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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Réflexions sur la double identité
À contretemps, n° 35, septembre 2009
Article mis en ligne le 21 septembre 2010
dernière modification le 24 décembre 2014

par F.G.

Clôturant le colloque vénitien « Anarchistes et juifs » de mai 2000, une table ronde sur la double identité permit à cinq témoins – Audrey Goodfriend, Jean-Marc Izrine, Judith Malina, Hanon Reznikov et Arturo Schwarz – de confronter leur vécu d’anarchistes juifs. Absentes de Juifs et anarchistes, ces interventions ont été traduites par nos soins de l’édition italienne. Les notes insérées en bas de page sont de la rédaction.


1.– Audrey Goodfriend [1]

Quand on m’a demandé de participer à une table ronde autour du thème « Anarchistes et juifs : la double identité », j’ai eu l’impression de ne pas être la personne indiquée. Encore à présent, je ne m’y sens pas à ma place. Pour des raisons que j’expliquerai plus avant, mais surtout parce que je ne me reconnais vraiment pas dans une double identité. Et ce, malgré tout…

Malgré le fait, par exemple, que je sois née au sein même du mouvement anarchiste juif. Mon père est arrivé aux États-Unis venant de Pologne. Socialiste dans un premier temps, il devint anarchiste alors qu’il travaillait dans un atelier de reliure, à Chicago. Ma mère, qui venait d’un petit shtetl de Pologne, fut introduite dans le cercle du Freie Arbeiter Stimme par ses amis de Newark (New Jersey). Puis je suis née. Au sein même du mouvement anarchiste yiddish, donc. Enfant, j’assistais à toutes les discussions auxquelles participaient mes parents. Mon père était membre de la Yiddishe Anarchistike Federazie. Il était aussi secrétaire d’un groupe d’entraide du Workmen’s Circle, appelé Ferrer Center Branch (devenu plus tard Ferrer-Rocker Branch). Ainsi mon enfance fut pleine d’anarchisme et de culture yiddish. Mes parents pensaient, en effet, qu’il était de leur devoir d’élever leur fille dans la connaissance du yiddish et de ses traditions culturelles. C’est ainsi que, vivant à New York, je n’ai pas parlé l’anglais avant d’aller à l’école.

Nous sommes allés vivre dans une coopérative de juifs de gauche, tous ouvriers, qui s’appliquait à faire vivre la culture yiddish : la Sholem Aleichem Cooperative. La coopérative avait organisé une école que nous, gamins, fréquentions chaque jour après l’école publique, où l’on nous enseignait à lire et à écrire le yiddish. C’est ainsi que j’ai commencé à lire le Freie Arbeiter Stimme. J’étais une gamine précoce et mes parents aimaient m’entendre réciter des poésies anarchistes en yiddish. Par exemple, une poésie de Yosef Bovshover, dont je me rappelle encore ce vers : « A velt on hersher, un gehershte, dos iz anarkhye » (un monde sans gouvernants ni gouvernés, telle est l’anarchie).

Dès l’âge de onze ans, après avoir lu L’ABC du communisme anarchiste, d’Alexandre Berkman, un exposé élémentaire des idées libertaires, je me sentais vraiment anarchiste. Quelques années plus tard a paru l’autobiographie d’Emma Goldman. Je l’ai lue et – wow ! – je suis devenue anarchiste convaincue. Je continuais à lire le Freie Arbeiter Stimme, mais le mouvement anarchiste yiddish était entré en phase de déclin à New York et, je pense, aux États-Unis en général. Beaucoup d’anarchistes juifs étaient devenus communistes dans les années 1920 et au début des années 1930. Le mouvement faisait alors pâle figure et, de plus, il manquait d’argent. Aussi, certains parmi nous, fils et filles d’anarchistes et lecteurs nous-mêmes du Stimme, avons formé un petit groupe avec l’intention de rassembler des fonds pour le journal. Nous nous appelions les Yunge Adler, c’est-à-dire les Aiglons.

Toutefois, les conceptions que je me faisais de l’anarchisme étaient chaque fois plus en décalage avec ce que je lisais dans le Freie Arbeiter Stimme. Pendant la Grande Dépression, par exemple, de nombreux compagnons du Stimme appuyèrent la candidature de Franklin D. Roosevelt, position que je ne pouvais pas admettre. C’est là que j’ai commencé à douter du mouvement anarchiste yiddish. Je me suis mise à beaucoup lire, et particulièrement d’autres publications anarchistes. À l’époque, j’étais, par ailleurs, très impliquée par ce qui se passait en Espagne. Le mouvement anarchiste yiddish soutenait, bien sûr, les anarchistes espagnols, mais il était d’accord avec leur décision d’entrer au gouvernement républicain. Là encore, cela me donna à penser. Quel cas nos compagnons anarchistes juifs faisaient-ils des idées anarchistes ?

Par la suite, considérant que la chose la plus importante était de vaincre Hitler, le Freie Arbeiter Stimme prit parti pour l’entrée en guerre des États-Unis. Cela aussi me posa question. Je pensais que les anarchistes ne devaient pas être co-impliqués dans les décisions des États ni soutenir leurs guerres. J’eus alors de vives discussions avec mon père. Je le rendais réellement furieux quand je lui disais que j’étais plus inquiète du sort de nos compagnons anarchistes parqués dans les camps de concentration français que de celui de sa famille, une famille que je connaissais même pas. Des années plus tard, devenue adulte, je me suis rendue compte que l’impétuosité de la jeunesse m’avait poussée à dire une authentique énormité. En bonne internationaliste, j’aurais dû penser qu’aucun être, quel qu’il soit, ne doit être interné, ou pire encore tué, en aucun endroit du monde.

Au sortir de la guerre, un affrontement très dur eut lieu au sein du groupe éditeur du Freie Arbeiter Stimme sur le soutien à apporter au naissant État d’Israël. Le directeur de l’époque, Herman Frank, opposant à la forme État, fut contraint de démissionner. Cet événement m’a beaucoup troublée. Dès lors, j’ai décidé que je ne me définirais plus comme juive. Et voilà qui renvoie à ma perplexité sur la double identité, évoquée au début de mon intervention. Je proviens de cet univers juif et j’aime la culture yiddish, mais je n’ai aucun lien, même ténu, avec la religion et je n’approuve pas le sionisme. Autrement dit, je suis étrangère aux deux principales caractéristiques qui définissent, aux yeux du monde, la judéité. Je continue donc à dire que je ne suis pas juive. Le plus drôle, c’est que ceux qui me connaissent disent que plus juive que moi on ne trouvera pas, mais ça c’est une autre affaire.

Faisons un petit saut en avant dans le temps… Je me suis beaucoup impliquée dans les activités éducatives, particulièrement en étant, avec d’autres, à l’origine de la création de la Walden School de Berkeley (Californie), fondée sur des principes libertaires. Presque au début de cette expérience, alors que j’accompagnais à l’école un groupe de gamins qui devaient avoir dans les six ans, je les ai entendus parler de leur environnement familial, de leurs origines. Un gamin déclara : « Moi je suis juif. » Une gamine répondit : « Moi je suis à moitié juive et à moitié virginienne, parce que ma mère est juive et que mon père vient de Virginie. » Ma fille (la mienne et celle de David Koven [2], lui aussi anarchiste) ajouta : « Moi aussi je suis à moitié juive, parce que mon père est juif et que ma mère est normale. » Depuis, c’est une plaisanterie familiale que de dire que je représente la normalité dans cette famille.

Revenons en arrière… Après m’être rendue compte que nous n’avions rien à gagner à prôner la guerre, moi et quelques autres jeunes anarchistes juifs avons constitué, avec des anarchistes italiens de New York, un groupe, dont fit partie, entre autres, Paul Goodman [3]. Nos activités étaient essentiellement de type antimilitariste. Je me sentais très proche du mouvement anarchiste italo-américain, dont j’avais appris quelques chansons. Hier soir, lors de notre rencontre conviviale, en entendant chanter « Nostra patria è il mondo, nostra legge è la libertà » [4], je me suis vue ramenée à cette belle époque new-yorkaise où nous organisions des sorties champêtres et des fêtes pour recueillir des fonds à destination de la résistance antifasciste. Ce qui demeure curieux, c’est que, même si je ne me considérais pas comme une anarchiste juive militant dans le mouvement italien mais comme une anarchiste sans adjectif, les compagnons parlaient toujours de moi en disant … « la jeune fille juive ».

2.– Jean-Marc Izrine [5]

Avant d’aller plus avant, il me faut tout d’abord transmettre aux participants de ce colloque vénitien l’amical salut d’un camarade du groupe Alternative libertaire de Toulouse. Il s’appelle Robert Venezia et son grand-père était interprète dans le ghetto de Venise… Clin d’œil de l’histoire à la géographie.

La plupart des juifs qui rejoignent aujourd’hui le mouvement libertaire le font à partir des luttes du mouvement social, même si quelques individus partent de positions idéologiques préétablies. Je suis moi-même un produit de ce type d’engagement. Après Mai 1968, j’ai rejoint, en 1971, l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA). J’étais inspiré par la révolution espagnole de 1936. C’est seulement plus tard que j’ai appris que de nombreux juifs anarchistes s’étaient solidarisés avec l’Espagne révolutionnaire. Par la suite, j’ai découvert par hasard l’existence du groupe et du journal yiddish Freie Arbeiter Stimme durant un séjour à New York, en 1975. J’ai également appris qu’en France le périodique libertaire en langue yiddish, Der Freie Gedank (La pensée libre), était encore diffusé à un millier d’exemplaires au cours des années 1960.

Si l’on parle de l’implication des juifs dans le mouvement social, et en particulier dans le mouvement libertaire français, il est nécessaire de préciser que la présence de nombreux juifs séfarades arrivés sur le sol de France après la guerre d’Algérie a rendu désormais minoritaire celle des juifs ashkénazes. Ces derniers ont été socialement, économiquement et culturellement assimilés à la société, ce qui a entraîné la perte de leur identité yiddish. Il n’existe pratiquement plus de métiers spécifiquement juifs. On trouve des juifs dans toutes les professions pratiquées par les couches moyennes de la société (fonction publique, travailleurs sociaux, employés du secteur privé). En proportion, il existe autant de Séfarades que d’Ashkénazes impliqués dans les luttes sociales. La question identitaire se manifeste davantage comme corollaire de la lutte contre l’antisémitisme que comme recherche d’une identité yiddish ou séfarade.

Pour prendre le cas de ma ville, Toulouse, je donnerai deux exemples significatifs. Auparavant, je tiens à préciser que, dans le groupe Alternative libertaire, un tiers de ses membres sont d’origine espagnole, un tiers ont au moins un parent d’origine juive, le dernier tiers provenant d’origines diverses. La présence juive au sein de ce groupe est probablement beaucoup plus forte qu’ailleurs en France. On trouve, cependant, trace d’un groupe libertaire juif à Strasbourg en 1971. Par ailleurs, deux numéros d’un journal anarchiste juif – Shvartze Fone (Drapeau noir) – ont paru à Paris en 1990.
Il existe, en outre, à Toulouse, un petit groupe spécifique appelé Pitchképoï regroupant juifs et non-juifs issus de l’extrême gauche anti-autoritaire Je fais également partie de ce groupe. En certaines occasions, nous confectionnons des plats traditionnels yiddish, par exemple lors de rassemblements antiracistes ou en soutien aux langues minoritaires. Et nous en profitons pour rappeler, à l’aide de panneaux photographiques, de tracts, de ventes de livres, de débats, l’histoire des courants révolutionnaires du Yiddishland. Ainsi, le Yiddishland devient un point de référence historique dont nous assumons la dimension radicale. Il faut savoir que, depuis quelques années, nous nous trouvons face à une résurgence, certes minoritaire, mais bien réelle, de courants antisémites (négationnistes et révisionnistes), y compris dans la mouvance libertaire. Lutter contre ceux qui se nourrissent de l’antisémitisme populaire est d’autant plus nécessaire qu’on voit aussi proliférer des graffitis antisémites dans les cages d’escalier de HLM. Dans leur très grande majorité, les anarchistes non juifs ont toujours combattu l’antisémitisme. Ce fut le cas au temps de l’affaire Dreyfus, mais aussi pendant la Seconde Guerre mondiale, quand divers militants ont protégé des juifs. Citons parmi ceux-ci le cas de Henri Melich, militant de la CNT espagnole, qui, alors qu’il avait tout juste quinze ans, fit franchir les Pyrénées à nombre de juifs ou celui de Gilberte de Puytorac [6], récemment disparue, qui avait caché chez elle une militante libertaire juive et sa fille. Rappeler ce que firent alors ces compagnons relève de notre devoir de mémoire.

Si l’on ne peut pas à proprement parler d’identité juive au sein du mouvement, la lutte contre l’antisémitisme assume une dimension identitaire qui permet aux militants et sympathisants d’origine juive de s’y sentir à l’aise. En projetant sur le présent des éléments tirés du passé, on peut établir des comparaisons entre ces anciennes réalités et celles que vivent les actuelles immigrations. Certains textes que j’ai pu écrire sur la lutte que je mène dans un quartier populaire de Toulouse incluent des éléments de référence au mouvement juif révolutionnaire, comme par exemple la notion de « travailleur semi-intellectuel » (qu’est-ce qui a fait que ces travailleurs semi-intellectuels, qui ont été les minorités agissantes des luttes du Yiddishland, soient aujourd’hui politiquement inexistants ?). Je pars aussi du ghetto juif pour parler de l’enfermement dans lequel risquent de se retrouver certains quartiers à forte immigration.

C’est pourquoi les juifs et les non-juifs d’Alternative libertaire m’ont demandé de travailler sur cette question. Ainsi, nous avons publié un ouvrage, Les Libertaires du Yiddishland, pour rappeler que tous les juifs n’ont pas été – et ne sont pas – des bourgeois, des rabbins et des sionistes, qu’il y eut aussi – et qu’il y a encore – des pauvres, des athées et même des anarchistes parmi eux. Je suis même allé plus loin, m’avançant sur un terrain un peu hasardeux. Ayant pris conscience du rôle messianique du judaïsme, j’ai proposé une lecture révolutionnaire de la révolte des Macchabées pour ouvrir une brèche dans l’appropriation systématique des événements bibliques par les religieux. J’ai été jusqu’à comparer les Macchabées à Guevara, Zapata, Durruti ou Makhno… Mais, là, je me suis heurté à l’incompréhension des membres de mon groupe anarchiste et du groupe Pitchképoï, qui n’apprécièrent pas l’analogie.

Je voudrais, pour terminer, aborder un point délicat, sans vouloir lancer de polémique, mais parce qu’il me tient à cœur : l’attitude du sionisme officiel et la nature de l’État d’Israël. J’ai entendu parler à diverses reprises, tout au long de ce colloque, de sionisme libertaire comme d’un concept faisant consensus. Je souhaite relativiser cet unanimisme car, en mettant en avant cet anarcho-sionisme, on risque de faire l’impasse sur la critique de la nature de l’État d’Israël et de Tsahal (l’armée), son principal support. Je pense que c’est précisément parce que les anarchistes juifs sont capables de concevoir un sionisme sans État qu’ils doivent s’opposer avec force au régime d’apartheid israélien, au fonctionnement théocratique de cet État, au capitalisme dévastateur qui y sévit comme à la négation de l’histoire révolutionnaire du Yiddishland et à la récupération de la Shoah qu’il opère.

Je crois en outre – mais peut-être est-ce facile pour un juif habitant en France – que le mouvement des kibboutzim s’est refermé sur lui-même et a laissé les sociaux-démocrates et la droite révisionniste israélienne se partager le pouvoir d’État. Je regrette, par ailleurs, que pas un mot n’ait été consacré, durant ce colloque, au courant libertaire qui fut actif au sein du Matzpen [7] durant les années 1970.

Permettez-moi, pour terminer, d’évoquer un souvenir auquel je tiens. Dans les années 1980, le groupe Pitchképoï, présent avec ses nourritures coutumières dans une manifestation antiraciste toulousaine, arborait également une banderole où l’on pouvait lire : « En 1968, nous avions quatorze ou quinze ans, nous avons lancé des pierres, voire des cocktails Molotov ; si la police avait tiré, nous ne serions pas ici aujourd’hui. C’est pourquoi nous n’admettons pas que l’armée israélienne tire sur les jeunes Palestiniens. »

3.– Judith Malina [8]

Je suis anarchiste, pacifiste et juive. Pour moi, ces identités sont plus ou moins compatibles : mon père était un rabbin allemand et ma mère, fervente admiratrice du grand metteur en scène Erwin Piscator, se destinait au théâtre. À partir du moment où elle a rencontré le jeune rabbin idéaliste, elle en est tombée amoureuse et elle a décidé d’abandonner le théâtre. Ils se sont mariés en s’accordant sur une idée : leur future fille se consacrerait à la carrière théâtrale à laquelle avait renoncé la mère. J’étais donc prédestinée… même si je ne suis pas sûre que mes géniteurs auraient approuvé la voie que j’ai choisie.

Après les terribles événements survenus en Allemagne, je suis allée vivre à New York. J’avais alors deux ans. Un peu plus tard, Piscator lui-même est venu à New York ouvrir une école. J’avais l’âge d’étudier à ses côtés. C’est au même moment que je suis devenue pacifiste. Depuis toute petite, j’avais la conviction suivante : ayant connu le nazisme, auquel nous avions échappé, je souhaitais devenir le contraire absolu des nazis, prendre la voie exactement opposée à la leur. Comme il arrive souvent dans ce cas au sein des familles, mon père a été scandalisé par mon choix. Quand je lui ai expliqué que j’étais devenue pacifiste et qu’il était important de ne pas haïr les nazis, il était proprement horrifié. Depuis ce jour, les choses sont allées de mal en pis.

Je suis encore anarchiste et pacifiste parce que je crois qu’il n’est d’organisation sociale possible, sans coercition ni punition, qu’anarchiste. Dans mon travail, j’ai toujours cherché à concilier l’anarchisme, pour sa conception de l’organisation sociale, et la voie pacifiste parce qu’elle seule permet d’accéder à une authentique qualité dans les rapports humains.

En suivant les cours de Piscator, j’ai vite compris qu’il exigeait un engagement sérieux de la part de ses élèves. Piscator a toujours défendu l’idée d’un théâtre politique. Il disait : « Nous n’avons pas le droit de nous percevoir comme “le centre” ; nous ne pouvons pas dire : “Silence, c’est moi qui parle, écoutez-moi, je suis intéressant, je peux faire rire ou pleurer.” C’est une forme extrême de l’égoïsme ; nous ne pouvons pas dire aux autres : “Silence, écoutez-moi” si nous n’avons pas quelque chose à dire qui nous engage vraiment. »

Alors, il y a de cela cinquante ans, quand Julian Beck et moi-même, avons fondé le Living Theatre, nous avons décidé de créer un groupe d’affinité. Et encore aujourd’hui nous sommes tous anarchistes, tous pacifistes et presque tous végétariens… pas tous juifs, mais en grande partie. L’être juif ne constitue pas une condition nécessaire pour entrer au Living, mais il confère certainement une base éthique. Nous sommes, en fait, inspirés par beaucoup de compagnons et d’artistes d’origine juive – je pense en particulier à Eric Gutkind et Paul Goodman, sources essentielles d’inspiration anarchiste et juive.

Nous avons mis en scène des spectacles comme The Cave at Machpelah, La Giovanne di Cipra, etc., œuvres qui nous ont permis d’évoquer la perspective d’une société anarchiste, d’un monde libertaire. Tout le monde veut la paix et la liberté, mais parler d’anarchisme et de pacifisme fait peur… Depuis cinquante ans, et sans interruption, le Living a monté des spectacles qui parlent de la possibilité de lutter pour le monde que nous désirons, non pour des compromis graduels. C’est difficile à exprimer parce que nous vivons dans un univers qui a peur de la liberté et où prospèrent les guerres, les punitions, le militarisme, les multinationales… Un univers d’oppression sociale. C’est difficile de dire : « Avançons tout droit vers le monde que nous voulons. » Dans nos spectacles – de Paradise Now aux plus récents, écrits par Hanon Reznikov (Anarchia, Utopia) –, nous tentons de montrer comment cela est possible.

Dans le rapport que nous instaurons avec le public, nous faisons en sorte qu’il n’existe pas deux catégories de personnes, celles qui parlent et celles qui écoutent ; nous cherchons à unifier public et acteurs. Cette unification a quelque chose à voir avec ce que signifie le mot ecuod.

4.– Hanon Reznikov [9]

J’ai été formé dans un des hauts lieux du monde anarchiste juif – New York – et à une période particulière puisque je suis né et que j’ai grandi dans l’après-guerre, les années 1950.

À cette époque prévalait à New York, dans les quartiers populaires où nous habitions, un fort optimisme. On pensait – je pensais – que les désastres provoqués par l’Holocauste et la Seconde Guerre mondiale avaient été tels que l’humanité était désormais vaccinée contre des comportements de ce genre et que nous étions au seuil d’un nouvelle époque où les doctrines reposant sur l’autoritarisme, le nationalisme et la violence n’avaient plus aucune chance d’être soutenues. Nous pensions que l’expérience des années 1940 avait été telle qu’il ne serait plus concevable d’emprunter cette voie. Et je dois dire que, malgré toutes les difficultés, je demeure optimiste sur cet aspect des choses. Après tout, ce que nous nommons civilisation est une idée jeune si l’on s’en tient au fait que l’histoire écrite n’existe que depuis près de six mille ans. Si l’on considère que les anthropologues assurent qu’il y a toujours eu des personnes qui ont vécu près de cent ans, six mille ans ne représentent en somme que la durée de vie de soixante centenaires… Ce n’est pas beaucoup.

Parfois, il me semble que le type de problèmes auxquels est confrontée l’humanité sont des problèmes d’adolescence. Je conserve donc l’espoir que nous parvenions, tôt ou tard, à un stade de maturité… Si nous ne nous autodétruisons pas avant, bien sûr, ce qui reste encore une hypothèse assez plausible.

Pour ce qui concerne ma formation, je partirai de là où s’est arrêtée Judith, du mot ecuod, qui est le terme hébreu pour désigner l’unité, l’un. Pour moi, là se trouve le point nodal de la philosophie juive : le judaïsme se réfère moins à un Dieu – cette figure à la longue barbe – qu’il ne recherche une unité cosmique, le secret de l’effroyable harmonie du cosmos. Pour tenter de comprendre ce que cette quête pouvait bien impliquer sur le plan social, la pensée hassidique, découverte à partir des écrits de Buber, m’a beaucoup aidé. Buber a décrit dans le détail cette philosophie en accordant, à juste titre, beaucoup d’importance à l’idée centrale du hassidisme : la promesse de la venue du messie. Pour les hassidim, en effet, l’histoire de la venue du messie est très simple : il s’agit de créer un monde digne de Dieu ; quand nous aurons créé un monde sans exploitation et sans violence – c’est-à-dire un monde éthique –, Dieu viendra lui-même vivre parmi le peuple.

Tel est, à mon avis, le concept le plus radical du judaïsme, au niveau politique, mais c’est aussi une interprétation radicale de l’idée de Sion. Là, Sion n’est pas un territoire, c’est plus précisément cet état, cette condition d’harmonie sociale qui permet une vie spirituelle entre les humains… Au Living, c’est précisément cette voie que nous empruntons.

Même sans avoir beaucoup travaillé sur les textes et les légendes juives, ils s’inscrivent, de manière centrale, dans notre démarche théâtrale. C’est ainsi que nous nous sommes consacrés, dix ans durant, à faire exclusivement du théâtre de rue sous le titre générique de L’hérédité de Caïn. La raison en était la suivante : sur la base d’une certaine analyse, les problèmes les plus graves du monde actuel dérivaient d’un conflit pour ainsi dire originel entre classes sociales. Ainsi, l’offrande de grain par l’agriculteur Caïn fut moins appréciée de Dieu que le sacrifice d’animaux par le berger Abel. Le conflit originel entre ces deux manières de vivre nous a semblé un point de départ pour étudier la situation politique aujourd’hui.

Récemment, nous avons repris cette thématique alors que nous étions engagés dans un projet contre la peine de mort. Nous travaillons aussi aux États-Unis et là, comme vous le savez, la peine de mort est beaucoup pratiquée : les condamnés à mort sont au nombre de trois mille et les exécutions ont lieu au rythme de une ou deux par semaine. Alors, nous descendons dans la rue, à Times Square, dans le centre de New York, le jour des exécutions (parfois nous le faisons également en Italie), et, lors de ces interventions publiques, nous faisons encore référence à l’histoire d’Abel et Caïn, mais différemment, cette fois. Car le récit que la Genèse donne de cette histoire est très beau, d’un autre point de vue : l’assassinat d’Abel par Caïn n’est pas châtié, il n’ouvre pas sur un cycle de vengeance. Au contraire, contre la rage de la foule, Dieu le laisse poursuivre son chemin, lui offrant sa protection… Et Caïn en aura besoin, tant l’acte qu’il a commis est gravissime. Ici, on ne met pas en marche un mécanisme punitif et vengeur ; on cherche à traiter la question sur un autre plan. Je crois qu’il y a là une leçon très importante sur laquelle nous pouvons méditer pour comprendre comment affronter les problèmes de notre époque.

De la même manière, nous avons découvert un texte de la Bible – un récit du Livre des nombres, je crois –, qui est celui de Coré, une histoire trop peu connue. Coré est un révolté qui, avec sa tribu, s’est affronté à l’autorité de Moïse et d’Aaron pendant la traversée du désert. Il leur a dit : « Nous pouvons tous entrer dans le Saint des saints ! Pourquoi vous seuls et les prêtres auriez ce droit ? La Révélation dit que nous sommes tous saints, n’est-ce pas ainsi ? » Et pour avoir osé dire cela – raconte l’histoire – Dieu aurait fait engloutir toute la tribu, la terre se serait ouverte et tous auraient disparu (ce qui signifie, évidemment, que quelqu’un avait dû creuser une fosse dans le désert). Cette histoire de Coré nous a semblé posséder une forte charge anarchiste. C’est pourquoi nous sommes en train de travailler à sa mise en forme théâtrale.

Comme le disait Judith, il est très important pour nous que la forme théâtrale débouche sur une participation active du public. Si l’on veut se livrer à une activité artistique, il vaut mieux faire du cinéma ou de la vidéo. L’expérience théâtrale n’a de sens, d’après moi, qu’à condition de cultiver cette qualité particulière de rencontre qu’offre le théâtre : la rencontre interactive et créative entre le public et les acteurs. C’est pourquoi nous accordons toujours une grande importance à ce que fait le public, de façon que le théâtre agisse comme un modèle de comportement social, et cela toujours sur les bases philosophiques et spirituelles que j’ai évoquées.

5.– Arturo Schwarz [10]

Le thème de cette table ronde est la double identité. Pour ce qui me concerne, je me reconnais une triple identité : en tant que juif (athée et sioniste), en tant qu’anarchiste et en tant que surréaliste.

Pour moi – contrairement à Gustav Landauer, dont on a cité la phrase : « Je suis juif et allemand, pas juif allemand ou allemand juif » –, ces trois identités de juif, anarchiste et surréaliste constituent une seule chose. C’est-à-dire que je suis anarchiste parce que je suis juif et que mon judaïsme est à la source de mon surréalisme. J’ajoute que, pour moi, le surréalisme est la philosophie de la vie la plus contemporaine et la plus proche de ce que nous sommes en ce début de troisième millénaire.

Naturellement, quand je parle de judaïsme, je parle de l’esprit, pas de la lettre du judaïsme. Pourquoi mon être anarchiste est-il essentiellement lié à mon être juif ? Être juif représente, pour moi, une hérédité très lourde. C’est être l’héritier d’un peuple qui a été persécuté pendant deux mille ans, subissant massacres, expulsions, exclusions, mais c’est être aussi l’héritier d’un peuple qui, malgré toutes ces souffrances, demeure l’unique témoin des peuples de l’Antiquité. Être juif signifie aussi, pour moi, être l’héritier d’un Baruch Spinoza, d’un Karl Marx, d’un Albert Einstein, d’un Sigmund Freud, pour ne citer que les premiers noms qui me viennent à l’esprit. Donc, pour me montrer digne de cette hérédité culturelle et historique, je ne peux qu’être anarchiste et surréaliste, du moins de mon point de vue.

À mes yeux, le judaïsme représente, d’abord, le refus du principe d’autorité et l’exaltation du principe de plaisir. Le refus du principe d’autorité est une constante de la pensée juive. Il faut savoir, par exemple, que, dans le Talmud, quand une question se résout facilement, sans provoquer la moindre objection, c’est une mauvaise question. En revanche, quand elle donne lieu à vingt ou trente interprétations différentes et conflictuelles, c’est une bonne question. Dans cette anecdote illustrant le refus du principe d’autorité réside, pour moi, l’essence même du judaïsme.

Pourquoi ai-je indiqué l’exaltation du principe de plaisir comme second corollaire du judaïsme ? Le christianisme nous dit que ce monde est une vallée de larmes, que nous devons souffrir ici-bas pour gagner le droit au paradis là-haut. Le Qohèleth (Ecclésiaste) dit exactement le contraire, comme toute la tradition kabbalistique. Je cite de mémoire le Talmud : « Si nous voulons faire plaisir au Seigneur et l’exalter comme il se doit, nous devons d’abord être heureux nous-mêmes : notre joie est la joie du Seigneur, dont nous sommes le reflet. » Ce n’est pas un hasard si l’un des traités les plus beaux de la Kabbale – où convergent six ou sept mille textes parfois divergents, mais unis par un concept fondamental : l’importance d’atteindre à la connaissance de soi et d’exalter le rôle de la femme – demeure La lettre sur la sainteté qui, entre autres choses, dit ceci : « Quant tu es prêt à l’union sexuelle, veille à ce que les intentions de ta femme soient en harmonie avec les tiennes. Ne te dépêche pas pour l’éveiller avant qu’elle ne soit réceptive » [11]. Dans le Talmud, il est plusieurs fois répété que l’homme qui n’a pas de désir et qui ne s’unit pas à une femme est comme une bête de somme. Ce concept de l’exaltation du plaisir et de la femme est donc fondamental dans l’esprit du judaïsme. De même, il ne faut pas oublier qu’avec le Shabbat, on a prescrit, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un jour de repos consacré à la méditation et au retour sur soi. Cela me rappelle quatre très beaux vers d’un poète élisabéthain [12], que je citerai en anglais :

A poor life this / If full of care
/We have no time / To stand and stare.


Ce qui pourrait se traduire ainsi : « Quelle pauvre vie si, à tant s’inquiéter, il n’est de temps pour s’arrêter et méditer. » Dans un monde aussi convulsé que le nôtre, où les restaurants se nomment fast food, où au vin est préférée une boisson à base d’acide phosphorique dont la marque importe peu, où à la consommation de fruits on substitue celle de petites barres ignobles dont la composition n’est pas connue…, il est peut-être nécessaire de rappeler qu’il est toujours bon de s’arrêter un peu et de méditer…, mais peut-être suis-je hors sujet.

La troisième dimension fondamentale du judaïsme a trait à la justice sociale. Celle-ci peut se résumer en un seul fait : aux dires des textes sacrés, les propriétés personnelles doivent être supprimées tous les cinquante ans pour être réparties sur un principe d’égalité absolue. En outre, la terre ne peut en aucun cas être propriété d’une personne privée ; elle appartient à tous. Autrement dit, quand Proudhon affirmait que la propriété, c’était le vol, il ne faisait que reprendre une idée élaborée plus de 2 500 ans avant lui. Pour le coup, les enseignements de nos prophètes – que, pour ma part, je qualifierais de révolutionnaires anarchistes – ont une très forte connotation égalitaire et libertaire.

Une autre exigence importante du judaïsme, qui fait que je me reconnaisse dans l’éthique et la culture juives, réside dans cette continuelle recherche de la connaissance de soi. L’expression γνωθι e σεαυτoν (« connais-toi toi-même ») qu’on peut lire sur le temple d’Apollon, à Delphes, agit aussi comme un leitmotiv dans la culture juive. C’est si vrai qu’il est indiqué dans le Talmud qu’un rêve non interprété est comme une lettre non lue.

Pourquoi cette connaissance de soi est-elle si importante et quels chemins doit-elle emprunter ? Elle est importante parce qu’elle permet de reconnaître en chacun de nous ce que Jung appelait, chez l’homme, l’anima, c’est-à-dire l’image archétypale de l’éternel féminin, et, chez la femme, l’animus, c’est-à-dire l’image archétypale de l’éternel masculin. Qu’est-ce que cela veut dire ? Quand on prend conscience du fait que nous sommes tous, du point de vue psychique, androgynes, on reconnaît d’emblée la parité absolue entre homme et femme, on reconnaît qu’il n’existe aucune différence de caractère hiérarchique entre homme et femme, on reconnaît que ces deux pôles ont un rapport complémentaire et non conflictuel. Ceci est à la base de toute authentique égalité sociale. On peut dire qu’aujourd’hui la femme est le juif de la communauté. Bien qu’elle ne fasse pas partie d’une minorité (heureusement), elle est victime de discrimination dans son travail et dans toutes les autres sphères de son existence. Il suffit de voir ce qui s’est passé – et ce qui se passe encore quotidiennement – dans la guerre qui a dévasté la Yougoslavie, dont les principales victimes ont été les femmes, violées pour faire naître des enfants, lesquels deviendraient des violeurs.

Désormais, ces principes fondamentaux du judaïsme se retrouvent également, développés – et actualisés –, dans l’anarchie. Et c’est pourquoi je me définis comme étant un juif athée, sioniste et anarchiste.

Quand je dis sioniste, il me faut préciser. Je suis complètement d’accord avec l’ami Jean-Marc Izrine pour ce qui concerne sa critique de l’État d’Israël d’aujourd’hui. Et il me suffit d’ajouter que j’ai été l’un des fondateurs du groupe Matzpen en Italie et que j’ai moi-même imprimé Quaderni del Medio Oriente et édité leurs textes théoriques. Donc mon être sioniste n’est certainement pas a-critique. Je suis, au contraire, de ceux qui pensent que ceux qui aiment sincèrement Israël ont le devoir de critiquer ses faux pas. De la même façon que, sous le fascisme, les vrais Italiens furent les antifascistes, j’ai la conviction que les vrais amants de Sion – qui est davantage un paradigme qu’un lieu géographique – sont ceux qui dénoncent et combattent toutes les erreurs commises par Israël.

Venons-en maintenant au surréalisme. Il est, à mes yeux, ce qui actualise tous les principes de l’anarchie et du judaïsme, en leur adjoignant une dimension qui, autrement, ne serait pas forcément présente dans ces deux philosophies de l’existence, je veux parler de la dimension esthétique.

André Breton, qui fit toujours preuve d’un esprit libertaire, écrivit, en 1944, un très beau texte, Arcane 17. Il y évoque le souvenir d’une manifestation ouvrière et son frémissement quand « la mer flamboyante » des drapeaux rouges, « par places peu nombreuses et bien circonscrites, s’est trouée de l’envol de drapeaux noirs ». « Pourquoi, s’est-il interrogé par la suite, une fusion organique n’a-t-elle pu s’opérer à ce moment [celui de la naissance du surréalisme] entre éléments anarchistes et surréalistes ? »

J’estime, pour ma part, qu’aujourd’hui encore, le surréalisme incarne la philosophie de l’existence qui nous est la plus proche. Parce qu’elle s’inscrit dans un double mouvement – philosophique et esthétique –, dont les fondements sont le refus du principe d’autorité, l’exaltation de la femme et la dénonciation de toutes les injustices sociales.

[Traduit de l’italien par Ludovica Riccio et Freddy Gomez]


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