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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Pour en finir avec les « libéraux-libertaires »
À contretemps, n° 29, janvier 2008
Article mis en ligne le 23 octobre 2008
dernière modification le 2 décembre 2014

par .

Eduardo COLOMBO
LA VOLONTÉ DU PEUPLE : DÉMOCRATIE ET ANARCHIE
Paris, Éditions libertaires /Éditions CNT-RP, 2007, 144 p.

Le « bloc de la démocratie néolibérale » sécrète un « système de significations symbolico-imaginaire » d’une telle « force expansive », nous dit Eduardo Colombo, qu’il irradie jusqu’à ses marges contestataires. C’est ainsi, nous explique-t-il en préface de cet ouvrage, qu’a pris progressivement place, dans le paysage libertaire, « un anarchisme plutôt philosophique ou “dandy”, un peu iconoclaste, parfois de bon ton, en tout cas en dehors de la lutte sociale », conception qu’il s’agit, à ses yeux, de combattre énergiquement pour en revenir non à une quelconque orthodoxie anarchiste, mais à une critique libertaire de ladite « démocratie représentative », cet horizon prétendument indépassable.

Deux des six textes qui composent cet ouvrage [1] – « Je suis anarchiste ! » et « La synthèse révisionniste et le bloc néolibéral », originellement publiés dans la milanaise revue Libertaria – constituent bien une attaque en règle contre les « glissades » théoriques de deux figures de proue italiennes de cette veine « libérale-libertaire » : Nico Berti [2] et Pietro Adamo [3] Pour E. Colombo, c’est, en effet, se soumettre à l’épistémé de l’époque que de faire l’impasse sur la question sociale et c’est, sans aucun doute, cesser d’être anarchiste que de renoncer à « l’idée de l’abolition de l’État et de la propriété privée ». L’indécence, sous-entend-il, réside dans le mélange des genres, dans l’incapacité de ces « libéraux-libertaires » à tourner définitivement la page de l’anarchie pour aller voir ailleurs, dans leur impuissance à couper le cordon ombilical qui les relie encore à l’Idée. « Un anarchiste, écrit-il, qui accepte la liberté de jouir de ses biens et de son petit bonheur privé, s’il a une vie aisée dans un pays riche, un anarchiste, je dis, qui accepte les limites que lui impose le système établi, n’est pas un anarchiste, mais un libéral. Et il n’y aura pas de “conscience schizophrénique” qui puisse le sauver. »

On aurait tort de voir dans cette diatribe très finement argumentée un quelconque retour du dogme anarchiste traquant l’hétérodoxie libertaire. Concernant E. Colombo, le reproche ne tient pas. « L’anarchisme, précise-t-il à juste titre, n’est pas une doctrine fermée (…), il sera toujours inachevé », et donc toujours à reprendre, à repenser, à actualiser. Des convictions, E. Colombo en a, mais il sait les frotter aux aspérités de la discussion. Celle qui l’opposa, par exemple, à Daniel Colson, dans les colonnes de Réfractions, en fit preuve. Elle était, certes, d’un autre genre, moins âpre, plus fraternelle, parfois même complice. C’est qu’elle opposait deux visions divergentes de l’anarchisme, mais qu’elle visait le même objet : sa réactualisation fondée sur un corps de doctrine, une lecture partagée de son histoire et quelques vérités admises et reconnues sur le monde tel qu’il est. Dans le cas qui nous occupe, et sans toutefois que l’intégrité intellectuelle desdits révisionnistes soit contestée, la joute l’oppose à des adversaires idéologiques – qu’il traite comme tels –, dont le point de vue n’a, pour E. Colombo, plus rien à voir avec l’anarchisme, même édulcoré. En ces temps de passions mesurées, l’exercice est d’autant plus bienvenu qu’il renoue avec une bonne vieille tradition anarchiste, largement tombée en désuétude chez les libertaires, celle de la saine polémique.

On ne jugera pas ici de l’anarchisme supposé de Nico Berti ou de Pietro Adamo. S’ils s’en réclament toujours, c’est, après tout, leur affaire et c’est sans doute que, du fond de leur ralliement à la liberté néo-libérale des « modernes » – « la seule que nous connaissons », écrivit Berti –, l’anarchisme demeure encore un remède au colossal ennui qu’elle génère. Quant à les situer, comme ils le souhaiteraient, dans la respectable lignée de l’authentique « révisionnisme » libertaire qu’incarnèrent, avec brio, en d’autres époques, un Gustav Landauer ou un Camillo Berneri, on s’en gardera bien, ne serait-ce que par sens de la mesure… Le premier finit assassiné, à Munich, par les sbires de la réaction allemande et le second liquidé, à Barcelone, par la contre-révolution stalinienne. Pour s’être situés, l’un et l’autre, en leur temps, au cœur de la question sociale et du côté de l’autonomie ouvrière. Qu’on sache, Nico Berti et Pietro Adamo, eux, se portent bien. Du moins, on le leur souhaite.

Pour le reste, on trouvera dans La Volonté du peuple quatre autres textes – ceux parus dans Réfractions – non directement liés à la polémique outre-alpine, même si, entre les lignes, une identique préoccupation intellectuelle les anime : opposer la force des idées au conformisme dominant et, par ricochet, dénoncer la dérive « libérale-libertaire » déjà évoquée. Volontairement pédagogiques quand le projet d’écriture qui les porte sous-tend, chez l’auteur, une intention clairement divulgatrice – « Anarchie et anarchisme » et « Le vote et le suffrage universel » – ou plus fouillés quand ils participent d’un vrai désir d’élucidation philosophico-politique – « Du pouvoir politique » et « L’escamotage de la volonté » –, ces textes font tous preuve d’une même rigueur d’exposition. Que le lecteur adopte, ou pas, le point de vue vigoureux de leur auteur et qu’il incline, ou pas, à penser, comme lui, qu’il n’est d’anarchisme que révolutionnaire, ouvrier et « s’inscrivant dans la longue durée de l’Histoire », il tirera, c’est sûr, de la lecture de ces textes quelques précieux éléments de compréhension sur les concepts de démocratie, de peuple souverain, de révolution et d’anarchie. Pour les faire siens, dans la définition qu’en donne l’auteur, ou pour poursuivre le débat si cher à E. Colombo en ces temps où, écrit-il avec une pointe de nostalgie, « l’anarchie sent un peu moins le soufre que jadis et, édulcorée sous l’appellation “libertaire” », a été tirée « des bas-fonds prolétariens pour devenir un mot léger, de bon ton même dans les salons et la presse, surtout si on le fait glisser vers la droite en l’accouplant avec libéral ».

Freddy GOMEZ