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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Sous les pavés la grève
1831 : les Canuts pour le Tarif
Article mis en ligne le 4 septembre 2023

par F.G.


Depuis I’existence de I’industrie de la soie, le peuple de Lyon a de profondes traditions de luttes. En 1744 et 1786 [1]], il s’était soulevé et, depuis la Restauration, grèves et manifestations se succédèrent. Vers 1830, I’industrie occupe 1 000 chefs d’atelier et plus de 30 000 compagnons, femmes et enfants compris. La ville est au confluent de la Saône et du Rhône. Autour des quartiers bourgeois de la Presqu’île, siègent les quartiers et faubourgs ouvriers. « Les ouvriers en soierie de Lyon sont logés, comme partout ailleurs les classes ouvrières, dans les plus mauvais quartiers, les maisons les moins belles et les moins commodes... » [Villermé). Les rues sont étroites, tortueuses ; les impasses nombreuses et obscures. Les maisons sont reliées par des cours intérieures d’une saleté repoussante et par un enchevêtrement d’escaliers.

La « Fabrique » lyonnaise

La ville de Lyon tire toutes ses ressources de l’industrie de la soie. C’est le plus grand centre de production du continent. La soie lui parvient de l’étranger et du Midi de la France ; c’est surtout une ville de tisseurs. Mais d’autres professions y existent : teinturiers, constructeurs de métiers, etc. Tous ces travaux forment la « Fabrique » lyonnaise. Le travail s’effectue à domicile dans des foyers-ateliers. Malgré cette dispersion, la « Fabrique » est contrôlée par les négociants, véritables industriels. Cette bourgeoisie d’affaires possède les capitaux et achète les matières premières qu’elle fait tisser chez les chefs d’atelier. Ils travaillent à domicile avec leur famille ; leurs instruments de travail leur appartiennent. Tout comme un salarié aux pièces. Le négociant fixe et leur paye le prix de façon. Souvent les chefs d’atelier embauchent de simples ouvriers ou ouvrières. Ces compagnons, la plupart du temps célibataires, logent comme pensionnaires chez leur employeur. Seuls les compagnons sont de véritables prolétaires. « La canuserie ou classe des tisseurs, dit le chef d’atelier Charnier, est divisée comme la société. Elle a ses pauvres et ses riches, ses aristocrates et ses humbles sujets. »

En cette période du capitalisme naissant, les crises économiques sont violentes et fréquentes. « La “Fabrique” est plus souvent que toutes les autres en proie à des crises. C’est ainsi que l’on voit quelquefois le nombre de ses métiers se réduire, en une seule année, à moins des deux tiers de ce qu’il était l’année précédente... » (Villermé). Ainsi en mai 1826, 10 000 métiers sur 30 000 sont arrêtés. La production en poids des soieries conditionnées tombe parfois de moitié : avril 1831, 70 000 kg ; juin 1831, 29 000 kg. L’ouvrier tisseur vit dans une perpétuelle insécurité ; il peut perdre son emploi d’un mois à I’autre. La concurrence entre fabricants, plus nombreux depuis 1824, les oblige à vendre les tissus au meilleur marché possible. Ils économisent sur le salaire de la main-d’œuvre en abaissant les prix de façon : ils ont diminué du quart, même parfois du tiers depuis 1828. Le pouvoir d’achat diminue, par ailleurs, par I’augmentation constante des prix alimentaire. De 1825 à 1832, le pain a augmenté de 70%. Les tisseurs, pour freiner la dégradation de leur niveau de vie, majorent leur gain par l’allongement de la durée du travail.

« Levés ordinairement à la pointe du jour en été et plus tôt en hiver, ils travaillent très souvent jusqu’à 10 et 11 heures du soir. Déduction faite des trois repas, beaucoup travaillent quinze heures par jour et quelquefois davantage. » (Villermé). Les salaires sont très variables du compagnon au chef d’atelier, suivant l’âge (enfants et adolescents gagnent moins) et surtout suivant le nombre de métiers que possède le chef d’atelier. Il fait travailler le plus grand nombre de membres de sa famille sur ses métiers ; il se procure ainsi un bénéfice net : tout le prix de façon. Plus un chef d’atelier possède de métiers et emploie de compagnons, plus ses revenus sont importants. Le compagnon touche en général la moitié du prix de façon soit 1,50 franc minimum par jour. Un chef d’atelier possédant trois métiers [cela est une moyenne] gagne de 3 à 4 F par jour et sa femme légèrement moins. Les dépenses journalières s’établissent ainsi par personne : pain 2 livres (à 20 centimes la livre), 40 centimes ; viande, 50 centimes ; vin, 10 centimes et ½ ; huile, feu, lumière Périer, 7 centimes et ½ ; blanchissage et autres frais, 10 centimes. Au total : 1,18 F.

Il est rare que dans les milieux de travailleurs on puisse manger de la viande, Villermé note : « Les ouvriers tisseurs de Lyon sont mieux nourris que la plupart des autres ouvriers de France » ; de même leur habillement est correct : vêtements de coton en été, drap en hiver. Mais la tuberculose fait des ravages, les maladies professionnelles sont courantes. Les enfants sont particulièrement touchés par les malformations dues à un travail précoce. « Les premières années, ils sont débiles et maladifs, et ces petits malheureux ont souvent les membres inférieurs déformés » (Montfalcon). Les chefs d’atelier vivent dans deux pièces : l’une, petite, sert de chambre à coucher pour la famille ; l’autre plus grande enferme les métiers. En automne 1831, les impôts (contribution immobilière) augmentent fortement. Le préfet déclare : « La somme des contributions de la classe ouvrière de Lyon se trouve triplée... »

Ainsi les ouvriers tisseurs demandent une garantie de salaire. Ils revendiquent l’établissement d’un tarif minimum des prix de façon.

Vivre en travaillant ou mourir en combattant

Depuis juillet 1830 une agitation continuelle, issue d’un profond mécontentement, existe à Lyon. Des organisations sont nées ou se sont développées durant cette période.

L’organisation des Volontaires du Rhône est récente, elle date de février 1831. Après l’échec d’une expédition sur la Savoie [2], elle se maintient comme organisation militaire. Depuis août 1831, une évolution importante se produit dans la composition sociale de ces Volontaires du Rhône : les éléments bourgeois disparaissent. Lacombe est devenu le chef de la Société (600 membres), les chefs d’atelier y sont plus nombreux. Toutes les tendances politiques sont représentées, du maratisme au bonapartisme. On y rencontre aussi des légitimistes [3].

Les éléments républicains sont faibles. Ce courant se manifeste à Lyon depuis juillet 1830 à travers un journal : La Glaneuse. Son orientation est définitive quand un jeune avocat, Périer, en prend possession. Combattant de Juillet, il est à Lyon le représentant de la Société des amis du peuple. Son journal devient un pôle de regroupement de républicains sociaux qui ne veulent pas seulement échanger un roi contre un président, mais apporter des solutions radicales aux questions sociales. De nombreux militants font partie des organisations déjà existantes.

Face à ces groupes politiques il existe une organisation économique : la Société des mutuellistes. En 1827 un chef d’atelier, Charnier, entreprit de construire une association de défense contre la toute-puissance du négociant. Royaliste convaincu, il voulait qu’elle devienne une « franc-maçonnerie ouvrière neutre en politique, opposée à la franc-maçonnerie révolutionnaire ». En février 1828, l’organisation compte 105 adhérents qui possèdent de 4 à 5 métiers. À la suite d’un conflit entre Charnier et ses collaborateurs, la société fut dissoute. Quarante chefs d’atelier restent groupés autour de Bouvery (légitimiste) reconstituant une société en juin 1828. Le droit d’entrée est fixé à 5 F ; une cotisation mensuelle variable est demandée. Les compagnons en sont exclus. Dès le milieu de 1831, les mutuellistes cherchent le moyen de faire cesser l’amoindrissement des salaires. Ils sont prêts à prendre la tête d’un mouvement revendicatif pour un Tarif.

Organiser la lutte

Début octobre les mutuellistes convoquent des assemblées de chefs d’atelier. À la seconde réunion, 1 500 d’entre eux sont présents. On divise la ville et les faubourgs en quarante circonscriptions qui doivent chacune élire deux commissaires. Les autorités admettent, de leur côté, le principe du Tarif : le 11 octobre, le conseil des prud’hommes conclut à l’utilité d’un tarif minimum. Une commission mixte, négociants et chefs d’atelier, décide un premier accord sur le prix de façon d’articles courants. Néanmoins les quatre-vingt commissaires réunis le 13 nomment une « commission centrale ». Elle est dirigée par Bouvery et de nombreux mutuellistes. Une autre commission du Tarif est formée de vingt membres. L’agitation gagne les rangs des compagnons, ce qui inquiète encore plus les autorités. Le 21 octobre, sous la présidence du préfet, délégués, chefs d’atelier et négociants se rencontrent. Ils conviennent de l’exécution et de la fixation du Tarif pour le 1er novembre. Mais le renvoi inattendu des pourparlers provoque des manifestations de plusieurs centaines d’ouvriers dans la soirée.

La discussion définitive du Tarif est reportée au 25 octobre. « Les chefs d’atelier et ouvriers, écrit Charnier, résolurent d’assister à cette délibération où allaient se traiter des intérêts si chers à chacun. » La manifestation est organisée par la Commission du Tarif. Le jour dit, 6 000 ouvriers environ s’avancent jusqu’à la préfecture ; ils marchent par escouades dans le plus grand silence. Après quatre heures de débats, le Tarif est adopté par tous les délégués. À cette nouvelle, les ouvriers se retirent dans leurs quartiers. « Ce jour fut, pour presque toute la ville, un jour de fête ; le soir les quartiers habités firent tous des fêtes publiques. » (Charnier). La force tranquille et disciplinée des ouvriers impressionna la bourgeoisie de Lyon.

Dans les jours suivants, les ouvriers réclament l’application immédiate du Tarif. La création d’une Association générale et mutuelle des chefs d’ateliers est annoncée dans le premier numéro de L’Écho de la Fabrique, qu’un mutuelliste a fondé. C’est la preuve que presque tous les chefs d’atelier ont rejoint le mutuellisme. L’audience des Volontaires du Rhône s’est aussi élargie depuis leur active participation à la journée du 25. Les autres professions présentent aussi leurs revendications : les ouvriers-chapeliers doivent s’assembler pour faire augmenter leurs salaires. Des incidents ont lieu car les négociations n’appliquent pas le tarif. Les ouvriers désignent des commissaires pour empêcher tout travail en dessous de lui. De nombreux négociants préfèrent fermer leurs magasins. La colère est à son comble. Le 20 novembre, des compagnons appellent à la grève générale pour le lendemain et à un rassemblement. À la Croix-Rousse, compagnons et chefs d’atelier décident d’aller à Lyon rallier partie de la Garde nationale, parmi laquelle nombreux sont ceux qui réclament l’exécution du Tarif. Les autorités mobilisent les négociants. Les ouvriers n’ont prévu qu’une marche en ville pour le lendemain.

Le lundi 21 novembre, tôt le matin, les commissaires envoient des ouvriers faire cesser le travail ; ces envoyés coupent les pièces de tissus sur les métiers des récalcitrants. À la limite de la Croix-Rousse, une discussion s’engage entre ouvriers et Gardes nationaux ; très vite, elle dégénère. Le commandant du détachement, un négociant, ordonne de balayer la canaille. Les ouvriers obligent les Gardes à reculer sous les pierres, puis dépavent la rue. L’adjoint au maire adresse alors au général Ordonneau une réquisition totale pour la Garde nationale. Les ouvriers des Brotteaux marchent vers la Croix-Rousse, d’où une colonne de quelques centaines de travailleurs se met en marche pour se promener à Lyon comme le 25 octobre. Quelques-uns sont armés de fusils et de pistolets ; d’autres n’ont que des bâtons et des piques. Ils descendent la Grand’côte se tenant par le bras et chantent La Parisienne, hymne de Juillet 1830 :

En avant, marchons
Contre leurs canons
À travers le fer, le feu des bataillons
Courons ! À la victoire.


En bas de la côte, un peloton de Gardes, surtout des négociants, ouvre le feu. Trois manifestants sont tués, d’autres blessés. Les ouvriers armés ripostent. Partout l’alarme est donnée. On fabrique des balles avec le plomb des métiers coulés dans des dés à coudre. On dépave, renverse les charrettes aux carrefours. Femmes et enfants dressent des barricades dans chaque rue. Aux points de rassemblement, beaucoup de Gardes refusent d’aller tirer sur leurs camarades. Deux colonnes de soldats montent à l’assaut du plateau ; l’une franchit une barricade, I’autre conduite par le préfet et le général Ordonneau est bloquée. Le préfet essaye de négocier ; il harangue les ouvriers. La fusillade crépite à nouveau. Furieux, les ouvriers gardent en otages le préfet et le général. L’action des troupes est de ce fait paralysée.

Une révolution pour le Peuple

Les insurgés ne sont guère nombreux encore et leur armement est réduit. La révolte est cantonnée à la Croix-Rousse. Les ouvriers se donnent pour chef un officier de la Garde nationale, Buisson. À La Guillotière, sous l’impulsion d’un veloutier, Leclerc, une petite troupe se forme. Elle marche toute la nuit pour atteindre la Croix-Rousse. Les 350 hommes y arrivent au matin. D’autres viennent de faubourgs plus lointains. Dans la nuit le général Roguet reçoit plusieurs bataillons de renfort. Avec Buisson, les Volontaires du Rhône mènent la lutte armée. Leurs dirigeants font relâcher le préfet et le général. L’issue des combats est incertaine ; d’ailleurs les ouvriers sont prêts à rendre les armes si le Tarif est appliqué. Pourtant, à l’aube, les combats reprennent.

Dans la matinée du 22 novembre, les ouvriers de toutes professions et de tous quartiers se soulèvent à leur tour. Les postes de garde et les ponts sont attaqués. Les journaliers des fortifications des Brotteaux cessent le travail et rejoignent l’insurrection. Des groupes à la recherche d’armes visitent les quincailleries et les armureries. Maîtresse de la rive droite de la Saône, envahissant Perrache, l’insurrection se généralise. Périer témoigne : « Je me transportai sur plusieurs points où I’on se battait avec acharnement. Je vis des blessés, des morts et partout une exaspération profonde ; la lutte était devenue générale, partout la population sympathisait avec les ouvriers. » Lacombe dirige une troupe de 200 hommes, surtout de très jeunes gens des plus basses classes, ouvriers et gens de la campagne assez mal vêtus dont beaucoup sont sans chaussures.

Les soulèvements de l’intérieur de la ville entravent l’action des forces de l’ordre qui sont obligés de se diviser. Les autorités annoncent qu’elles prennent l’engagement d’user de toute leur influence sur les négociants pour l’exécution du Tarif. Les ouvriers n’y prêtent aucune attention. Certains montrent leurs détermination : « Les négociants ont fait une révolution ; ils voulaient des places, ils en ont ; ils se sont servis du peuple et ne se sont plus occupés de lui ensuite. Nous voulons faire une révolution pour nous. » On retrouve une volonté politique semblable chez les républicains qui participent aux combats. Périer mène une colonne et tente par deux fois de faire acclamer la République. Un témoin rapporte la réaction d’ouvriers âgés : « Qu’est-ce que cela signifie ? Nous voulons le Tarif et non la République. » Ils quittent alors la colonne. Quelques instants plus tard, Périer est grièvement blessé.

La troupe est encerclée, mais la nuit empêche tout combat. Au crépuscule, les faubourgs et presque toute la ville sont tenus par les ouvriers. Les Gardes nationaux se sont dispersés et les soldats n’opposent qu’une résistance de plus en plus faible. Les insurgés s’emparent de 40 000 cartouches à balle et de 200 kg de poudre à la poudrière de Sérin. Les autorités civiles quittent l’Hôtel de Ville. Roguet fait retraite vers 2 heures du matin malgré la farouche opposition des ouvriers du faubourg Saint-Clair, qui épuisent leurs munitions. La ville est aux Canuts. On dénombre 600 tués et blessés, dont 360 militaires. Les Canuts, masse principale des insurgés, ont été épaulés par d’autres ouvriers, maçons et terrassiers surtout. Les compagnons furent à la tête du combat. Quand l’élan populaire s’ordonna, l’offensive appuyée sur les quartiers ouvriers se porte sur des objectifs précis dont l’Hôtel de Ville. Dans ces journées, le rôle des Volontaires du Rhône va croissant ; anciens militaires pour beaucoup, ils encadrèrent les ouvriers. Ils allaient prendre une place importante dans le gouvernement insurrectionnel.

D’un État-Major provisoire

Trente hommes conduits par un Volontaire du Rhône s’emparent de l’Hôtel de Ville. Ils ont été envoyés par une Commission des Compagnies d’ouvriers née à la Groix-Rousse, le 22 novembre, sous l’influence des Volontaires du Rhône. Convoqué par le préfet, Lacombe se voit désigné dirigeant de la ville ; le préfet pense ainsi exercer un contrôle sur l’insurrection. Lacombe se fait reconnaître comme chef par les ouvriers. Leur premier souci est d’empêcher tout vol : les patrouilles ouvrières fusillent deux pillards pour l’exemple. Les Volontaires du Rhône se regroupent à l’Hôtel de Ville et, autour d’eux, un pouvoir autonome se constitue : l’État-Major Provisoire. Des ouvriers en soie, des artisans, des petits commerçants s’y côtoient. Lacombe se proclame maire, s’adjugeant ainsi tous les pouvoirs civils et militaires. Il fait appel aux Volontaires du Rhône, force organisée capable de maintenir l’ordre.

Un autre appel adressé à toute la population est fait sur la demande de républicains. Il annonce que des délégués nommés par toutes les professions remplaceront les « autorités légitimes ». L’idée de la représentation ouvrière professionnelle est avancée ; les travailleurs deviendraient la base de l’appareil gouvernemental ; les capacités de la classe ouvrière sont affirmées. Ce programme va provoquer la lutte politique entre les membres de l’État-Major. Lacombe approuve la proclamation, puis sous les pressions de son second, Guillot, la désavoue totalement. Il rédige une condamnation de l’affiche. Ainsi une profonde division règne au sujet des résultats politiques de l’insurrection.

Après une lecture publique de l’affiche séditieuse, une trentaine d’ouvriers forcent les portes de la préfecture. Ils réclament l’armement des ouvriers et le désarmement des bourgeois Gardes nationaux. Pour eux, c’est la guerre de ceux qui n’ont rien contre ceux qui ont quelque chose. Des commissaires ouvriers se sentent menacés. Ils refusent de mêler une action politique à la lutte des Canuts. De nouvelles élections pourraient amener la nomination de délégués plus révolutionnaires.

Ils invitent à se réunir avec eux tous les citoyens de toutes les classes de la société. Le préfet les utilise pour former un nouvel état-major de la Garde nationale seulement. Dans leurs circonscriptions, ces seize commissaires s’empressent de rallier des citoyens armés en vue d’un renversement de l’État-Major Provisoire.

Lacombe abandonne l’Hôtel de Ville malgré les critiques sévères des républicains. Sans alliés, lls ne peuvent y rester. Les élus municipaux sont contraints cependant d’accepter le remplacement de Lacombe par Guillot. Les masses populaires étrangères à ces changements s’intéressent en premier lieu à l’application du Tarif. L’État-Major remanié agit toujours en qualité de pouvoir autonome. Son audience est grande parmi les compagnons. Les chefs d’atelier soutiennent l’État-Major des commissaires qu’ils ont élus début octobre. Entre ces deux directions rivales des discussions se déroulent. Le préfet accepte de reconnaître Guillot, en échange celui-ci doit laisser la place au second état-major le 24 au matin. Le gouvernement provisoire n’ayant pas eu l’audace de renverser les organes de pouvoir, les autorités ne peuvent toujours pas rétablir leur domination.

Reconfiguration et désarmement

Profitant de sa « reconnaissance », Guillot n’a pas quitté l’Hôtel de Ville au matin, comme prévu. L’adjoint au maire prend l’initiative de rassembler une force nécessaire pour l’en chasser. Un contremaître et un chef d’atelier influents l’appuient. Ils bénéficient de l’entrée d’un groupe d’ouvriers conduit par Buisson pour accomplir leur manœuvre. Ces ouvriers demandent un nouveau magistrat. Sous la pression, l’adjoint fait de Buisson le chef de la Garde nationale ; il tente de lui ajouter l’État-Major des commissaires. Buisson repousse cette fusion en s’apercevant que cet État-Major commence à être noyauté par des bourgeois. L’essai de neutralisation des nouveaux dirigeants des insurgés a donc échoué.

Les chefs d’atelier ne sont pas absents du nouveau conseil. Seize commissaires s’imposent dans les jours suivants. Le 25 novembre on parle d’un retour offensif de Roguet qui dispose alors de 11 000 hommes. Les républicains tentent de s’opposer à l’effritement du pouvoir populaire par un manifeste : « La victoire est à vous... Ne laissez pas ressaisir aux hommes qui vous ont fait mitrailler un pouvoir dont ils sont indignes. » Ce dernier appel ne fait aucune allusion au Tarif. De ce fait, il n’est pas repris les ouvriers. Le calme revient progressivement ; les boutiques sont ouvertes. Seuls les ouvriers en armes ne peuvent reprendre le travail. Le préfet annonce une révision du Tarif, le 15 décembre. La caisse municipale règlera en attendant les différences entre les prix. Les compagnons s’organisent eux-mêmes : une Société des ferrandiniers [4] s’ébauche.

Le 27, Roguet annonce la venue du Duc d’Orléans [5] et du maréchal Soult [6]. À Lyon, les ouvriers en soie croient avoir obtenu le Tarif et commencent à travailler. Le Conseil engage des négociations avec Soult. Il met deux conditions à la soumission de la ville : l’amnistie générale et le Tarif. Soult veut le désarmement complet. Un compromis est trouvé ; contre le désarmement, Soult promet une large amnistie et le Tarif. Le 29, l’adjoint réclame la restitution immédiate des armes. Cet ordre provoque une émotion vive : « J’ai gagné mon fusil au prix de mon sang, il faudra mon sang pour l’obtenir », déclare un ouvrier. Ils ne sont pas disposés à plier. Mais la situation de la ville est critique : à l’isolement s’ajoute le déséquilibre croissant des forces. Le pouvoir des Seize s’effondre peu à peu. Le 1er décembre doit débuter le désarmement ; ce jour-même, l’armée occupe les faubourgs. La restitution des armes est lente : 1 500 fusils en trois jours. Déjà les autorités font procéder à des perquisitions et arrestations. On dissout la Garde nationale pour mieux la fermer aux ouvriers.

Malgré les promesses qui doivent faciliter la reddition de la ville, on craint encore un sursaut. Les effectifs mobilisés augmentent sans cesse : 18 000 hommes le 2 décembre. Le Duc et Soult pénètrent dans la ville le 3, précédés d’un formidable appareil militaire et dans le silence total de la population. Le procureur entame des poursuites judiciaires contre les « meneurs » républicains. Cela n’empêche pas les ouvriers d’expliquer le pourquoi et le comment de l’insurrection aux soldats. À la grande inquiétude des généraux ! Une rumeur alarmante circule aussi : un mouvement doit avoir lieu le 15 décembre, jour de l’affichage du Tarif révisé.

Soult annule les livrets ouvriers ; on doit les reprendre sous trois jours avec un certificat de bonne conduite délivré par la police. Beaucoup d’ouvriers, surtout étrangers, partent alors de Lyon. Le 7 décembre, il supprime le Tarif. Par prudence, les prud’hommes annoncent l’établissement d’une mercuriale, prix officiel des façons. Au hasard des dénonciations, on arrête pour violence, pillage, incendie : il y a 90 emprisonnés le 15 décembre. L’Ordre règne ; les chefs-ouvriers comprennent qu’ils ont été joués. Une agitation souterraine continue. À Paris, Charnier fait des démarches pour la réorganisation des prud’hommes : tout chef d’atelier possédant deux métiers pourra les élire. Les compagnons en sont encore exclus. Il obtient satisfaction en janvier par ordonnance royale. Il constate à son retour que l’irritation est vive dans la population laborieuse ; elle perd toutes ses illusions. Il note : « On ne parlait que du Tarif ; aujourd’hui on ne parle plus que de République. »

Leçons de l’insurrection

Unis par un fort sentiment de solidarité depuis Juillet 1830, la conscience des ouvriers a fait un pas : ils connaissent désormais leur force. Les luttes, la formation des Volontaires du Rhône, l’élargissement du mutuellisme sont le prélude aux désastres de novembre, comme le dira le procureur. « Tout le mouvement ouvrier lyonnais eut un double caractère, un double aspect politique et social qu’il est impossible de dissocier » (Rude). Le 25 octobre, jour de la démonstration pacifique de la force collective des ouvriers, des relations se sont établies entre le Capital et le Travail pour une plus juste rémunération de celui-ci. C’est face à la violation de ces accords que les ouvriers s’insurgèrent en affirmant le droit au travail : « Mourir en combattant ou vivre en travaillant ». Certes l’insurrection manqua d’un plan élaboré, d’objectifs politiques précis : il eut fallu des idées, machines de guerres plus formidables que les canons. Mais l’attitude des ouvriers après leur victoire montre qu’ils étaient capables d’édifier un ordre public dont ils seraient la base. C’est de cela dont la bourgeoisie a peur ; Guizot [7] déclare : « Juillet avait soulevé des questions politiques ; par ces questions, la société n’était nullement menacée. Qu’est-il arrivé depuis ? Des questions sociales se sont soulevées. Il y a eu lutte entre certaines classes. Les troubles de Lyon nous l’ont prouvé. Il y a aujourd’hui des attaques contre les classes moyennes, la propriété... Nous sommes en présence de cette double difficulté, un gouvernement à construire et une société à défendre. »

Les républicains inculpés de tentative de renversement des autorités sont jugés à Riom pour cause de sûreté publique. En juin et novembre, ils sont acquittés dans l’enthousiasme de la population. À Lyon, les nouveaux prudhommes, élus le 15 avril, entrent en fonction le 24 mai. La mercuriale reste lettre morte ; les ouvriers s’obstinent à vouloir la transformer en Tarif. Le gouvernement fait accélérer les travaux de fortifications. Lyon est cerné de forteresses « pour réduire une foule de malheureux offrant leur travail pour ne pas mourir de faim ; des soldats, pauvres armés, sont là pour contenir des pauvres sans armes ». Cependant on perçoit les signes d’un antagonisme naissant entre compagnons et chefs d’atelier. Pendant les événements, déjà, les compagnons cherchaient à créer leur propre organisation. En fait le mouvement ouvrier à Lyon n’est pas entamé, comme le prouvera la seconde insurrection d’avril 1834, dont nous traiterons dans un second article.

Dominique MANDOUIT et Jean-Louis PANNÉ [8]
Le Peuple français, n° 8, octobre-décembre 1972, pp. 8-12.