie des leaders marxistes ou socialistes (Abe Isô, Kinoshita Naoe, Kagawa Toyohiko, Uchimura Kan-zô, Katayama Sen, Sakai Toshihiko, Arahata Kanson). Kôtoku Shûsui s’est, par exemple, toujours méfié de cette religion, et son dernier ouvrage, écrit en prison avant son exécution, évoque « la suppression du Christ » (Kirisuto massatsu-ron). Pourtant, le christianisme – apparu sous Meiji – fut souvent pris, au Japon, comme un synonyme possible de la modernité et/ou de l’occidentalisation. Sa conception divine débouchait sur une critique de la théocratie nippone du tennô, et donc sur une contestation politique. Contrairement à la France, issue de la Révolution de 1789, la maxime générique du « ni dieu, ni maître » ne pouvait pas avoir grand sens au Japon, pour la première moitié de son intitulé du moins. Mais, au-delà de cette évidence, les anarchistes japonais ont sans doute préféré adopter une philosophie libertaire moins rigide, moins dogmatique, plus hédoniste et plus lumineuse, correspondant à un vieux substrat socio-culturel, fusionnel, hétérogène, sinon hétérodoxe, mélangeant allègrement un shintô naturel débarrassé d’une théocratie encombrante, un confucianisme soucieux du service public et un bouddhisme sans trop d’illusions.

C’est la découverte de l’individu et de l’individualisme, dans son sens libertaire, qui pouvait réaliser la nouvelle synthèse, telle que l’a opérée Ôsugi. Pour lui, la caractéristique de la modernité était d’avoir saisi cette approche. Toujours dans « L’Expansion de la vie », il écrit :

« La praxis (jikkô), c’est l’activité directe de la vie. L’activité pratique de l’homme moderne dont le cerveau a bénéficié des raffinements scientifiques, ce n’est pas, comme on dit, “du pipeau”. Ni une praxis sans réflexion, ni une praxis uniquement manuelle. Fondée sur une observation et une méditation de plusieurs années, la praxis est ce qu’on croit être l’activité la plus adaptée de la vie. »

Maruyama Masao (1914-1996) souligne à juste raison qu’Ôsugi Sakae fut l’un des premiers théoriciens à diffuser – sinon introduit – au Japon le terme « moderne » (kindai), contenu dans le titre même de sa revue : Kindai Shisô (Pensée moderne, 1912-1914). C’est dans cette publication, lancée après son emprisonnement, de concert avec Arahata Kanson, qu’il publia la plupart de ses textes déjà cités ( [30]. Dès son premier article, « Honnô to kôzô » (Instinct et créativité), qui ouvre le premier numéro de la revue, en septembre 1912, Ôsugi donnait les clefs de ce qu’il entendait par « moderne » et les raisons de son choix. Après avoir cité plusieurs fois Ibsen et s’être référé à Bergson et à Vico, il concluait :

« Beaucoup d’idées qui régulent habituellement les actions humaines sont celles de l’homme ancien dans son milieu habituel (zai-rai no miriu). L’homme nouveau rejette ces idées habituelles (zairai no aidea). Il faut qu’il crée lui-même les nouvelles idées de l’homme nouveau. (...) Nous ne sommes pas des barbares. Par conséquent, nous ne pouvons pas donner libre cours à l’action d’instincts primitifs. Nous savons les expériences accumulées depuis les origines. Cette connaissance constitue l’homme moderne, pour beaucoup elle peut irriter et attrister, ou donner au contraire une morale et des idées à notre instinct : elle s’accompagne d’une force qui nous rend intrépides. » [31]

Pour Ôsugi, l’homme moderne est donc l’homme nouveau qui rompt avec l’inertie des pratiques et des idées habituelles, avec l’homme ancien, qui essaie de se sortir de son « milieu » en tirant le bilan de ses expériences, pour promouvoir un autre monde. Pour Ôsugi, la modernité, c’est la transformation.

Il est possible, tout en risquant l’anachronisme et la décontextualisation, de trouver dans les philosophies sinisées traditionnelles – le confucianisme et, surtout, le taoïsme –, des prémices de la philosophie libertaire. Les anarchistes japonais s’y sont essayés dès le début du siècle en évoquant, par exemple, la figure d’Andô Shôeki (1703-1762) [32]. Mais cette quête d’origine n’intéresse pas Ôsugi Sakae. Si Kôtoku Shûsui, du côté de l’anarchisme, ou Kawakami Hajime, du côté du marxisme, se placent clairement dans le contexte du moralisme confucéen vis-à-vis de la chose publique, notamment Kôtoku avec l’idéal du gentilhomme (shishi), Ôsugi, lui, n’a cure des racines. Il renonce peu à peu à ses quelques références classiques, comme celles qu’il avait faites siennes, en 1907, dans le Heimin Shimbun, du temps de Kôtoku, en expliquant qu’il avait trouvé dans les écrits de Laozi la description d’une « société anarchiste paisible ». Il ne cherche pas davantage à valoriser, en regard, une importation d’idées occidentales considérées comme plus prestigieuses. Ôsugi se situe résolument dans le présent et il part de l’individu pour se projeter vers un futur immédiat et l’association libre des individus.

Son approche repose donc sur un principe universel de l’autonomie individuelle et ouvrière, qui transcende les différentes cultures, sinon les différentes époques. Pour autant, elle n’est pas a-historique – Ôsugi critique à la fois le système impérial hérité de Meiji, l’impasse social-démocrate et la dictature bolchevique. Elle n’est pas non plus dogmatique, mais s’accorde au contraire, nommément, à un certain pragmatisme [33] – qui le conduit à tenter de réunir l’ensemble des forces socialistes, puis à coopérer, brièvement il est vrai, avec les bolcheviks, ce qui lui vaudra d’ailleurs de sévères critiques de la part de certains anarchistes.

En se plaçant sur le terrain japonais et en partant de la réalité japonaise, Ôsugi prolonge, pour Ôsawa Masamichi, la réflexion engagée par Tazoe Tetsuji sur la question de « l’importation du socialisme ». Il le fait, cependant, sur un plan libertaire, ce qui lui évite de déraper dans le culturalisme nationaliste.

La praxis osugienne

Les conséquences pratiques de cette démarche sont évidentes. Sur le plan personnel, Ôsugi Sakae va vivre à fond sa vie amoureuse, sa vie de père, ses amitiés masculines ou féminines, sa vie intellectuelle et esthétique, sa vie d’aventures diverses, déménageant souvent, voyageant un peu partout au Japon, mais aussi en Chine et en France, malgré ses difficultés financières et le harcèlement policier dont il était victime.

Sur le plan politique, Ôsugi va promouvoir l’anarcho-syndicalisme, la critique du parlementarisme, le refus de la tutelle d’une avant-garde politique, aussi éclairée fût-elle – social-chrétienne, social-démocrate ou bolchevique. Ôsugi va d’ailleurs plus loin que la simple critique du caractère autoritaire et dirigiste de l’avant-garde en dénonçant le principe qui la sous-tend : la surévaluation de la théorie sur la pratique. Ainsi, dans une réponse à la féministe Yamakawa Kikue (1890-1980), qui jugeait indispensable le leadership des intellectuels pour accélérer l’avènement du socialisme, il écrit :

« Yamakawa ne peut pas ne pas savoir que l’idéal qui est actuellement le sien s’était déjà répandu parmi les travailleurs avant même que Kropotkine ou Bakounine n’en fassent le leur. Toutes ces personnes ne peuvent pas ne pas savoir que leur enseignement ne dépasse pas le stade de multiples petites organisations, ni que le progrès de cet idéal dans le mouvement ouvrier dépend plus du développement réel du mouvement ouvrier lui-même que de l’aide intellectuelle de l’intelligentsia. Cela ne veut pas dire que l’intelligence ou les intellectuels soient inutiles. Ils sont très importants. Les ouvriers souhaitent aussi leur aide, sans cesse. Mais il faut chercher à comprendre leur réelle disposition d’esprit avant de la leur apporter. » [34]

En caricaturant, on peut estimer que, pour Ôsugi, la théorie est la pratique même. Ainsi doit être comprise sa critique des intellectuels. Elle ne porte pas sur l’inutilité de la réflexion, mais sur le rôle social qu’elle leur attribue. Lui-même sait très bien – et il le dit – qu’il est une sorte d’intellectuel déclassé qui manie la distance et l’autodérision vis-à-vis de ses propres idées quand la théorie ment par trop avec la réalité : « Moi j’aime l’esprit. Mais il me répugne généralement quand il est théorisé. [...] Je déteste ainsi le socialisme, et quelque part l’anarchisme me répugne aussi un peu. » [35]

Prônant l’autonomie de la classe ouvrière et dénonçant la prétention des intellectuels à s’ériger en leaders, Ôsugi assume les conséquences de cette position en allant vivre dans un quartier ouvrier, au sein des ouvriers, sans affectation et non sans difficultés ou contradictions. Car la démarche d’Ôsugi n’est en rien celle d’un « établi » : son objectif implique son émancipation personnelle, avec celle de son entourage, pour déboucher précisément sur l’émancipation collective des travailleurs auprès de qui il milite.

Ôsugi vit donc la liberté dans son acception anarchiste et sa dimension profondément sociale. Ce n’est pas cette liberté qui s’accorde à la norme étroite et bourgeoise supposant que la liberté individuelle « s’arrête où commence celle des autres », mais celle de Bakounine qui postule qu’elle « n’est rien sans celle des autres », ou encore que « ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de tous étend la mienne à l’infini ». Pour l’anarchisme, l’une des grandes leçons de l’humanité est là, dans cette « nature prenant conscience d’elle-même », comme le souligna le géographe libertaire Elisée Reclus dans L’Homme et la Terre (1905).

D’une certaine manière, il n’est donc pas faux de dire que l’anarchisme japonais ne sera plus le même après la mort d’Ôsugi. Par définition, d’abord, puisque la disparition d’une figure aussi importante et active que celle d’Ôsugi modifia substantiellement le cours des choses. Si, après Ôsugi, l’anarchisme japonais ne déclina pas à proprement parler [36], il se positionna différemment sur le plan de la philosophie politique et, à l’instigation des théoriciens et activistes dits de « l’anarchisme pur » (junsei museifushugi) – Hatta Shûzô (1886-1934) ou Iwasa Saku-tarô (1879-1967) –, la majeure partie du mouvement ouvrier libertaire, y compris syndicaliste, privilégia désormais les orientations philosophiques et tactiques du communisme libertaire, au détriment de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire, un peu à la manière des anarchistes argentins de la Federación obrera regional argentina (FORA). Cette nouvelle orientation se fondait largement sur les interprétations de la théorie kropotkinienne et inversait les choix d’Ôsugi, qui, de son temps, avait toujours marqué sa préférence pour les options bakouniniennes.

Les aspirations d’Ôsugi coïncidèrent probablement avec celles d’une nouvelle classe ouvrière industrielle, urbanisée, plus instruite, moderniste, individualiste et libertine. Celle-ci fut certes victime de la répression anti-socialiste, mais elle bénéficia des premières ouvertures syndicales et obtint ses premières conquêtes sociales, conquêtes qui favorisaient l’idée qu’elles pouvaient être amplifiées. Le kropotkinisme, lui, avait d’autres résonances. Sa dimension scientifique – bien accordée à la personnalité même de Kropotkine – reposait sur un mélange de naturalisme social et de rationalisme bon teint. Sa philosophie optimiste, moins vitaliste que celles de Proudhon ou de Bakounine, attira les radicaux d’Asie orientale, de la Chine au Japon en passant par la Corée. Son corps de doctrine – la décentralisation maximale, la suppression de la coupure entre la ville et la campagne, le refus de toute division du travail, la « prise au tas » –, offrait sans doute, en s’appuyant sur une certaine nostalgie d’un âge d’or, un référent réactualisé de la communauté villageoise rurale traditionnelle, éternelle, solidaire, morale, unie, et quasiment prête au communisme.

La conjoncture japonaise de la fin des années 1920 et du début des années 1930 permit une cristallisation de ce kropotkinisme, qui bénéficia de surcroît – grâce à un grand nombre de traductions des écrits de Kropotkine – d’une popularisation supérieure aux thèses de Proudhon, de Bakounine ou de Malatesta. Mal en point, la classe ouvrière entra dans une période de doute. La crise économique l’affaiblit et les conditions d’existence dégradées rendirent la ville moins attrayante. Dans les campagnes, la situation des petits paysans s’aggrava avec l’extension et le durcissement du fermage, concomitants au renforcement d’une classe de propriétaires fonciers absentéistes. Le fossé se creusa entre la ville – ses politiciens corrompus et ses industriels avides – et la campagne qu’un agrarianisme (nôhonshugi) aux multiples facettes, y compris fascisantes, promut comme le modèle social et moral d’un Japon en quête de ses racines. Parce qu’elle permettait certaines formes d’autarcie et d’autosuffisance, la vie à la campagne offrit aussi une alternative concrète aux populations qui trouvaient difficilement leur pitance dans les grandes villes.

Au sein du mouvement libertaire, le kropotkinisme apparaît ainsi comme une réponse immédiate, théorique et pratique, aux problèmes qui l’assaillent. Parallèlement, le mouvement ouvrier industriel subit une double pression : celle des sociaux-démocrates ou des bolcheviks, d’abord, qui cherchent par tous les moyens, y compris les plus staliniens, à l’encadrer ; celle du pouvoir, ensuite, qui tente de le domestiquer idéologiquement et syndicalement, en s’appuyant assez largement d’ailleurs sur des éléments socialistes et communistes qui ont renié leur credo ou qui jouent un trouble jeu avec les fractions corporatistes du régime. D’une certaine façon, le tennô-militarisme a tranché le débat Tazoe-Ôishi sur l’importation ou l’adaptation du socialisme : soit il l’a diabolisé et réprimé en tant que « pensée dangereuse venue de l’étranger » ; soit il l’a récupéré en le national-socialisant et en l’intégrant à une politique de capitalisme d’État « développementaliste ».

Pris dans cette tenaille et de plus en plus déçus par les réalités de la révolution russe et du « soviétisme », une grande partie des anarchistes rejettent alors systématiquement tout ce qui peut ressembler, de près ou de loin, à du marxisme. Ils cherchent même à s’en démarquer sur le plan syndical en critiquant l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire, considérés par eux comme un « hybride de marxisme et d’anarchisme ».



Bien sûr, le Japon d’aujourd’hui est bien loin de ces débats, mais le contexte dans lequel il évolue n’a pas grand-chose à voir non plus avec ce qu’il était du temps où il se situait en première ligne sur le front de la « guerre froide ». Maintenant que cette période historique est close, la donne, au Japon même, se trouve largement modifiée. Pendant longtemps dominée par le marxisme – et singulièrement par le Parti communiste –, la gauche japonaise, si elle veut survivre, est condamnée à évoluer, ce qu’elle a d’ailleurs commencé de faire. L’extrême gauche, elle, où pullulent des groupes radicaux dont le sectarisme est de moins en moins bien vécu ou perçu par les jeunes ou les anciennes générations, lui emboîtera probablement le pas.

Simultanément, le modèle toyotiste, qui assura une certaine prospérité à une grande masse de Japonais, est en train de s’effriter sous les coups de l’ultra-libéralisme et de la globalisation. Jusque-là, il était caractérisé par un compromis entre capital et travail : avantages sociaux, élévation des salaires et garantie de l’emploi contre domestication syndicale, partenariat et consensus social. Or ce modèle repose sur un système – le « système des années 1940 » (jûgonen taisei) –, qui avait été élaboré sur tous les plans, y compris idéologique, par le pouvoir au cours des années 1930 et 1940. Certes, la guerre et le militarisme ont disparu, après 1945, avec la démocratisation, mais – comme l’ont remarqué plusieurs observateurs, et parmi eux Karel Van Wolferen ou Noguchi Yukio –, ce système, remanié en quelques aspects, est resté en place dans plusieurs domaines (MITI, protectionnisme alimentaire, finances, baux fonciers, politique ferroviaire, etc.). Les cadres dirigeants eux-mêmes ont assuré la jonction politique en épurant très faiblement, en intégrant des éléments d’ultra-droite au sein du Jimintô, en évacuant l’histoire... C’est ce « système des années 1940 » qui a permis l’exception japonaise du modèle toyotiste jusque dans les années 1980 [37].

Maintenant que ce système est en voie d’effondrement, le Japon ne serait-il pas en train de revenir à la situation ex ante, celle de la démocratie Taishô, à l’époque d’Ôsugi ? Autrement dit, Ôsugi Sakae ne serait-il pas en train de redevenir, objectivement et subjectivement, intelligible ? Ses idées et ses pratiques pourraient alors répondre, mutatis mutandis, aux nouvelles aspirations libertaires de Japonais qui en ont assez d’un autoritarisme et d’un conformisme pesants, et qui n’ont pas envie de subir les effets de la crise économique. Hypothèse hardie, certes, puisque les temps ont changé. Mais, comme disait Ôsugi, une « page blanche » reste à écrire...

Philippe PELLETIER


Dans la même rubrique