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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Le judaïsme libertaire en Europe centrale
À contretemps, n° 35, septembre 2009
Article mis en ligne le 21 septembre 2010
dernière modification le 25 décembre 2014

par F.G.

■ Michael LÖWY
RÉDEMPTION ET UTOPIE
Le judaïsme libertaire en Europe centrale
Une étude d’affinité élective

Paris, Éditions du Sandre, 2009, 308 p.
 [1]

À travers Bakounine et Kropotkine, on sait tout ce que l’anarchisme doit au monde slave, ce philtre et creuset si singulier qu’a constitués, entre Orient et Occident, la Russie. À côté des conditions contemporaines de son apparition – développement de l’industrie et du capitalisme – et des multiples traditions qui ont contribué à lui donner forme – du proudhonisme latin aux différents courants anglo-saxons, en passant par le millénarisme espagnol et son étonnant mélange de traditions chrétienne et judéo-arabe, le livre de Michael Löwy met en évidence un autre apport essentiel à l’anarchisme : le messianisme juif d’Europe centrale.

L’importance en nombre des militants d’origine juive dans l’histoire du mouvement libertaire n’est pas seulement due aux circonstances ou aux intérêts de classe. Michael Löwy montre qu’il s’agit, de façon beaucoup plus profonde, d’une véritable « affinité élective » entre l’anarchisme naissant et l’extraordinaire vitalité culturelle et sociale que connaissent, au même moment, les communautés juives d’ « Europe centrale ». La précision géographique est importante, car il ne s’agit pas de n’importe quel foyer culturel juif. Alors que le judaïsme occidental – en France et en Angleterre, plus particulièrement –, mieux intégré aux révolutions bourgeoises plus anciennes, participe d’une conception républicaine et rationaliste du monde – à l’exception notable de Bernard Lazare –, l’Europe centrale [2], sous influence germanique, voit fleurir un fort courant de pensée que, faute de mieux, Michael Löwy qualifie de « messianisme historique ». Pendant plus de cinquante ans, il y aurait eu une rencontre entre la pensée juive de cette aire culturelle et l’aspiration libertaire à une transformation radicale de la société, plus particulièrement à travers son expression « anarcho-syndicaliste », avec l’idée de « grève générale » insurrectionnelle et révolutionnaire, ce « grand soir » qui a si longtemps hanté l’imaginaire ouvrier, principalement dans les pays latins. Dans son livre, l’auteur insiste surtout sur les écrivains et les philosophes les plus connus – Franz Kafka, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Georg Lukacs, Erich Fromm –, en élargissant son analyse de façon très intéressante à des auteurs qu’il qualifie de « juifs religieux anarchisants », comme Franz Rosenzweig, Gershom Scholem, Leo Löwental et Martin Buber [3]. On peut seulement regretter qu’il n’ait pas eu le temps de s’intéresser aux nombreux militants, beaucoup moins connus, ayant participé directement au développement du mouvement anarchiste [4]. Seul Gustav Landauer fait l’objet d’un longue étude.

Une des nombreuses pistes qu’ouvre le livre de Michael Löwy est d’ordre théorique. Selon lui, le « judaïsme libertaire » d’Europe centrale serait issu de la rencontre entre deux traditions antérieures : le « messianisme juif traditionnel » et le « romantisme allemand classique ». Deux traditions qui, en fusionnant, auraient donné naissance à une vision du monde entièrement inédite, profondément originale, « une modalité nouvelle de “philosophie de l’histoire”, un regard nouveau sur le lien entre le passé, le présent et l’avenir ». L’originalité de cette fusion est double.

En effet, comme la plupart des autres courants qui ont contribué à produire l’anarchisme révolutionnaire – en particulier sous sa variante anarcho-syndicaliste –, le judaïsme libertaire parvient à la fois à se démarquer radicalement de la vision « progressiste » et rationnelle de l’histoire issue de la philosophie des Lumières, mais aussi de la postérité autoritaire et fasciste du romantisme allemand. Comme ses cousins latins – français, italiens et, surtout, espagnols –, mais aussi slaves – il faut relire Bakounine ! –, le « messianisme révolutionnaire » juif allemand d’Europe centrale peut bien confondre ce que l’époque moderne avait mis tant de soin à séparer : sphère politique, sphère sociale et sphère « religieuse » – au sens sociologique de ce mot. Par ses caractéristiques, cette recomposition libertaire de la réalité ne peut que s’opposer violemment aux deux grandes particularités du romantisme de droite : « le culte religieux et totalitaire de l’État, d’une part, et celui du Guide suprême, de l’autre ». Violemment anti-étatique, comme tous les autres apports du mouvement anarchiste, le messianisme libertaire juif a également pour originalité d’être strictement « impersonnel », d’être un messianisme sans messie, de refuser tout « sauveur suprême » – comme dans L’Internationale –, tout sauveur charismatique .

Il est vrai que cette différence assurément déterminante ne rassure qu’à moitié Michael Löwy, inquiet du radicalisme de la critique que le judaïsme libertaire peut faire de la « rationalité moderne » et qui, manifestement, ne parvient pas à se défaire du soupçon d’ « irrationalité » qui pèse aussitôt sur ce type de critique. Les dernières pages du livre invitent pourtant à aller plus loin dans l’analyse. L’irrationalisme n’est pas toujours là où on croit le trouver. Cinquante ans après la disparition tragique du judaïsme libertaire d’Europe centrale, Michael Löwy observe comment la conception progressiste et rationnelle de l’Histoire issue des Lumières achoppe justement à rendre compte des « catastrophes de la modernité – comme les deux guerres mondiales, Auschwitz et Hiroshima », comment elle tend, soit à les transformer en événements transcendants, a-historiques, soit à les réduire à de simples « accidents de parcours », sur le long chemin de la « rationalisation » du monde [5]. De ce point de vue, la démarche du judaïsme libertaire et, avec elle, celle de l’anarchisme, révèlent toute l’actualité de leur puissance affirmative et interprétative. Parce qu’elles sont « en rupture avec [la] philosophie du progrès et avec le culte positiviste du développement scientifique et technique », parce qu’elles donnent une voix à la lucidité et aux espérances des « opprimés » – ceux pour qui, comme l’écrit Walter Benjamin, l’histoire n’est pas une accumulation d’acquis mais un « grand cortège triomphal qui passe au-dessus de ceux qui jonchent le sol » –, elles seules peuvent sans doute rendre compte rationnellement du caractère dramatique de ce siècle.

Autre conception du temps, qualitative, où le retour vers le passé sert à sauter vers l’avenir, dans un « écart absolu par rapport à l’état des choses existant », elles seules peuvent s’opposer à la cécité moderne, à la « nouveauté factice (et aveugle) de la marchandise », à « la répétition éternelle du toujours-le-même ».

Daniel COLSON


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