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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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« Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre… »
À contretemps, n° 32, octobre 2008
Article mis en ligne le 25 septembre 2009
dernière modification le 7 décembre 2014

par F.G.

Cette intervention de Tomás Ibáñez fut prononcée, en mars 2008, à Perpignan, dans le cadre d’une manifestation consacrée à la révolution espagnole de juillet 1936. La réactivation du souvenir de cet événement majeur – encore et toujours passé sous silence, déformé ou dénigré par une certaine historiographie dominante – constitue, en soi, un acte de résistance. De s’en tenir là, cependant, nous rappelle Tomás Ibáñez, cette mémoire risquerait de figer ce tremblement d’histoire dans le récit mythique d’un passé définitivement aboli. C’est donc à notre présent, à notre entêtement à le transformer, aux luttes – même mineures – qu’il occasionne, qu’il faut confronter l’expérience révolutionnaire de Juillet 36. Le passé n’a de valeur, en effet, que si l’on s’en sert pour incendier nos imaginaires. « Attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance », disait Walter Benjamin. C’est un peu de cela dont il s’agit ici.

La plupart de celles et ceux qui sommes ici ce soir, pour ne pas dire toutes et tous, nous savons bien que la révolution espagnole de 1936 a été l’objet d’une vaste opération d’occultation et de déformation, voire de dénigrement, et pas seulement sous Franco, car cela a continué après, et pas seulement en Espagne, mais un peu partout.

Les idées et les réalisations de cette révolution ont été ensevelies, délibérément, sous un tel manteau de silence que c’est presque un devoir de vérité que d’aider à faire tomber, ou en tout cas, à fissurer un peu le mur de l’oubli qui a été dressé autour d’elles.

Une manière de le faire consiste, bien sûr, à plonger un regard d’historien – professionnel ou amateur, peu importe –sur les événements de 36 pour les ramener à la surface, pour en faire le récit et pour en rétablir le sens, au plus près de ce qu’ils furent réellement à leur époque, en s’aidant des souvenirs de ces quelques témoins ou acteurs de 36 qui sont, heureusement, encore parmi nous, et dont certains interviendront peut-être tout à l’heure.

Une autre manière – et c’est celle que je vous propose ici – consiste à essayer de repérer des continuités entre, d’une part, les expériences et les idées de 36 et, d’autre part, celles que l’on peut percevoir à notre époque, de tendre des passerelles en quelque sorte, de rechercher s’il existe des points communs et de voir, en définitive, s’il reste encore quelques traces de ce qui fit l’originalité de 36 dans les luttes et dans les aspirations actuelles. Ou bien si, au contraire, 36 est définitivement emmuré dans le passé, et ne peut plus éveiller que des regards nostalgiques.

La réponse, de mon point de vue en tout cas, ne fait aucun doute : les ponts sont loin d’être coupés entre le passé et le présent. Un certain nombre de traits qui marquèrent les aspirations et les pratiques de 36 se retrouvent effectivement dans les activismes subversifs de nos jours, et dans la nouvelle subjectivité antagoniste qui est celle d’une partie de la jeunesse rebelle de notre temps.

Mais cette présence et ces continuités n’apparaissent vraiment que si nous renonçons à chercher une correspondance stricte, une simple copie conforme et une reproduction à l’identique… Trop d’eau a coulé sous le pont des révoltes, et trop de changements sociaux sont survenus pour que l’on puisse trouver autre chose que des similitudes, des résonances et des évocations. Un « air de famille », si l’on veut… Une parenté qui se devine, à peine esquissée parfois, par-dessous de nombreuses différences manifestes, tout comme dans ce fameux rêve « étrange et pénétrant », nous disait Verlaine, « d’une femme inconnue et qui n’était chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre… »

« Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre… » Rien, par exemple, de plus différent, sous de multiples aspects, que Juillet 36, d’une part, et Mai 68, de l’autre, et cependant on sentait bien qu’il y avait quelque chose de 36 qui battait confusément dans les rêves de 68, et dans les moments les plus exaltants de cette révolte, dont les flammes ne durèrent que quelques semaines mais dont les braises n’en finissent pas de s’éteindre.

Les expériences de la révolution de 36, et je n’en prendrai que quelques exemples, renvoient bien à certains traits de la sensibilité contestataire telle qu’elle se manifeste de nos jours. Par exemple, l’énorme valeur symbolique de la suppression de l’argent dans certaines collectivités de l’Aragon, résonne encore de nos jours dans la vigueur avec laquelle une bonne partie de ceux qui s’élèvent contre le néo-libéralisme rejettent la logique du mercantilisme et dénoncent la transformation de tout, y compris des relations humaines, en pure valeur marchande. De même, la confiance dans l’efficacité de l’auto-organisation et les pratiques de démocratie directe qui s’étendirent dans les zones sous influence révolutionnaire, syntonisent parfaitement avec la méfiance que manifestent nombre de mouvements contestataires actuels envers les procédés de délégation et de représentation. Enfin, et je m’arrêterai là, mais on pourrait bien évidemment continuer l’énumération, la conviction selon laquelle ce que l’on prétend atteindre, ce vers quoi l’on tend, doit être déjà présent dans l’action qui le poursuit, le refus de remettre à plus tard les transformations sociales, d’attendre – la fin de la guerre, dans ce cas – pour mettre en pratique les idéaux poursuivis, tout cela se retrouve sans doute dans l’actuelle attraction qu’exercent les politiques préfiguratives, et dans la forte conviction que l’émancipation commence au cœur même de l’action qui la vise, ou risque de ne jamais commencer. C’est pourquoi, d’ailleurs, une bonne partie de la jeunesse que l’on qualifie parfois d’anti-système privilégie la traversée par rapport à l’arrivée, et s’efforce de créer, ici et maintenant, sans attendre d’illusoires lendemains qui chanteraient, des espaces de vie et des manières d’être, qui se situent en rupture radicale avec les injonctions du système dominant.

Quant aux idées qui inspiraient, non pas toutes, bien sûr, mais une bonne partie des expériences révolutionnaires de 36, c’est, comme nous le savons bien, dans l’anarchisme qu’elles trouvaient leur source fondamentale. Car il ne faut pas se leurrer, ce sont ses résonances libertaires qui ont donné à la révolution espagnole de 36 ses traits les plus nets et les plus distinctifs, c’est parce qu’elle était colorée par des principes et par des pratiques libertaires que la révolution de 36 apporta réellement du nouveau.

Interroger l’éventuelle actualité des idées de 36, c’est donc, fondamentalement – et que nous le voulions ou non – interroger l’actualité de l’anarchisme. Et, quelque soixante-dix ans après 36, nous devons bien sûr nous demander, comme le faisait Rutebeuf à propos de ses amis, ce que sont ces idées devenues… Sont-elles toujours présentes ? Ont-elles survécu ? Se sont-elles émoussées ? Dissipées ? Le temps les a-t-il changées ?

Le temps bien sûr les a changées, mais leur élan fondamental demeure et, même si cela peut sembler paradoxal, elles ont, de plus, réussi à tirer avantage des erreurs qui furent commises au cours des expériences de 36. Car tout ne fut pas, bien sûr, de couleur rose et il serait abusif et trompeur de ne retenir que les aspects positifs des expériences de 36, en oubliant les zones d’ombre, plus ou moins nombreuses, qui furent également présentes. En effet, la révolution menée dans l’Espagne de 36 a démontré, d’un côté, et d’une manière incontestable, que certains des présupposés de l’anarchisme, loin d’être chimériques, pouvaient se traduire dans des réalisations concrètes. Mais, d’un autre côté, la rapidité avec laquelle la CNT s’est bureaucratisée, gouvernementalisée et a développé, en son sein, des pratiques de pouvoir, ne pouvait qu’interpeller l’anarchisme sur la nécessité de repenser certains de ses présupposés – tels, par exemple, ceux qui concernent le problème, sans doute bien mal résolu, du pouvoir.

Mais cette exigence d’autocritique ne l’a pas troublé outre mesure, car ce qu’il y a d’absolument extraordinaire, et même d’unique, dans l’anarchisme, c’est qu’il place l’exigence de liberté et de pensée critique au-dessus de lui-même, c’est qu’il ne met aucun de ses propres principes, aucune de ses plus claires et fermes certitudes à l’abri d’une remise en cause, même radicale. Pas de tabou, pas de zone réservée … C’est ce qui fait toute sa richesse.

Cela ne veut pas dire, entendons-nous bien, que l’anarchisme ne revendique pas ses principes avec fermeté, qu’il les abandonne au moindre coup de vent, cela veut dire, tout simplement, qu’il les ouvre totalement, et sans la moindre réserve, au libre jeu de l’argumentation, et qu’il ne les maintient qu’en en appelant à la vigueur des arguments et à rien d’autre qui les transcende… Pas de refuge, donc, où les enfermer pour les préserver des assauts de la critique. Rien n’est intouchable par principe, tout peut être mis en question, et c’est d’ailleurs pour cela que, dès que des limites sont imposées à l’exercice de la critique, elles doivent être dénoncées. Surtout si c’est avec les meilleures intentions du monde et pour protéger l’anarchisme qu’elles sont dressées.

On peut donc légitimement se demander si, par les temps qui courent, cet anarchisme, qui inspira quelques-unes des plus belles et des plus fortes réalisations de la révolution de 36, a encore une place, autre que simplement résiduelle. Pour ma part, je répondrai positivement. Il y a de bonnes raisons de penser que c’est effectivement le cas. Et je voudrais en suggérer une, qui prend appui sur ce que l’on peut dire, aujourd’hui, des mécanismes et des dispositifs de pouvoir. Rappelons, tout d’abord, que la lutte contre toutes les formes de domination constitue peut-être le trait le plus spécifique et le plus distinctif de l’anarchisme.

Il ne fait pas de doute, en effet, que, par rapport à d’autres idéologies émancipatrices du XIXe siècle, l’anarchisme a eu l’incontestable mérite de focaliser l’attention sur la question du pouvoir plutôt que de reléguer ce phénomène à un rang secondaire ou dérivé. Il a eu raison de considérer que le pouvoir constitue bien un phénomène qui doit être tenu en compte pour lui-même, en tant que tel.

La pensée anarchiste a mis une telle ardeur à débusquer les multiples atteintes que le pouvoir fait subir à la liberté, à délégitimer et à démanteler les dispositifs de pouvoir, qu’elle a fini par s’instituer comme étant, par excellence et avant toute autre chose, l’idéologie et la pensée politique de la critique du pouvoir. Or, à quoi assistons-nous aujourd’hui si ce n’est à une hypertrophie colossale et à une extraordinaire montée en puissance des mécanismes de pouvoir ?

D’un côté, la conception uniforme et monolithique qui réduisait le pouvoir aux seuls dispositifs de sanction a été battue en brèche par la pensée contemporaine, laissant apparaître la foisonnante pluralité des modalités d’exercice du pouvoir circulant dans notre espace social et lui donnant forme. Une analyse trop simpliste rendait invisible une bonne partie de ces mécanismes de pouvoir, les mettant par là même à l’abri de toute contestation. Nous savons bien, aujourd’hui, qu’il y avait – et qu’il y a – du pouvoir là même où, auparavant, il semblait ne pas y en avoir. Mais, d’un autre côté, ce n’est pas seulement que la pensée contemporaine a élargi la présence perçue du pouvoir dans le champ social, et a donc fait monter de plusieurs crans la vigilance qu’il faut lui prêter et les résistances qu’il suscite, c’est aussi que des changements technologiques et sociaux, de tous ordres, ont multiplié les facettes de notre existence qui sont prises pour cible par les interventions du pouvoir et ont fait proliférer les aspects de notre vie qui sont investis par le pouvoir.

Aujourd’hui, les interventions du pouvoir opèrent avec une précision chirurgicale chaque fois plus fine, allant aux plus infimes détails de notre existence (pour en extraire notamment de la plus-value).

Nous nous trouvons donc – et ceci est un fait constatable –, face à une double expansion du pouvoir. Expansion, d’une part, parce que la montée en surface de ces formes de pouvoir qui se dérobaient à la vue de chacun, est désormais plus visible et, d’autre part, parce que, progressivement, ce sont des éléments de plus en plus nombreux, et de plus en plus infimes et minuscules, de la réalité sociale, et de notre propre vie, qui se trouvent pris en charge par les dispositifs de pouvoir.

Cette double expansion du pouvoir ne pouvait qu’accroître l’importance du courant politique qui s’est fait, précisément, le champion de sa critique et multiplier les occasions d’intervention concrète de l’anarchisme. C’est ce qui explique que le champ qui s’ouvre aujourd’hui aux luttes anarchistes connaisse un déploiement sans précédent. Plus la présence du pouvoir est importante et plus se trouvent sollicitées et aiguillonnées les résistances qui se dressent contre ce pouvoir, et les actions entreprises pour le subvertir. Des réponses de type anarchiste sont donc de plus en plus présentes dans les agendas des résistances populaires, même si elles ignorent qu’elles sont de ce type, même si elles se refusent à se reconnaître comme telles, même si elles se formulent, habituellement, sans aucune référence explicite à ce courant politique bien particulier.

Reste que, si l’actualité de l’anarchisme semble assurée par l’actuelle dynamique expansive du pouvoir, que pouvons-nous dire quant à ses perspectives d’avenir ? Là encore c’est dans la problématique du pouvoir que nous pouvons essayer de chercher une réponse.

Nous savons, en effet, aujourd’hui, que les relations de pouvoir ne sont pas plaquées du dehors sur le lien social, mais qu’elles se forgent dans le lien social, s’engendrant incessamment. Le pouvoir est constitutif du social, et, en tant que nous sommes – de part en part – des êtres sociaux, le pouvoir fait intégralement partie de notre manière d’être au monde.

Ces considérations, soit dit en passant, n’impliquent pas du tout, de la part des anarchistes, un abandon de la lutte contre toute forme de pouvoir/domination – lutte fondamentale aujourd’hui comme en 1936 –, elles les obligent seulement à mieux préciser leur conception du pouvoir. Autrement dit, ces considérations élargissent considérablement la perspective temporelle de l’anarchisme, car s’il est vrai que, d’une part, les relations de pouvoir sont inhérentes au social, et si l’on tient compte, d’autre part, que l’anarchisme est fondamentalement une volonté de critique, de confrontation et de subversion des relations de pouvoir, alors quelque chose de ce qui inspire l’anarchisme ne peut manquer de perdurer tant que des sociétés existeront.

Non pas que l’anarchisme soit appelé à se perpétuer tel quel, au travers des siècles, mais il est bien peu probable que disparaisse tout à fait un courant politique qui – éventuellement sous d’autres noms et très certainement selon d’autres modalités – continuera de faire de la critique du pouvoir et de la lutte contre le pouvoir son affaire principale, quelles que soient les formes que pourra adopter la domination dans le futur. Curieusement, c’est en bonne mesure parce que son principal adversaire – le pouvoir – est de plus en plus présent que l’anarchisme se trouve en prise de plus en plus directe sur l’actualité, et c’est aussi parce que le pouvoir ne pourra jamais être totalement éliminé que l’anarchisme, d’une manière ou d’une autre, sera constamment réinventé pour lui faire face.

Pour conclure, je voudrais revenir un instant sur 36. Les idées et les réalisations de la révolution de juillet 36 sont à ce point prenantes et enthousiasmantes qu’elles font naître bien des prétentions d’héritage, et cela serait très bien ainsi, si ce n’était que l’héritage demeure une notion biologiste et juridique qui cadre bien mal avec la sensibilité libertaire… La meilleure manière, non pas d’hériter – vilaine parole –, mais d’être à la hauteur des espoirs que souleva Juillet 36, ce n’est donc pas de reproduire à l’inchangé l’idéologie qui l’inspira en bonne mesure, mais de créer, aujourd’hui, son équivalent. Un équivalent qui, s’il veut tout à la fois répondre aux circonstances du temps présent et ne pas perdre sa raison d’être, ne sera – forcément – « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre ». Comme l’anarchisme est une idéologie qui s’est forgée, fondamentalement, au sein des luttes sociales, ce n’est que de l’intérieur des nouvelles luttes qui secouent le présent que ses nouvelles expressions pourront naître. Sans prendre trop d’égards envers les étiquettes et les drapeaux identitaires, les contenus et les pratiques comptant davantage que les noms qu’on leur donne et les couleurs dont on les peint…

Une dernière chose. Finalement, ce n’est peut-être pas tellement sur les continuités entre hier et aujourd’hui, mais plutôt sur les différences qu’il aurait fallu s’arrêter pour mieux marquer la spécificité de 36. Sur cette forte certitude, sur cette intense conviction, par exemple, qu’il était parfaitement possible de déclencher une révolution sociale, de changer radicalement la société dans son ensemble et d’implanter le communisme libertaire de façon assez immédiate. Une certitude que beaucoup d’anarchistes avaient alors et qu’il est bien difficile de partager, de nos jours, avec le même enthousiasme. Des différences de ce type, on en trouverait certainement beaucoup. Les saisir et les analyser, c’est aussi une autre façon de comprendre ce que fut 36 et ce qu’est notre temps.

Tomás IBÁÑEZ