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Les fantômes du chat
Article mis en ligne le 12 août 2015
dernière modification le 12 septembre 2015

par F.G.

Floréal CUADRADO
COMME UN CHAT
Souvenirs turbulents d’un anarchiste
– faussaire à ses heures – vers la fin du vingtième siècle

2015, Paris, Éditions du Sandre, 680 p.


À la question du « pourquoi écrit-on ? » – dont les surréalistes firent, au début de leur aventure littéraire et existentielle, le sujet d’une de leurs célèbres enquêtes –, Floréal Cuadrado répond, en lever de rideau, qu’il l’a surtout fait pour son fils, Élie. « Pour qu’il comprenne, précise-t-il d’entrée, pourquoi il a souffert ». C’est un point qu’on ne discutera évidemment pas. Il le dit, et cela nous suffit. Même si les motifs nous paraissent plus complexes qui l’ont poussé à tremper sa plume dans l’encre noire de ses « souvenirs turbulents » d’ancien activiste et illégaliste d’une cause jugée assez exaltante ou simplement nécessaire pour qu’il lui consacrât tout de même, entre le début des années 1970 et la fin des années 1980, l’essentiel de son temps de clandestin.

À les lire, ces souvenirs – avec toute l’attention qu’ils méritent et sans jugements ou parti pris préconçus –, la réponse à la question du « pourquoi écrit-on ? » affleure en filigrane, arrimée au fil d’une ancienne mémoire où s’agitent les fantômes d’un passé qui passe ou qui coince. Et c’est sans doute la lourde présence de ces fantômes – tantôt bienveillante, tantôt obsédante – qui fait le ton étrange de ce récit heurté où pointent, tour à tour, les morsures de l’espérance et les griffures du ressentiment. Des fantômes qu’il faut abattre pour se défaire enfin de leur ombre portée. Juste pour voir clair. Juste pour se voir. Juste pour se montrer tel qu’on est ou tel qu’on imagine être ou avoir été. Car, c’est un fait, chez F. Cuadrado, rien ne s’apaise. Ni l’amour évident qui le lie, sur le plan de l’histoire, aux ascétiques et rigoristes anarchistes espagnols dont sa propre famille, et sur plusieurs générations, cultiva intimement les rêves, mais aussi les lubies. Ni la difficulté qu’il éprouva, pour trouver sa propre voie, à s’émanciper du nom du père. Ni le mépris – colossal et réitérant – qu’il ressent pour les fausses légendes d’une génération d’anarchistes antifranquistes qui rata, sur le plan de l’action, à peu près tout ce qu’elle entreprit. Ni la rage qui l’habite dans la traque, pourtant vaine, des errements, manquements, divagations et inconduites de certains de ses anciens compagnons de clandestinité. Ni la méfiance, instinctive et quelque peu ouvriériste, qu’il manifeste pour la théorie et ses adeptes, rangés dans la catégorie forcément honnie des « aristos de l’intelligence ». Partant de là, de ces constances fondées sur des cohérences mystérieuses qui ont fini par faire socle, la « lumière trompeuse des souvenirs », comme disait Zweig, ne permet pas toujours, c’est vrai, de mettre de la distance entre ce que l’on a vécu et ce que l’on en retient.

« Tout y est vrai, disait encore Zweig, seul y manque l’essentiel ». Dans le cas du livre de F. Cuadrado, on pourrait dire que tout y est peut-être vrai – de son point de vue, dans sa mémoire, dans le souvenir qu’il souhaite laisser de ce temps aventureux qu’il raconte –, mais qu’il y manque, sinon l’essentiel, du moins le nécessaire, à savoir un éclairage critique, non sur les comportements de tel ou tel fantassin ou petit-chef de la cause activiste, mais sur les impasses politiques d’une époque où, s’abandonnant à l’activisme, le néo-anarchisme post-soixante-huitard joua son rôle dans la construction spectaculaire d’une dissidence débordant d’impuissance tumultueuse que le spectacle, une fois le calme revenu, n’allait pas tarder à nous vendre, comme le roman générationnel d’une radicalité passée de mode mais sympathique [1]. On eût aimé, c’est vrai, que, par-delà le récit acerbe ou enjoué de ses aventures, F. Cuadrado s’intéresse davantage, lui qui en fut témoin et acteur, lui qui s’en veut critique, à la configuration d’une époque où, sur les marges d’un anarchisme institué que la tempête de 68 avait mis à bas, des libertaires de nouvelle extraction crurent passionner leur vie en rivalisant d’exaltations, d’impatiences et d’audaces et en jetant au feu de leurs détestations tout ce qui, à leurs yeux, relevait ipso facto du vieux monde, catégorie vague où ils rangèrent pêle-mêle la domination, l’exploitation, la vieille gauche, le gauchisme, l’anarchisme de papa, le syndicalisme et tutti quanti. Prendre le large de ces pesanteurs, c’était alors être de son temps, mais c’était aussi ignorer la condition générale de l’homme moderne ordinaire, aliéné, sans qualité subversive particulière, cet homme sans le concours duquel, pourtant, l’émancipation sociale ne sera jamais rien d’autre qu’une de ces abstractions furtives alimentant la fantasmagorie étroite des avant-gardes auto-proclamées (ou auto-niées).

A posteriori, l’auteur de Comme un chat, c’est sûr, n’est pas loin de le penser. Il lui arrive même de l’écrire, et de manière plutôt vacharde, quand il pointe les manques de tel ou tel allumé de la marge. Mais sitôt dit, F. Cuadrado se reprend, élargissant le champ, comme pour ne pas gâcher, à ses propres yeux, le souvenir d’une époque où, de projets variés en actes divers, il importa surtout de « vivre sans temps mort et de jouir sans entraves » en cultivant l’illusion que la subversion ne devait fonder sa cause sur rien d’autre que sur le propre désir de ses adeptes. Une régression, en somme, vers l’anarchisme individualiste des neiges d’antan et l’illégalisme de la démerde des irréductibles de la Belle Époque qui, à force de s’assumer comme en-dehors, finirent surtout par être à côté de la plaque. Reprise par les jeunes radicaux d’un après-Mai réinterprété à leur pauvre façon, cette injonction à changer de vie à défaut de pouvoir transformer le monde fut une singularité d’époque et, on le sait désormais, la matrice d’une mutation globale d’imaginaire sur laquelle se greffa le néo-libéralisme new wave, lui aussi partisan de subvertir le vieux monde et ses archaïsmes pour amorcer sa phase de conquête et, ce faisant, transformer réellement le monde, mais pour le pire, en répondant aux aspirations « quotidiennistes » ou « désirantes » d’une jeunesse qui finit toujours par vieillir.



Des débats sympathiquement foireux qui agitèrent les « Partageux », les « Égaux » et les « Sans nom », ces groupes autonomes auxquels l’auteur de Comme un chat participa, et des projets souvent burlesques qui germèrent dans l’esprit imaginatif de certains de ses membres – organiser la « guérilla urbaine » (!) dans le Larzac ou produire du LSD en quantité suffisante pour détruire le système capitaliste –, F. Cuadrado ne nous épargne rien. Comme si tout comptait de ces aventures incertaines, de ces déambulations clandestines, de ces courses folles. Comme si tout était bon à dire. Il est possible, convenons-en, que l’ethnologue spécialiste du tribalisme autonome des seventies trouve à prendre dans cet inventaire des us, coutumes et excentricités de ladite faune, il est même probable qu’il en tire matière à catalogage, car tout fait sens pour la science, mais on ne peut s’empêcher de penser que ce lourd volume aurait sûrement gagné à s’épurer, en la matière, de quelques-unes de ses longueurs narratives. De sa participation active aux GARI (Groupes d’action révolutionnaire internationalistes) [2], F. Cuadrado fait son plat de résistance (au propre comme au figuré). Il y voit la date de naissance de ses « premiers engagements » – ceux d’avant relevant donc, on l’avait compris, de la mise en jambe ou de l’échauffement. Là, la cause s’affirme puisqu’il s’agit, dans un premier temps, de sauver un copain, Salvador Puig Antich, en passe d’être jugé par la justice franquiste et risquant la peine de mort et, dans un second temps, de faire suffisamment pression sur elle pour qu’elle commue la sentence. C’est dans cette perspective, et pour servir de monnaie d’échange, que les GARI envisagèrent l’enlèvement du banquier Ángel Baltasar Suárez, responsable du Banco de Bilbao de Paris. Las, le 2 mars 1974, Salvador est garrotté. « La dictature espagnole ne plaisantait pas », note F. Cuadrado. Non, non, elle ne plaisantait pas.

On n’entrera pas, ici, dans le détail de cette rocambolesque affaire Suárez [3], dont le rapt eut finalement lieu deux mois après l’exécution de Salvador – avec du retard, donc –, mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle révéla, dans ses intentions mêmes, sa mise au point, son exécution et ses retombées, un nombre invraisemblable d’inconséquences. Sur elle, en revanche, il faut rendre grâce à F. Cuadrado d’avoir publiquement brisé l’omerta en révélant, du dedans et expressis verbis, combien la cause [4] compta moins que l’aventure, combien les capacités firent défaut, combien la stupide réactivation d’anciens réseaux activistes infiltrés se paya au prix fort, combien les réputations mal acquises se révélèrent nuisibles. On ne doute pas que certains ex-« garilleros » y verront la preuve que le quartier général de la calomnie – ou de la trahison – ne désarme pas, mais on pressent qu’ils finiront par se faire une raison tant ils savent que les mythes combattants – leur fonds de commerce, en somme – ont la peau si dure qu’ils finissent par résister à tout, même aux vérités d’évidence qui les contredisent. Il n’empêche qu’il est rare qu’un témoignage sur cette époque développe une vision assez critique et suffisamment vaste pour déborder le seul cadre des événements vécus en les reliant, en amont de leur temps, à la longue trame de ratages, parfois tragiques – l’affaire Granado-Delgado [5], par exemple –, qui fut, que cela plaise ou non, la marque de fabrique de l’ « activisme révolutionnaire anarchiste » des années 1960 [6].

F. Cuadrado avait l’avantage de connaître – ou de subodorer – des choses qui, de toute évidence, échappaient à ses congénères en subversion. Parce qu’il était, lui, par « privilège » de naissance, disons, un rejeton relativement instruit des grandeurs et des misères d’un anarcho-syndicalisme espagnol que la défaite et l’exil avaient condamné à n’être plus que l’ombre de lui-même. La vraie question de ce livre, donc, que l’auteur n’aborde qu’incidemment ou par petites touches reste ouverte : pourquoi les sachant, ces choses, et pressentant que la répétition des mêmes erreurs devait forcément produire les mêmes effets, il n’a pas choisi alors, comme d’autres et en temps utile, de sortir définitivement d’un jeu qui n’en valait pas la chandelle ? Il faut croire que les illusions furent, dans son cas, plus fortes que les préventions. On peut y voir l’expression d’une ingénuité contingente à l’époque et fondée sur une prédisposition à croire que, tout compte fait, la roue de l’histoire continuait de tourner dans le bon sens. Qu’il suffisait de pousser en somme. C’est ainsi qu’une fois les GARI auto-dissous, on persista, sous d’autres appellations, dans l’illusoire conviction qu’on pouvait dynamiter un rapport de domination. Avec la prétention toujours bravache qu’on tenait le bon bout d’une aventure incomplète, mais prometteuse. Alors, on s’attaqua au pèlerinage de Lourdes et au Tour de France. Pour rire sans doute. « Nous qui critiquions la société du spectacle, écrit F. Cuadrado, nous venions de faire le choix d’y participer. » En fait, ce choix venait d’avant, des origines, et même de plus loin, d’une ancienne fascination anarchiste pour « l’esthétique du discours incendiaire qui se contemple lui-même à ses propres lueurs lyriques, et trouve qu’il fait déjà plus chaud » [7].



Il y eut, c’est sûr, de l’allégresse dans cette saga, mais elle ne dura qu’un temps, celui de l’apprentissage. Car il faut bien l’admettre : sitôt passé cette courte période se tissèrent, dans l’air épais des conciliabules de l’illégalisme post-soixante-huitard, davantage de haines à venir que de fraternités agissantes. Et, à sa manière – pointilleuse et accusatrice –, ce livre en témoigne plus que d’autres parce qu’il déroge aux convenances, parce qu’il dit ce qui ne se dit pas, parce qu’il ne prend pas la tangente, parce qu’il rentre dans le lard. Toutes choses qu’on peut lui reprocher, certes, mais qui contribuent vivement à désencombrer une histoire qui, de récits auto-complaisants en témoignages arrangés, commençait à se figer dans le marbre d’une légende auto-construite que rien ne semblait pouvoir réduire à ses justes proportions. C’est fait, et c’est désormais un point acquis. Du moins pour nous. Il n’en demeure pas moins que, si cette chronique nous instruit – et elle nous instruit, c’est sûr –, sa lecture suscite, dans un même mouvement, une sensation de gêne persistante qu’il nous faut bien tenter de comprendre.

Dans ce genre de récit – où s’enchevêtrent l’histoire personnelle et l’histoire collective –, la redite n’a jamais pouvoir d’élucidation. Elle confirme l’aigreur, mais elle ne fait pas preuve. Il vaut mieux partir du principe que chacun a été dupe de ses illusions et comptable, en principe, de ses actes. Quant aux accommodements avec la vérité des faits ou avec la pureté des intentions, il est aussi vain d’en juger de l’extérieur que de l’intérieur. Car il ne s’agit pas d’avoir eu, en telle ou telle circonstance, raison ou tort. On peut avoir eu tort d’avoir raison. On peut aussi avoir eu raison à tort. Seul importe de comprendre pourquoi, à tel moment de son propre parcours, tel choix s’est imposé plutôt que tel autre. Dans cette perspective critique, deux conditions doivent nécessairement être remplies pour que le récit fonctionne : la première, c’est que le témoin soit capable de restituer le contexte qui favorisa ses choix, et plus encore les limites – politiques, culturelles, idéologiques, éthiques – qu’il dut franchir pour les assumer ; la seconde, c’est qu’il ne cède jamais à la tentation de ne juger que des erreurs des autres. À défaut de s’y tenir, et de s’y tenir avec rigueur, le risque est toujours grand de verser dans l’anecdotique ou le règlement de compte. On se gardera de dire, comme certains, et sans plus, que F. Cuadrado se serait simplement laissé aller à cette pente – ses souvenirs ont d’autres qualités –, mais il est clair – et c’est de là que vient la gêne – qu’on ne saurait prétendre défaire des réputations surfaites en s’exonérant des torts partagés. Quand d’aventure collective il s’agit, il n’est de critique recevable que celle qui ne fait pas l’impasse sur ses propres manques. On y perd sûrement en image, mais on y gagne en crédit.

Donc, la cause est entendue : le vrai faussaire n’était pas qui l’on croyait. C’est désormais un fait attesté que l’histoire retiendra. Du moins, faut-il l’espérer. Le chapitre que F. Cuadrado consacre à ses activités de contrefacteur est indiscutablement réussi. Le souvenir est précis, le ton est alerte et les portraits sont soignés. Il y est question d’un temps où s’opère une mue, où l’on passe aux choses sérieuses, où l’on se sent devenir quelqu’un – un « acteur important », dit l’auteur. En prêtant son concours à un autre cercle de la clandestinité – le tiers-mondiste réseau Curiel –, l’anarchiste F. Cuadrado change de catégorie. Il prend du galon. Il joue dans la cour des grands. S’il persiste, un temps, à participer à des « petites arnaques entre “amis” », sa tête est ailleurs, dans un au-delà missionnaire, où, le geste sûr et la conscience claire, il travaille, sinon pour la révolution, du moins pour des « révolutionnaires » de divers pays et continents en quête de faux papiers d’excellente facture. « En quelques mois, écrit-il, je m’étais pris de passion pour cette activité. J’étais dans une sorte d’état second. La démesure s’était emparée de moi. » Chez l’anarchiste, l’éthique n’est jamais loin du politique. C’est même ce qui fait, en principe, et à quelques exceptions près, sa singularité. Cette question, F. Cuadrado se la pose souvent : est-il opportun – ou pas – de travailler pour tel ou tel groupe politique avec lequel les désaccords (éthiques) sont plus nombreux que les accords (politiques) ? Il la tranche à sa manière, rassurante mais courte : la fourniture de faux papiers à un individu n’implique pas que l’on partage les options politiques de l’organisation à laquelle il appartient. Pour sûr, mais elle participe, qu’on le veuille ou non, d’une stratégie décidée ailleurs et pour d’autres raisons que celles qu’on s’imagine. Et ça finit par lasser. Comme tout lasse, même l’illégalisme. Car, si le cœur bat encore d’avoir côtoyé l’aventure, éprouvé la clandestinité, connu ses risques, adopté ses masques et ses poses, vient toujours un temps où sonne l’heure du bilan. Surtout quand, pour des raisons qui demeurent étranges, on a repiqué, contre mauvaise fortune et sans vraiment y croire, au petit jeu de l’amateurisme activiste en prêtant son concours, en 1978, à une croquignolesque tentative d’enlèvement de l’entraîneur de l’équipe de France de football, et, en 1979, à la préparation d’un braquage à Condé-sur-l’Escaut. « Chaque jour qui passait, commente F. Cuadrado, nous éloignait davantage du mouvement social », ce qui en soi n’était pas propre à ce genre de marge, si ça peut le rassurer. La singularité, infra-politique, de cette mouvance résidait ailleurs, dans la réinvention d’un illégalisme maquillé d’idéologie révolutionnaire, mais sans autre cause que la sienne propre, ce qui, entre nous soit dit, est consubstantiel de l’illégalisme anarchiste depuis qu’il existe. À quelques rares exceptions près. En clair, elle réinventa une impasse dont ces « souvenirs turbulents » dévoilent les chausse-trapes. Car si, dans ce livre, tout est jugé de cette histoire, et plutôt sévèrement, les détails y sont légion sur une certaine manière de vivre, sans vraiment la penser politiquement, une époque où, dans le jusant de 68, on se réinventa en pagaille des vieilles lunes pour se protéger du soleil aveuglant de nos défaites.



L’Espagne de la seconde moitié des années 1970, celle de l’après-Franco et de la naissante « transition démocratique », redonna, en revanche, un sérieux coup de fouet à l’anarchisme de tradition ibère, syndicaliste donc, qui y retrouva aussi naturellement que contradictoirement son espace et sa base sociale. Reconstruire la CNT, c’était ouvrir le cercle du possible. Du moins en apparence. L’illusion dura peu, à peine cinq ans, mais elle fut vécue avec passion par ceux qui s’y livrèrent et leva, entre 1976 et 1979, autant d’espoirs que de déceptions. Le rapport que F. Cuadrado entretient avec cette Espagne des origines, de la révolution, de l’exil, des prisons, de la clandestinité, du martyrologe est d’autant plus complexe qu’il reste intimement lié aux grandes figures de son anarchisme familial. À partir de son vécu, il a construit, dans sa tête, un modèle de militant imaginaire – responsable, dur au travail, rigoureux, conscient, désintéressé –, dont il surévalue, à l’évidence, les qualités morales, qualités qu’il revendique en permanence auprès de ses jeunes compagnons d’aventure, au risque sans doute de les faire rire. Mais, pour être axiomatique, cette filiation « organiquement pure », est si prégnante, si conflictuelle, qu’elle finit par encombrer le quotidien des jours et la quête d’avenir. D’où l’autre versant de son personnage, persifleur, gai luron et anti-syndicaliste, comme on l’était à l’époque dans les milieux qu’il fréquentait. Ce double mouvement, constitutif d’une personnalité militante arrimée à deux cultures assez largement antagoniques, offre, sans doute, l’une des clefs permettant de comprendre sa difficulté à se situer à bonne distance de ses propres excès d’indulgence ou de malveillance.

« C’est avec l’idée de participer au processus de renaissance de l’anarchisme en Espagne, écrit-il ainsi, que je me décidai à résoudre le problème que posait la fabrication des cartes d’identité espagnoles. » Étrange attitude, vraiment. Comme si seul comptait, à ses yeux, non pas de trouver une nouvelle place, sa place, dans un processus collectif le reliant directement à l’histoire de ses origines, mais de garder la sienne, celle qu’il s’était faite et d’où lui venait une certaine réputation. Faussaire un jour, faussaire toujours en somme. Quelques pages plus loin, c’est un autre aveu qui pointe, drôle d’aveu. Déclinant l’invitation de rejoindre Barcelone, lancée par quelques-uns de ses camarades d’affinité, il précise : « Si mes racines espagnoles étaient fortes, je me considérais français à part entière. J’étais né en France et j’y avais vécu toute ma vie. Qu’irais-je faire en Espagne ? Je me doutais bien que là-bas je redeviendrais un étranger. » Un étranger à quoi, à qui, aux autres, à lui-même, à sa réputation ? Pour un fils de l’exil impliqué dans l’histoire des pères, c’est-à-dire conscient de sa dimension historique, vient toujours un temps où le nœud identitaire se resserre. Par désir de vivre sa propre vie, par culture, par analyse, par souhait, on le défait comme on peut, le plus souvent pragmatiquement. Dans le monde tel qu’il est, il n’est jamais nécessaire d’être apatride autrement que par obligation. Mais, défait ou simplement desserré, le nœud demeure, comme l’identité première couve sous l’autre, toujours, surtout quand l’histoire s’en revient en boomerang réactiver d’anciens rêves. La réponse de F. Cuadrado, si peu internationaliste, trop banalement identitaire pour être vraie, relève plus sûrement d’un leurre. Car rejoindre Barcelone en ces temps hésitants n’impliquait rien d’autre que d’y aller et, éventuellement, d’en revenir après s’être frotté à l’émergence et aux contradictions d’un mouvement social d’autant plus prometteur qu’il poussait sur le terreau d’un anarcho-syndicalisme que le franquisme n’avait pas éradiqué des mémoires. Rien d’autre, insistons. On imagine que personne, même du côté de ses amis, n’a demandé à F. Cuadrado d’être secrétaire de la renaissante Confédération, ce qui eût été pour le moins incongru. Si l’enjeu mérite d’être clairement identifié, c’est que les raisons qu’avance F. Cuadrado relèvent surtout d’un empêchement à sortir de sa routine d’activiste, d’illégaliste et de faussaire accrédité. Là se situe probablement la limite d’une pratique autocentrée où, in fine, rien d’autre ne compte qu’elle-même, et les plaisirs – ou les ennuis – qu’elle apporte au professionnel de l’illégalité qu’on est soi-même devenu : un en-dehors qui croit participer au mouvement de l’histoire mais que ses sursauts n’impliquent pas. F. Cuadrado est passé à côté de cette affaire espagnole par incapacité à sortir de son rôle, un rôle qui finalement lui convenait très bien. Et c’est sans doute ce qui explique cette si patente faiblesse d’analyse qui caractérise les quelques pages qu’il consacre, malgré tout, à cette période où la reconstruction-déconstruction de la CNT provoqua, en son sein et au-delà, tant de débats. De tout cela, dans Comme un chat, rien ne perce. Sauf quelques banalités de base, des affirmations péremptoires sur les méfaits du « réformisme » syndicaliste en milieu anarchiste et un éloge constant d’un prétendu génie dialecticien – dont F. Cuadrado reconnaît avoir servi de « base arrière » –, fonctionnant comme chef de tribu apache, et finalement comme maître épurateur de « réformistes » ou de supposés marxistes camouflés. Navrante peinture d’un beau moment qui, certes, s’acheva en farce, mais dont les leçons restent à tirer.



Il faudra que passe le temps, que s’immiscent les doutes, que se défassent les dernières fraternités, que s’en mêle la Cour de sûreté de l’État, que pointe l’ombre inquiétante de l’homme qui voulait « terroriser les terroristes » pour que s’impose l’idée de la fuite vers un autre ailleurs. Ce sera le Venezuela où l’exil de F. Cuadrado dura trois ans. Avant le retour, en 1989, en France, pour affronter le procès de Condé-sur-l’Escaut, dont la conclusion sera heureuse, pour tout le monde, du point de vue judiciaire, mais où se tisseront des inimitiés ravageuses entre « ex-activistes ». Les haines sont toujours plus tenaces que les anciennes connivences. C’est une loi de l’histoire.

Sur tous ces sujets, ces « souvenirs » sont prolixes en réflexions, en jugements, en détails. Trop de détails, diront certains qui n’apprécient ce genre de littérature que retenue, maîtrisée. Ici, c’est vrai, on a du brut de décoffrage, du non-tamisé, du tonitruant, du lourd – au sens propre comme au figuré. L’auteur est ainsi : quand il parle, il parle, parfois de manière inconsidérée. Mais la liberté de dire, comme celle de répondre, et sur le ton qu’on veut, ne relève que de l’intime conscience (et des capacités) de celui qui s’en saisit. Sur ce point, il devrait y avoir accord des deux côtés du livre. Car il serait évidemment aussi inconvenant de jouer, sur une rive, à l’étonné que de s’en tenir, sur l’autre, à la disqualification chuchotée ici ou là au prétexte qu’on aurait été diffamé, insulté, dénoncé et même – pourquoi pas ? – livré en pâture à des RG qui n’existent plus et dont les zélés continuateurs ont d’autres chats plus griffus à fouetter que quelques sexagénaires de l’anarchie d’un autre siècle. Le seul conseil que nous nous permettrons de leur donner, si belligérance il y a, c’est de ne pas oublier qu’on peut aussi mourir de ridicule.

« Rassembler ses souvenirs, écrit François Bott dans La Déception historique, c’est une manière de porter le deuil. » Il est bien sûr question de cela dans Comme un chat, du deuil de l’innocence, du deuil des illusions perdues, du deuil des impatiences d’une époque où les excès de la dérision eurent finalement le même effet, obstinément déplorable, que les idées armées. C’est ainsi, du moins, qu’on l’a lu, ce livre, comme un témoignage alerte, parfois drôle, parfois irritant, sur les faits et gestes d’une improbable guérilla anarchisante qui commença par hésiter entre la gloire résistante des pères – les héros de sa légende – et les bienfaits d’un présent permissif que Mai-68 avait rendu possible et dont elle prétendit pousser les feux, apparemment subversifs, en défiant un système qui ne la prit jamais au sérieux.

Au bout du bout, estime F. Cuadrado, tout cela « ne fut qu’un bavardage suffisant nourri de foutaises clinquantes, génératrices de sujétion et de morgue désinvolte ». Le ton est donc tenu, du début à la fin de ce gros livre, avec en prime, l’aveu d’avoir éprouvé une certaine « délectation » à se livrer à un tel « jeu de massacre ». On comprend que ça puisse irriter, mais on sait les irritations sélectives, surtout quand d’un tel sujet il s’agit. Il nous importe, en revanche, que, pour une fois, et malgré tous ses défauts – dont certains ont été pointés –, ce témoignage, qui n’est, comme tous les autres, qu’une vision subjective d’une aventure qui n’impliqua finalement qu’un faible nombre d’individus, ne participe d’aucune glorification de l’atavique penchant anarchiste pour l’illégalisme. Au contraire, il le ramène en permanence à ce qu’il est presque toujours : une stratégie individuelle de survie portée au rang de résistance antisystème.

Ces « souvenirs turbulents » d’un anarchiste instinctivement définitif relèvent, on l’a compris, de la mise au net. De cette époque où, au fond, rien ne se joua d’essentiel si on la compare à d’autres – celle des pères notamment –, il reste, une fois le livre refermé, des aventures tragi-comiques, des idées saugrenues, des fraternités défaites, des rencontres amoureuses, des portraits peu amènes, des analyses approximatives, le récit d’une plongée en clandestinité castratrice, des séjours en prison, les couleurs d’un exil et un invraisemblable lot de rancœurs que le passage du temps n’apaisera jamais. Il reste aussi une ancienne blessure, à peine évoquée, intime, de celle que les circonstances n’atténuent pas, mais avivent : la mort du père, le Liberto de légende, l’ancien maquisard des causes limpides, quelques jours seulement après la première arrestation de son fils, Floréal, en décembre 1974. Cette mort, c’est une boucle qui se referme sur un cercle d’où l’auteur mettra longtemps à sortir. Parce qu’il faut sans doute du temps pour comprendre que la pantomime de la lutte frontale contre l’ État « policier » est d’autant plus vaine que l’État « libéral » sait, lui, par avance, qu’à ce jeu de massacre supposé, il lui suffit d’attendre. Comme le chat devant la souris, en somme.

Freddy GOMEZ


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