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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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La colonie [1910]
À contretemps, n° 48, mai 2014
Article mis en ligne le 12 mars 2015
dernière modification le 6 mars 2015

par F.G.

Ce texte – « Das dritte Flugblatt : Die Siedlung » (Troisième feuille volante : la colonie) – a été publié dans le numéro du 1er mai 1910 de Der Sozialist ; reproduit in : Der Sozialist, décembre 1913. [Landauer AS 3.1, pp. 140-145].

Nous voulons fonder des colonies ; nous voulons que les travailleurs unissent le travail agricole qu’ils font dans les champs et les jardins et le travail industriel qu’ils font dans les ateliers et les usines ; nous voulons satisfaire beaucoup de nos besoins par nous-mêmes, et si possible tous nos besoins.

Certains posent la question : où allons-nous prendre la terre dont nous avons besoin ? Oui, cette question il faut bien la poser car la terre a été enlevée aux masses ouvrières et les prolétaires en viennent à penser, dans les grandes villes et les centres industriels où ils sont affreusement entassés, qu’il doit en être ainsi et qu’il en a toujours été ainsi.

Mais les choses n’ont pas toujours été ainsi ; et elles ne sauraient rester ce qu’elles sont. Il n’y a pas si longtemps qu’on a, par la force et la ruse, chassé les travailleurs des campagnes, hommes, femmes et enfants. On servait ainsi deux intérêts ou deux maîtres : d’une part, les hobereaux qui avaient faim de terre et, d’autre part, les grands seigneurs industriels et les barons de cheminée d’usine qui avaient faim d’êtres humains. Dans les campagnes, il y avait trop de gens qui possédaient individuellement ou collectivement des petits lopins de terre et il y avait trop peu de gens dans les villes à être soumis aux corvées dans les usines.

À la suite des mouvements révolutionnaires qui prirent leur essor en France à la fin du XVIIIe siècle, il fut mis un terme au servage terrien. Mais seuls ont changé les seigneurs et la forme que prend la corvée ; c’est toujours la grande propriété foncière, l’accaparement de terres, qui donne naissance à l’injustice et à la misère. C’est que la terre est une chose toute différente de ce qu’on appelle « capital ».

Le capital signifie deux choses : premièrement, les produits du travail, sous forme de logements, d’usines, d’outils, de machines, qui sont nécessaires pour que le travail puisse continuer ; deuxièmement, le crédit, la confiance réciproque, qui permet la production et l’échange de biens. Donc, le capital, c’est la relation de clientèle, la consommation organisée, et ce sont les produits du travail que les ouvriers ne cessent de fabriquer et de renouveler. Aujourd’hui, bien entendu, le capital, c’est l’intérêt et l’argent de l’usure, car on a fait du signe représentant le produit attendu, autrement dit du moyen d’échange, un roi et un extorqueur ; mais le peuple pourrait venir à bout immédiatement de cette monstruosité en mettant en commun sa consommation, en organisant un crédit gratuit réciproque, et il pourrait travailler pour ses propres besoins et sortir du « capitalisme ». Il le pourrait, s’il avait la terre !

La société ne peut être que capitaliste car les masses sont sans terre.

La terre n’est pas du capital, c’est une chose toute différente.

La terre, d’où vient tout ce que l’industrie ensuite transforme et d’où viennent toutes nos denrées alimentaires, est une partie de la nature, comme l’air que nous respirons, comme la lumière et la chaleur sans lesquelles il ne peut y avoir de vie.

Comme l’air et la lumière, la terre et l’eau doivent être libres.

Cela, les hommes l’ont toujours su et le sauront toujours.

Il n’entrera jamais vraiment dans la tête d’un homme que la terre puisse appartenir à quelques individus mais ne puisse appartenir aux masses. Elle appartient à tous – elle n’appartient à personne.

Cette non-propriété du sol, qui est un principe naturel, n’a nul besoin de prendre la forme de la propriété commune.

Il ne faut absolument pas se représenter les choses comme si désormais chaque propriétaire devait être dépossédé du bien transmis par ses pères ou comme si plus personne n’avait le droit d’avoir une chemise sur le corps ou des chaussures aux pieds, car ce seraient là aussi, au fond, des produits de la terre !

Ceux qui veulent réaliser le socialisme doivent éviter de se comporter comme des enfants ou des imbéciles enthousiastes. En effet, toute culture humaine repose, et cela depuis la nuit des temps, sur la possession de biens et s’il y a quelque chose à redire, ce n’est pas à la possession – qu’elle soit commune ou privée – mais à l’absence de biens !

L’établissement de la non-propriété du sol ou de la possession commune de la terre et de ses produits ne peut prendre qu’une seule forme, celle de la redistribution régulière des terres dans chaque région. Ce sera la tâche des communes, des districts, des provinces et ainsi, par bien des côtés, l’on se rattachera à une vieille coutume et l’on réparera une injustice pour laquelle il y a eu prescription.

Nous ne pouvons ravoir la part de nature qui appartient à tous les hommes que si la part de nature que nous sommes nous-mêmes se transforme, que s’il existe en nous un nouvel esprit d’égalisation et de renouvellement de toutes les conditions de vie.

C’est alors que renaîtra la vraie culture humaine ; elle n’aura rien à voir avec les inventions fantaisistes et les tableaux lyriques de ceux qui ont l’habitude d’écrire sans retenue ni discernement, dans une langue aussi abstraite que nébuleuse ; mais, précisément, elle sera réalité, c’est-à-dire qu’elle sera quelque chose de transitoire, de changeant, de mobile.

Aujourd’hui, les hommes – les amis comme les ennemis du socialisme – se forment les idées les plus saugrenues sur la disparition de la propriété privée de la terre. Cela vient de ce que, dans leur incrédulité et leur passivité, ils ne pensent qu’au parfait achèvement, qu’à ce qu’ils appellent la « totalité », qu’au dernier terme, au lieu de penser au tout premier commencement, à l’action pratique et à la persévérance de leurs efforts. Chez nous, les êtres humains, et dans la nature en général, il n’existe pas de systèmes finis, rien n’est parfaitement clos sur soi. Il n’y a que les mots, les images, les signes et les choses imaginaires qui soient des touts indépendants. La réalité est dans le mouvement et le véritable socialisme est toujours un socialisme commençant, un socialisme qui toujours se trouve en chemin.

Les communes iront parcourir les limites de leurs territoires, et les plus vieux parleront des temps anciens ; les prolétaires des villes verront leur sang bouillir de nouveau et sentiront que c’est du sang paysan qui coule dans leurs veines ; ils seront alors nombreux à s’installer avec armes et bagages dans les villages et les petites villes où ils travailleront tout à la fois dans les fabriques, les ateliers, les champs et les jardins. Les paysans ont besoin de gens, d’esprit, de culture, de vivacité, de liberté ; quant aux prolétaires, aujourd’hui déracinés et instables, ils ont besoin de terre, de caractère, de responsabilité, de nature, d’amour du travail et de liberté. Les hommes du travail intellectuel viendront aussi : les artistes, les savants, les rats de bibliothèque, les journaliers et prostitués de l’esprit. Ils redeviendront des hommes qui, tout en conservant leurs heures de liberté, leur élan et leur solitude, partagent au sein de la commune, pendant les nombreuses et longues heures de la journée, leur savoir, leurs connaissances techniques et leur travail avec leurs frères d’humanité.

Nous sommes depuis longtemps en mesure, dans tous les pays de culture ancienne, de faire concorder la répartition des terres et de ses produits avec les besoins de la population. Et cette grande égalisation est la tâche qui nous attend.

Par quoi devons-nous commencer ? Comment allons-nous réaliser cette égalisation ? Faut-il parler, prêcher, exciter, réclamer, crier ?

Il n’y a rien à redire à tout cela ; c’est même faire œuvre bonne et utile, car cela fait trop longtemps que la simple vérité est noyée dans un énorme fatras politique et pseudo scientifique.

Et, bien entendu, nous voulons aussi murmurer, méditer, suivre le fil de nos pensées, de nos expériences et de nos connaissances.

Mais cela n’est pas suffisant. Pour les pionniers, pour tous ceux qui sont attachés corps et âme au socialisme, ce n’est ni la seule chose ni la plus importante qu’il y ait à faire.

Ce que nous nommons socialisme, c’est une vie pleine de joie dans une économie juste. Aujourd’hui, les hommes ne savent pas ce qu’est une vie belle et pleine de joie, ils n’en ont pas une connaissance vraie, celle qui s’acquiert par le contact immédiat et qui fait naître l’envie et l’imitation. Il faut que nous le leur montrions.

Nous voulons faire notre possible pour sortir du capitalisme ; nous voulons fonder des fermes, des villages socialistes ; nous voulons unir le travail agricole et le travail industriel ; nous voulons satisfaire autant que possible – et ça ne peut manquer d’aller de mieux en mieux une fois que nous aurons commencé – tous nos besoins par nous-mêmes et échanger nos produits sur notre nouveau marché, le marché social, en évitant le marché capitaliste.

Nous voulons être des précurseurs, nous voulons nous mettre en mouvement, et par notre mouvement nous voulons faire bouger les masses.

Il était une fois un champ de neige, un champ vaste, plat, blanc, blême et immobile comme un grand cadavre. Sur la vaste étendue étaient disséminés quelques bonhommes de neige qui faisaient des discours retentissants et haranguaient le champ de neige ainsi que les blocs de pierre qui se dressaient là, isolés et inaccessibles, comme des égoïstes tout desséchés. Mais rien ne se passait. C’est alors que, à l’autre bout du champ, de petits flocons de neige commencèrent à se rassembler et à s’agiter. Le champ n’eut aucune réaction, il ne fit que marmonner : « Voyez ces égoïstes qui veulent travailler pour eux-mêmes ! Se séparer de la grande masse, pensez donc ! Que pourraient bien faire quelques flocons perdus ? » Le mouvement de quelques-uns, mouvement réel, avait pourtant créé quelque chose qui n’existait auparavant que nominalement : un mouvement, précisément ; car, bien sûr, ils avaient déjà cru devoir appeler « mouvement » l’atonie mortelle dans laquelle ils étaient plongés et les discours de leurs bonhommes de neige. Mais là, un véritable mouvement était né de la séparation et du détachement de quelques-uns ; et ils furent de plus en plus nombreux jusqu’à ce que, d’un seul coup, l’énorme champ de neige, entraîné dans un irrésistible mouvement, se mît à déferler dans la vallée comme un immense torrent.

Vous, les travailleurs, qui êtes groupés dans les associations de métiers, dans les syndicats et, surtout, dans les coopératives de consommation, vous avez été jusqu’à maintenant des socialistes par trop pusillanimes, et il se pourrait bien que votre révolutionnarisme, qui se réduit à des paroles et à l’espérance, ait été ce qu’il y avait de plus pusillanime en vous. Le socialisme est une économie nouvelle ; et une économie nouvelle, il faut la commencer. Mettez en commun votre consommation pour que vous puissiez, à partir des surplus et du crédit – l’organisation de la clientèle donnant naissance au crédit –, produire vous-mêmes pour la satisfaction de vos besoins. Mettez en commun votre consommation, de sorte que votre production ne consiste plus seulement à transformer ou à façonner les matières naturelles, mais à les tirer du sol. Acquérez de la terre ! Répandez-vous dans les campagnes ! Allez à la rencontre des paysans et réveillez-les de leur sommeil. À une époque qui n’est pas si lointaine et qui continue à vivre dans la nôtre, on les a vidés du meilleur de leur sang et dépouillés de leurs meilleurs esprits.

Retrouve la certitude, toi Peuple allemand, que tous doivent marcher la main dans la main : paysans, citoyens laborieux, prolétaires des villes et travailleurs intellectuels !

Une fois qu’on aura fondé des colonies grâce à l’énorme puissance résultant de la réunion des besoins, une fois que les communes revivifiées par l’esprit nouveau connaîtront la vie joyeuse que procure la mise en valeur des territoires, les masses ne seront alors plus remplies de vagues espérances, mais remplies d’envie en voyant ce qui se trouve autour d’elles à portée de main : dans toutes les régions, à toutes les extrémités du pays, elles verront des commencements socialistes, des modèles de culture. Alors, une question s’élèvera comme la marée montante : où allons-nous prendre la terre dont nous avons besoin ? Et là, dans le peuple tout entier, en vertu de décisions prises par les petites et les grandes communautés, ce sera le point de départ de la redistribution des terres, du renversement de la grande propriété foncière, de cette régularisation sociale qu’il faut toujours entreprendre de temps à autre. La raison pour laquelle notre époque est si pesante, si stérile, si déchirée et si malheureuse, c’est que nous sommes enfermés dans notre passivité depuis trop longtemps, que nous avons trop longtemps différé l’accomplissement de notre tâche qui est de répartir la possession du sol entre les habitants. Le sol n’est la propriété d’aucun homme, il est propriété de la nature ; il faut toujours redresser, de temps à autre, l’injustice pour laquelle il y a eu prescription.

Rassemblons nos forces pour passer à l’action ; sortons du capitalisme par la mise en commun de notre consommation ; créons ce peuple qui n’est pas là aujourd’hui ; posons les premières bases des nouvelles communes, de la nouvelle société, du nouveau travail, du nouveau marché.

Nous ne pouvons retrouver la part de nature qui appartient à tous les hommes, c’est-à-dire le sol, que si notre propre nature humaine s’est transformée, que s’il existe en nous l’esprit de réalisation concrète, d’égalisation, de renouvellement de toutes les conditions de vie, que si nous redécouvrons enfin cette vérité : seul le présent est réel, et ce que les hommes ne font pas maintenant, ne commencent pas à faire dans l’instant, ils ne le font jamais, de toute éternité.

Gustav LANDAUER
[Traduit de l’allemand par Gaël Cheptou]