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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Notes de lecture
À contretemps, n° 16, avril 2004
Article mis en ligne le 13 février 2005
dernière modification le 11 novembre 2014

par .

Ernest CŒURDEROY
CORRIDA
Lyon, Atelier de création libertaire, 2003, 62 p.

Ernest Cœurderoy, quarante-huitard frénétique, avait sans doute un défaut majeur : il souffrait de la souffrance des autres. De son exil, l’écorché vif nous livra quelques pages admirables sur la trahison et l’éloignement. Déplacé partout, ignoré de ses semblables, fou d’un amour impossible pour les humains, il s’entêta, avec une belle constance, à la haine : haine de l’oppression, des chefs et des esclaves. Après la Suisse, la Belgique et l’Angleterre, Cœurderoy séjourne en Espagne, où son indignation va trouver à s’exprimer, cette fois, dans la dénonciation d’une coutume locale. Cette Corrida que publie ACL occupe un chapitre de ses Jours d’exil, écrit en 1855. Cœurderoy, «  gitano du socialisme », y manifeste une belle sympathie pour le taureau et une profonde aversion pour ses exécuteurs enluminés. « Matador, bourreau, tueur de bêtes, assassin d’amour, assemblage de muscles, d’os et de sang qu’on revêt de broderies d’argent et d’or ! Je ne te parlerai pas de sensibilité, de cruauté, de l’univers, des rapports des êtres entre eux, des droits de l’homme et de ceux de l’animal, du principe de ton existence et de la sienne. Tu ne sais rien de tout cela ; ton métier est de détruire pour vivre ! » Le reste est à l’avenant, noir de colère et échevelé. En introduction de Corrida, on lira avec profit un texte d’Alain Thévenet – « Ernest Cœurderoy, poète, anarchiste » – qui situe la vie et l’œuvre de l’irascible exilé. En postface, un texte d’Yves Bonnardel – « Les pieds dans le plat » – nous livre une analyse percutante de la détestation de l’anti-toromachique voyageur.– Monica Gruszka

Anselm JAPPE et Robert KURZ
LES HABITS NEUFS DE L’EMPIRE
Pais, Lignes, Éditions Léo Scheer, 2003, 126 p.

On lira avec intérêt les deux textes publiés ici sous la signature d’Anselm Jappe (« Les Habits neufs du marxisme traditionnel ») et de Robert Kurz (« L’Empire et ses théoriciens. Métamorphose du système-monde et crise de la critique sociale »). L’un et l’autre prolongent le démontage d’Empire, de Michael Hardt et d’Antonio Negri – tâche à laquelle s’est également livré Claudio Albertani dans le n° 13 d’À contretemps – et assurent que la pseudo-radicalité de ce livre-culte de l’alter-capitalisme n’est finalement qu’une resucée de « toutes les illusions petite-bourgeoises et prolétariennes de ces deux derniers siècles quant à un “capitalisme équitable” » (R. Kurz). On pourra contester certains points de l’argumentaire de ces deux membres du groupe allemand Krisis – et, en premier, l’idée furieusement hégéliano-marxiste du capitalisme comme stade nécessaire de l’évolution historique engendrant « automatiquement [une] étape suivante » (A. Jappe) –, mais Les Habits neufs de l’Empire réalise, dans ses grandes lignes, une critique fort pertinente de la dernière jobardise à la mode que certains salariés de l’exégèse journalistique ont osé nous présenter comme une avancée théorique majeure.– Marcel Leglou

Bertrand LOUART
QUELQUES ÉLÉMENTS D’UNE CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE
suivi d’une Introduction à la réappropriation
Paris, Notes & Morceaux choisis, 2003, 48 p.

La société industrielle ne saurait tenir, selon Bertrand Louart, sans les mythes qui la fondent, hérités des Lumières et au premier rang desquels il compte « la Science ». Tirée du « domaine restreint où elle était valable », la connaissance scientifique , « la Science » est devenue « scientisme » et, ce faisant, pure idéologie, « la seule qui reste », précise B. Louart, la seule qui légitime un système (capitaliste) où « les désastres et les catastrophes résultent de son fonctionnement normal et contribuent à étendre son emprise à travers le besoin de contrôle, de normalisation, de régulation et de sécurité des procédures qu’ils suscitent ». Ce système « démesuré », « automate » et assurément non amendable exige d’être combattu globalement, et d’abord par les armes d’une critique rigoureuse et sans faille. Condition nécessaire, mais non suffisante, estime B. Louart, pour qui il n’existe ni « sujet historique prédestiné » ni « sens de l’Histoire ». Chez lui, pas de prise au moindre optimisme historique : l’effondrement auquel nous commençons d’assister ne saurait ouvrir, de lui-même, sur autre chose que sur une catastrophe annoncée. « Dire maintenant ce que nous voulons “mettre à la place” de la société industrielle, encourager et tenter de le réaliser à notre échelle est devenu, écrit B. Louart, une nécessité si nous voulons maintenir vivantes les raisons qui fondent notre révolte contre le monde moderne. » La « réappropriation », autrement dit le souvenir et la perspective d’une ancienne et présente « liberté possible », est à ce prix.– Marcel Leglou

Erich MÜHSAM
UNPOLITISCHE ERINNERUNGEN
Berlin, Aufbau Taschenbuch Verlag, 2003, 224 p.

La réédition des « Souvenirs non politiques » d’Erich Mühsam, publiciste, poète et agitateur anarchiste, est une bonne nouvelle. Originellement publiés dans Die Vossische Zeitung, de 1927 à 1929, ces souvenirs sont l’occasion pour E. Mühsam de raconter des bribes de vie, entre bohème littéraire et anarchie, à Zurich, Berlin, Vienne et Paris, et de témoigner de ses rencontres avec quelques personnages remarquables, comme Heinrich Man, Karl Kraus, Edvard Munch, Else Lasker-Schüler, Stefan George ou Frank Wedekind. Écrits à la cinquantaine sur la demande insistante de ses amis, ils sont surtout l’expression d’une avant-catastrophe et l’émotion que provoque leur lecture tient évidemment pour beaucoup à la suite non écrite de l’histoire : moins de dix ans plus tard, E. Mühsam sera exécuté par les SS à Oranienburg. On dit que les anarcho-syndicalistes de la FAUD reprochaient parfois à E. Mühsam de n’être par assez critique avec les staliniens du KPD. C’est possible. On peut comprendre, néanmoins, qu’en ces temps où planait l’ombre noire du nazisme, et pour des raisons d’évidente efficacité, le jugement politique ait reculé devant l’instinct de conservation. En attendant que ces souvenirs soient, un jour, traduits en français (on peut rêver), on conseillera vivement leur lecture aux germanophones.– Thierry Porré

Daniel MARTINEZ
CARNETS D’UN INTÉRIMAIRE
Marseille, Agone, Mémoires sociales, 2003, 158 p.

Écrits entre 1994 et 1998, ces Carnets d’un intérimaire relèvent du journal, celui qu’on tient dans les jours sombres, quand la vie reflue et que monte la colère. Daniel Martinez y raconte son expérience d’ouvrier intérimaire, brinquebalé de mission en mission et définitivement précaire. Témoignage brut sur l’état du salariat aujourd’hui, ce livre est d’abord un authentique cri de révolte contre l’ordre du monde, et c’est ce qui rend sa lecture par instants poignante. Le métier de D. Martinez, c’est l’intérim, c’est-à-dire la surexploitation, l’incertitude, la vulnérabilité, la fatigue, morale et physique, la solitude et le « juste-à-temps ». On est loin ici de la littérature prolétarienne et de ses valeurs positives : le travail bien fait et la solidarité de classe. Loin des « working class heroes » aussi, même si, au détour d’une page, pointe, et c’est heureux, l’éternel rêve social d’une multitude en marche contre le « château ». Le désespoir, D. Martinez le rend palpable. C’est celui qui naît de la conscience d’une vie perdue dans la quête d’un travail morcelé, d’une existence faite de démarches humiliantes et de compromis honteux. Pour rien, en somme. Un « sentiment d’avoir perdu la partie », écrit très justement Michel Pialoux en introduction de cet ouvrage. Et, comme en écho, D. Martinez insiste : « Il est des blessures qui jamais ne se referment. » Des blessures que l’écriture apaise, cependant. Car les mots pour les dire, ces blessures, D. Martinez les a trouvés, preuve qu’on n’écrase pas si facilement la dignité humaine. Et c’est bien la principale leçon de ce livre.– Monica Gruszka

« MAÍRA »
BRÉSIL, LA MÉMOIRE PERTURBÉE : LES MARQUES DE L’ESCLAVAGE
Paris, Ab irato, 2004, 76 p.

Il est un vieux dicton brésilien – « Noir qui se fait remarquer est nègre deux fois » – qui dut être inventé par un bandeirante ou un pombeiro. Le premier chassait, au XVIIe siècle, les esclaves amérindiens au cœur du sous-continent brésilien. Le second, Noir ou Métis lui-même, se livrait au trafic d’esclaves pour le compte des négriers portugais. À leur place, l’un et l’autre servaient la grande machine esclavagiste, dont l’histoire n’est pas sans lien avec le développement du capitalisme moderne. Cette « forme régressive d’exploitation », dixit Fernand Braudel, dura trois cent soixante-dix ans et déporta vers le Brésil 3 650 000 êtres humains. Les textes recueillis dans cet ouvrage sont inspirés des cinq numéros que la revue Maíra a consacrés à la question de l’esclavagisme au Brésil. À leur lecture, on y apprend beaucoup sur son histoire, sur les marques qu’elle a laissées dans l’actuelle société brésilienne et sur sa réécriture par des « brésilianistes » attachés à lui donner « un visage humain », mais aussi sur le quilombo (refuge) de Palmares, si cher à Benjamin Péret, sur la transition entre esclavage et salariat ou sur le mythe de cette « démocratie raciale » où, aujourd’hui encore, on n’aime les héros noirs que balle au pied et bien blanchis.– Arlette Grumo

Phan VAN TRUONG
UNE HISTOIRE DE CONSPIRATEURS ANNAMITES À PARIS
ou La Vérité sur l’Indochine
Introduction de Ngo Van
Montreuil, L’Insomniaque, 2003, 238 p.

Commentant la belle figure de Phan van Truong, Ngo Van écrit, en introduction de cet ouvrage, qu’il « fut de ceux qui, parmi les lettrés, ont planté les jalons de ce qu’on appela à partir des années 1930 la “Révolution indochinoise”, et qui n’en est pas moins curieusement une figure absente de l’histoire officielle du Viêt-nam. » À croire que la forte sentence de Mencius qui ornait La Cloche fêlée quand, de 1926 à 1928, il en fut le responsable – « Le peuple est tout, l’État a une importance secondaire, le prince n’est rien » – a toujours la même force subversive vis-à-vis des pouvoirs. Comme cette Histoire de conspirateurs annamites à Paris, d’ailleurs, où Phan van Truong, bête noire du ministère des Colonies et animateur du groupe annamite parisien La Fraternité, règle son compte à l’administration française en se payant sa tête avec humour, vigueur et talent. Emprisonné de septembre 1914 à juillet 1915 pour complot contre la sûreté de l’État, Phan van Truong écrit ce texte, qui sera publié en feuilleton, au début des années 1920, dans La Cloche fêlée de Nguyên an Ninh. Auparavant, Phan van Truong rédigea, en 1919 et à l’adresse de la Conférence de paix de Versailles, un mémorandum – Revendications du peuple annamite – , dont un certain Nguyen ai Qôc – plus connu sous le nom d’Hô chi Minh – revendiqua longtemps la paternité. Il est vrai que Phan van Truong était mort (Hanoi, 1933) et que l’oncle Hô – stalinien s’il en fût – s’occupait de se façonner sa légende. Mais c’est une autre histoire... Pour l’heure, on s’en tiendra à celle de cette conspiration annamite à Paris, que raconte – « sans haine et sans crainte » – Phan van Truong. Quant au brio, il crève les yeux. Qu’on en juge : « N’ayant... ni l’ambition de la gloire, ni la passion de la renommée, je ne veux conserver par-devers moi le mérite d’un complot pour lequel je n’aurais eu ni la capacité ni les moyens nécessaires, et je vais, en en rétablissant l’historique, rendre... mettons, à César ce qui appartient à César. » Ce qu’il fait, pour notre plus grand plaisir.– Freddy Gomez

« AUFHEBEN »
DERRIÈRE L’INTIFADA DU XXIE SIÈCLE
Paris, Échanges et Mouvement, 2003, 66 p.

Initialement publié en 2002 dans le n° 10 de la revue britannique Aufheben, ce texte offre une réflexion originale et bienvenue sur le conflit israélo-palestinien. Hors les sentiers battus, il bat en brèche bien des lieux communs lus sur le sujet, y compris dans la presse libertaire, et analyse de près le rôle conjoint des deux nationalismes en guerre dans la région : dévoyer les luttes de classe en les intégrant à la logique étatique et militariste. On pourra, certes, contester l’unique point de vue de classe retenu ici, mais difficilement nier sa pertinence pour comprendre ce « détournement de colère » qu’opèrent, depuis des lustres, le sionisme et le nationalisme palestinien au profit des seuls intérêts de leurs bourgeoisies respectives. Pour le reste, et c’est sans doute la limite de ce texte, il n’est pas sûr que les quelques rarissimes exemples de « solidarité de classe entre Juifs et Palestiniens » qu’il donne permettent de croire, dans un avenir proche, à un quelconque recul des nationalismes.– Gilles Fortin