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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Portraits croisés d’un homme sans nouvelle
À contretemps, n° 30, avril 2008
Article mis en ligne le 26 janvier 2009
dernière modification le 3 décembre 2014

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« Au lieu de laisser ma copieuse nullité pleuvoir sa monotone ondée, on me fabriqua des jours, on m’ajusta des bras, on me couronna d’une tête déplaçable aux tempêtes. […] Je prie qu’on pardonne à ces insolents. […] Leurs argumentations, témoignages, documents sont si puérilement contradictoires qu’on ne peut que les plaindre. »

Armand Robin, L’Homme sans nouvelle.

Armand Robin, poète, fut malgré lui de son époque. Pour avoir arpenté ses coursives. Pour s’être laissé aller à quelques cordialités ou emportements publics. Pour avoir croisé, ne fût-ce qu’épisodiquement, le regard des autres. De tout cela, il reste des traces. Et autant d’exercices d’admiration quand, le temps passant, l’amitié les exhume.

À lire les divers témoignages que ses connaissances et amis laissèrent de lui, c’est un personnage troublant qui se dessine sous nos yeux, une sorte de poète maudit ou de clochard céleste, imprévisible et déconcertant, tout à la fois accablé de lui-même et naïf jusqu’à l’excès, arpentant la ville entre rire désarmant et larme à l’œil, perdu dans la vie et présent dans le monde. « Le souvenir que je garde d’Armand Robin, écrit Jacques Chessex, est celui d’un petit homme saugrenu à grande bouche, rapide, rieur, tendu, pressé, affairé, une sorte de gnome disert et tragique dont l’apparition plongeait l’ami, l’interlocuteur, la compagnie, dans un état de stupeur charmée qui était l’effet d’une magie. » [1] Cet homme étrange soignait peu sa mise, dit-on. Trop à faire pour paraître. Il sillonnait les rues, clope au bec et regard perdu, mi-rêveur mi-querelleur et toujours soucieux d’éprouver la qualité intrinsèque de son éventuel compagnon de dérive, qu’il assaisonnait juste ce qu’il faut pour connaître ses capacités d’encaissement. Pierre Béarn se souvient : « Malgré notre cordialité tapageuse, nos enthousiasmes constants, nos mépris parallèles, il resta toujours pour moi un inadapté, insaisissable et souvent détestable. Il se voulait un être à part, mystérieux au maximum, ennemi de tout ce qui n’était pas l’anarchie, telle qu’il se la représentait. Il haïssait les sous-hommes que sont les littérateurs “autorisés”. Il vivait en état de rupture d’une société bourgeoise qu’il méprisait. Je fus un des rares à être admis par lui. Il est vrai que je me gardais bien de le contrarier. » [2]

À se pencher sur les traces de mémoire qu’il laissa, il n’est pas sûr, cependant, que cet « anarchiste à l’état pur », pour reprendre l’expression de P. Béarn, ait eu si peu d’amis que cela. Au contraire, il semble plutôt que, tout malcommode qu’il fût, Robin ait attisé les connivences. Au point de fixer, l’espace d’une rencontre, des fraternités bonnes à prendre pour le quidam engoncé dans sa nonchalance ou sa vacuité. Le bouleversement, convenons-en, est à ce prix : il tient à un regard. À condition de n’y pas résister. Quant à l’amitié, elle venait après l’épreuve (la preuve), procédant d’elle. Quand elle tenait, cette amitié, elle tenait. Comme mousse sur un toit de vieilles tuiles, du côté de Rostrenen.

Finistère… cet en deçà de la mémoire. Toujours, en arrière-fond d’une vie à l’écart de soi. Les amis du terroir l’affirment : il ne fut que de là. Pierre Jakez Hélias : « Il est l’héritier d’une civilisation orale. On retrouve chez lui jusqu’aux rimes internes du vers moyen breton qui se manifestent aussi dans nos proverbes paysans. Il décode à l’oreille, en pleine méfiance de l’harmonie volontiers menteuse, il aime les hiatus, les cahots, la rudesse, sachant que ce qui est poli est déjà usé, donc faux. » [3] Charles Le Quintrec : « Il aspirait à la lumière, il croyait aux petits, aux humbles, aux ouvriers, aux paysans. Toujours son cœur fut fidèle à sa lande. » [4] Jean Guéhenno, enfin, qui, longtemps après la mort de celui qui fut son élève, séjourna en Plouguernével pour en retrouver la trace : « Les poètes sont toujours étranges. Il était étrange, et sa vie a sûrement été d’une exceptionnelle singularité. […] J’ai, à Kerfloc’h, au Ouesquier, mieux senti que jamais l’étrangeté de son aventure. C’est là qu’il aurait pu vivre. C’est bien là son pays. […] Cette obscurité, cette nuit d’où il est venu, lui avait fait espérer davantage, pour tous la lumière. Il n’a jamais pu parler que comme le délégué des siens, de ces “miens si obscurs”, à qui il a dédié son œuvre et qu’il évoque avec une nostalgie que rien ne pouvait guérir. » [5]

Possible, après tout, que l’âme errante de Robin n’ait été, in fine, qu’un feu de genêts et que, si loin de Rostrenen, elle en ait résolument porté la plainte. « Ce n’est pas assez de vivre en fraude, il faut que les Bretons meurent en maraude », lança Xavier Grall en guise de tombeau pour Robin dédié « aux poètes de Bretagne. » [6] Possible, mais pas certain que le mystère se résolve ainsi, dans un bretonnant rattachement aux lourds secrets de Brocéliande. Que son enfance meurtrie fût aussi féerique, c’est souvent, après tout, le lot commun des hommes de peine, fils de pauvres et gens de peu qui, le regard perdu dans l’âtre ou fixé sur la ligne d’horizon, se font un monde à eux, un monde à part. On préfère cette idée-là. Parce que, n’enracinant pas, elle libère l’individu du poids démesuré de l’appartenance. Au demeurant, d’autres voix autorisées, comme celle d’Henri Thomas, soulignent qu’il était d’abord, avant tout et forcément un hors-lieu définitivement installé outre-frontière ou, comme Georges Perros, qu’il tenait sa place parmi ces quelques hommes « de grande fugue […] pour lesquels la terre est ce qu’est la mer aux marins » [7]. Un espace hasardeux, en somme, mais vital pour y laisser voguer leur errance.

Écoutons encore les témoins… « Je me souviens d’un être, écrit Robert Mallet, qui toujours apparaissait comme un évadé et disparaissait comme un fugitif. » [8] « J’avais quelquefois l’impression, précise Jacques Chessex, que Robin sortait avec son propre fantôme. Une dérive l’entraînait Dieu sait où, dans des gesticulations, des obscurités, des déchirements. […] On le sentait, on le savait habité et déserté. » [9] « Il se détestait jusqu’à lutter contre lui-même, surenchérit Pierre Béarn. Il buvait peu mais d’une façon désordonnée. Il devenait ivre avec une déconcertante aisance. Brusquement, il m’abandonnait, et, lorsque allant dans la même direction, je le suivais, il s’efforçait de me perdre. » [10] On sent, derrière chacune de ces tentatives d’élucidation, une impossibilité majeure à saisir l’insaisissable. Jamais là, Robin, toujours ailleurs, vaquant jusqu’à l’exténuation, authentiquement rivé à sa perte. D’où cette curieuse impression : rien ne fait portrait de ce qu’on dit de lui. Juste des bribes ou des esquisses, nées de fugacités de hasard et se perdant dans l’indicible dédale des jours. Robin devait avoir une méthode pour que l’image qu’il renvoyait de lui fût toujours floue, entre sur- et sous- exposition. Cette méthode, qu’on imagine sans comprendre, procéderait d’une manière de ne jamais être là, s’accordant avec le tout de cette non-vie conçue comme un désencombrement permanent de l’inessentiel et du dérisoire.

Des femmes, ou plus largement des amours de Robin, on ne saura rien. Ou presque rien. Par témoignage interposé d’un folliculaire royaliste, un littérateur laissera entendre qu’il aimait à fréquenter les filles de joie, mais dans le seul but de leur déclamer ses poèmes en espérant approbation [11]. Trop beau pour être vrai ou trop convenu pour être honnête. On dirait de l’Autant-Lara d’avant le ralliement aux valeurs nationales. Georges Brassens indique, quant à lui, que Robin « s’était marié avec une jeune femme qui venait des pays de l’Est » [12]. Trop vague pour être retenu. Pour le reste, nenni. À croire que le poète n’eut pas le temps de se laisser aller à la contingence. Ou qu’il le fit discrètement, ce qui serait tout à son honneur.

À ce point de l’enquête, il serait préférable d’en convenir : une fois lus, les témoignages n’apportent rien de plus sur Robin que le peu qu’on en savait déjà. Rien de tangible, en tout cas, de précis, de résistant au lieu commun. À ceci près : sous la plume de ses amis et connaissances, l’ignoré Robin prend forme cohérente, et ce malgré les décalages perceptibles d’un récit à l’autre et les contradictions qui s’en dégagent. Françoise Morvan, spécialiste de Robin, est sans doute dans le vrai quand elle signale que, par glissements anecdotiques progressifs, l’écriture commémorative a fini par fonder la figure de Robin en « poète excentrique » [13], figure infiniment reconstruite et furieusement réductrice.

« Maudit », vous avez dit « maudit » ? Oui, Madame, oui Monsieur, répondirent Claude Mauriac – dans Le Figaro –, Jean-Noël Vuarnet – dans La Quinzaine littéraire –, Bernard Pivot – dans Le Figaro littéraire – et Xavier Grall – dans Témoignage chrétien. Maudit, une fois, deux fois, trois fois, quatre fois maudit… [14] Mais comme chacun sait, ou devrait savoir, la malédiction précède souvent la reconnaissance, du moins sous sa forme journalistique ou académique. Dire qu’il en fut ainsi de Robin serait exagéré, mais il en fut certainement ainsi d’une part de Robin, celle que Gallimard jugea conforme aux intérêts supérieurs des Lettres et qui, dès lors, siégea en bonne place sur les étagères du Patrimoine. Robin maudit devenu Robin poète, il fallait bien que l’anecdotique donnât quelques couleurs au personnage. C’était même son rôle. Quitte à laisser dans l’ombre l’essentiel d’une existence vouée au travail, et harassante.

Alain Bourdon raconte qu’à Roger Toussenot, l’un de ses proches en anarchie, « qui lui demandait, un jour, ses projets, [Robin] répondit : “Je fais de la poésie, je travaille dans la poésie : je ne suis pas poète !” » [15]. Il faut savoir gré à cet autre connaisseur de l’œuvre de Robin d’insister sur ce point. C’est vrai, cet homme-là fut d’abord un « travailleur anonyme » de la poésie. Se souvenant d’un hommage au poète André Ady, célébré, en janvier 1944, au Centre hongrois de la rue Pierre-Curie, le même Alain Bourdon raconte qu’au milieu d’une assistance de haute tenue, on remarquait à peine la discrète présence du traducteur d’Ady. « Quand tout fut terminé, ajoute Alain Bourdon, sans aucunement se manifester, sans bruit, sans parler, Armand Robin est reparti, frileusement est rentré chez lui, vaillamment est retourné à son métier. » [16] Vaillance, harassement, travail, comme pour dire « je suis vôtre », à jamais vôtre, fidèlement vôtre, travailleurs du jour et de la nuit, d’ici et d’ailleurs, de la main et de la plume. Alain Bourdon, encore, touche juste : « Armand Robin, écrit-il, n’était pas, comme on l’a dit, animé d’une rage à se détruire ; en réalité, il ne cessa d’être prêt, prêt notamment à travailler comme les siens. » [17]Ces mots de l’effort ne font pas bon ménage, c’est vrai, avec la légende. Ils la ternissent. Tant pis pour les mots et pour la légende.

Au bout de la route, une mort étrange. L’Infirmerie spéciale du Dépôt comme point de non-retour d’un jeu de l’Oie sans issue. Le mystère s’en trouva accru, et pour toujours. Au point que certains commentateurs se plurent à penser, plus ou moins discrètement, que le bougre n’aurait pu rêver plus belle sortie à un an de son demi-siècle. Misère des imaginatifs, ils arrangent la vie des autres à défaut de vivre la leur. En octobre de cette année 1961, soit sept mois après le grand saut de Robin et en hommage à l’un de ses collaborateurs, la NNRF, toujours digne, publia L’Homme sans nouvelle, texte écrit douze ans auparavant. On y lisait : « On prétendit m’avoir rencontré. J’eus la faiblesse de me soucier de ce ouï-dire. […] J’ai été troublé, je n’ai pas été persuadé. Aujourd’hui, mieux que jamais, je sais : je n’étais pas là et donc on ne pouvait obtenir de nouvelle de moi. »

Comme une épitaphe, en somme, et de belle prestance. Pour semer les importuns.

Victor KEINER


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