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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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In memoriam Francisco Carrasquer
À contretemps, n° 44, novembre 2012
Article mis en ligne le 3 juillet 2014
dernière modification le 6 février 2015

par F.G.

Nos pas s’étaient croisés en des temps lointains où l’un et l’autre, lui plus que moi, étions engagés dans un projet éditorial singulier, la revue Cuadernos de Ruedo ibérico, dirigée par José Martínez Guerricabeitia (1921-1986), cet éditeur hors normes de l’exil espagnol à qui Francisco était lié, depuis les années d’après-guerre, par une indéfectibles amitié et qui, pour moi, fut une sorte d’éclaireur en hétérodoxie [1]. Je parle du mitan des années 1970, cette époque qui semblait offrir, dans une Espagne débarrassée de Franco, quelques perspectives de renouveau libertaire.

Francisco habitait au pays des tulipes depuis 1953. Il y avait travaillé pour la radio, entrepris des études de lettres, enseigné la littérature espagnole à l’université de Groningue, puis de Leiden, contribué à fonder plusieurs revues littéraires (Norte, Revista de Accidente, Molinos), traduit des dizaines de livres du néerlandais – ou du flamand – au castillan, terminé une thèse de doctorat sur le roman historique chez Ramón J. Sender, publié plusieurs recueils de poésie (Cantos rodados, Baladas de alba bala, Vísperas).

Nos contacts étaient le plus souvent épistolaires. Francisco m’envoyait, à dates plus ou moins régulières, des petits bristols recouverts, du recto au verso, d’une écriture élégante où il était question, pêle-mêle et à l’encre noire, de tout ce qui, en ces temps imaginatifs, pouvait donner matière à projet. Des projets sans suite le plus souvent, mais des projets tout de même, de ceux qui, un temps, portent l’espérance ou meublent l’ennui. Car l’ennui, c’est un fait, ne tarda pas à gâcher l’espérance et l’Espagne à devenir la pointe avancée du Grand Marché démocratique. À la fin des années 1970, Cuadernos de Ruedo ibérico ferma boutique. Les temps étaient en train de devenir irrémédiablement post-modernes.

Francisco était né en 1915 à Albalate de Cinca, en terre aragonaise, dans une famille où l’anarchisme suscita quelques fortes vocations – dont celle, socratique, de Félix, son frère aîné, éducateur libertaire de légende [2]. La sienne épousa l’époque, toujours à ras de terre, jusques et y compris dans cette folle prétention d’un peuple assez étrangement constitué pour défier les règles de l’histoire et en inverser le cours, en juillet 1936. J’ai connu, disait Francisco, ce moment où la question qui se pose est celle du « tout ou rien ». La révolution sociale qui en découla – « la plus radicalement intégrale de toute l’histoire de l’humanité », écrivit-il [3] – restera pour lui la preuve vivante que, en cette terre d’Espagne de tous les contrastes, l’anarchisme avait bien réussi à donner sens, ampleur et réalité à quelques-uns des atavismes de son peuple, dont sa passion pour la liberté.

Sans doute, Francisco occupa-t-il une place à part dans cette génération libertaire qui eut vingt ans aux heures de résistance et pour qui la défaite ouvrit sur un très long exil. Dans un mouvement dont l’identité de classe n’avait d’égale que la méfiance que suscitait l’intellectuel de profession, il en fut précisément un – un des très rares, pourrait-on dire, issus des rangs de la CNT. Cette place, il la gagna par vocation, sans se compromettre et dans des conditions difficiles. La culture, c’est vrai, avait été depuis belle lurette sa passion intime, une passion qu’il chercha depuis toujours à partager. En enseignant, par exemple, à l’École rationaliste Élisée-Reclus de Las Corts (Barcelone) avant guerre ou encore en donnant des cours d’alphabétisation aux miliciens devenus soldats de l’ex-colonne Durruti, qui fut son port d’attache comme chef d’état-major. Au fond du trou du malheur social et réduit à n’être plus qu’une particule de cette « lie de la terre » qui peuplait le camp du Vernet d’Ariège, c’est la culture qui le sauva, le jour où il fut réclamé par l’université de Nantes pour exercer la fonction de lecteur. Et c’est certainement à la culture qu’il dut de ne pas sombrer tout à fait quand, arrêté à Barcelone en 1943, il fut incarcéré à la Prison Modelo, puis expédié trois ans durant dans un bataillon disciplinaire.

On ne sait jamais pourquoi une existence prend tel ou tel cours. Que l’Aragonais – et hispanissime – Carrasquer se fût retrouvé au « plat pays » relève pour beaucoup du mystère, mais le fait est qu’il y demeura trente et un ans et qu’il s’y sentit plutôt à l’aise. On peut même dire qu’il aima les Pays-Bas, et plus encore leur culture. En retour, il y fut souvent honoré, notamment par des générations d’étudiants qui, à son chaleureux contact, découvrirent et la littérature espagnole et l’anarchisme. En 1985, le grand hispaniste qu’il était devenu, spécialiste internationalement reconnu de l’œuvre de Ramón J. Sender, cet autre anarcho-syndicaliste des lettres aragonaises, s’en retourna au pays pour s’installer à Tárrega, dans la province de Lérida, la ville de María Antonia, la compagne de sa vie. C’est là qu’il vécut, heureux et curieux de tout. Jusqu’à sa mort, le 7 août 2012.

Francisco était un ami, de ceux qui se manifestent rarement, mais toujours à bon escient. Lecteur exigeant d’À contretemps depuis le début, il lui arrivait de nous écrire. Pour nous signaler tel ou tel ouvrage, nous inciter à creuser tel ou tel sujet, mais surtout pour nous encourager à poursuivre dans la voie critique que nous nous étions tracée, et dont il se sentait intellectuellement solidaire. Quand la revue consacra une recension favorable à son formidable Ascaso y Zaragoza [4], il en fut très intimement touché. Et puis, peu à peu, ses bristols, à l’écriture chaque fois plus hésitante, s’espacèrent. « Il vieillit », nous disait son fils Marcos, notre fournisseur en eaux-fortes, au croisement des rencontres. C’est vrai que, l’air de rien, son Aragonais de père marchait vers le siècle et que, à trois ans près, il faillit, le bougre, atteindre son dernier objectif.

Freddy GOMEZ


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