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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Pour un socialisme débarrassé du progressisme
À contretemps, n° 43, juillet 2012
Article mis en ligne le 17 juin 2014
dernière modification le 2 février 2015

par F.G.

■ Dwight MACDONALD
LE SOCIALISME SANS LE PROGRÈS
[The Root is Man]

Traduction de Célia Izoard
Paris, Éditions La Lenteur, 2011, 224 p.

■ Jean-Claude MICHÉA
LE COMPLEXE D’ORPHÉE
La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès

Paris, Climats-Flammarion, 2011, 368 p.

Au lendemain d’un conflit mondial – le second d’un court demi-siècle – qui expérimenta à échelle industrielle, et d’Auschwitz à Hiroshima, tous les moyens techniques de destruction dont disposait l’époque, quelques rares esprits s’attachèrent à penser le lien entre modernité et barbarie sur les ruines de l’universelle catastrophe qu’ils venaient de vivre. Chacun à leur manière, toujours singulière, Hannah Arendt, Adorno et Günther Anders furent de ceux-là. Comme Dwight Macdonald (1906-1982), dont parut, en 1946, The Root is Man  [1], essai qui s’inscrivait, lui, dans une claire perspective socialiste anti-progressiste.

C’est précisément la guerre, et plus encore la constatation que – comme s’était risqué à le pronostiquer Trotski dans un pur moment d’accablement –, elle avait provoqué « non la révolution mais plutôt la déchéance du prolétariat » [2] qui entraîna Macdonald sur la voie d’un réexamen de la « conception marxienne du socialisme ». Et, au-delà du seul Marx, à une remise en cause de l’idée « scientifique » et furieusement progressiste qui, d’Owen à Kropotkine, en passant par Fourier, Saint-Simon et Proudhon, porta activement le projet d’émancipation socialiste. Divisé en deux grandes parties – « Le marxisme est obsolète » et « Progressisme et radicalisme » –, cet essai tranche nettement avec l’euphorie d’une après-guerre où, pensait-on, la victoire sur le pire devait accoucher du meilleur.

Au-delà des critiques fort pertinentes, quoiqu’un peu datées aujourd’hui, que Macdonald adresse au marxisme – mais aussi à une certaine tradition anarchiste scientiste – pour avoir par trop lié le projet d’émancipation socialiste à la religion du Progrès, cet essai vaut surtout pour la nouvelle (très nouvelle, à l’époque) distinction qu’il introduit, dans une perspective toujours émancipatrice, entre « progressistes » et « radicaux ». Les premiers, nous dit Macdonald, continuent de croire, résolument optimistes, à l’idée d’un « processus historique » menant forcément de l’ombre à la lumière. Les seconds – catégorie peu nombreuse dans laquelle il se range – « rejettent la notion de Progrès, jugent les choses à l’aune de leur signification, pensent qu’on a exagéré la capacité de la science à nous guider dans les affaires humaines et […] tentent de redresser la balance en mettant l’accent sur la dimension éthique de la politique ». Quand le progressiste s’obstine, malgré quelques ratés comme « Majdanek et Hiroshima », à être dans l’histoire, le « radical » s’attache surtout à défendre les « valeurs non historiques » qui sont les siennes (la vérité, la justice, la liberté). « Si l’histoire a emprunté le même chemin, précise Macdonald, il se réjouit ; mais quoi qu’il arrive, il manifeste une tendance assez obstinée à rechercher “ce qui devrait être”. »

Reprenant, en exergue d’ouvrage, une formulation du jeune Marx qui a donné le titre original de son essai – « Être radical, c’est prendre les problèmes à la racine. Et en ce qui concerne l’humanité, la racine, c’est l’homme » [3] –, Macdonald précise d’entrée de jeu qu’il s’est lui-même longtemps situé dans le camp de la gauche progressiste et qu’il a fallu que souffle en rafale, le temps d’une guerre, le vent mauvais de l’Histoire pour qu’il rompe, peu à peu, avec l’idée – progressiste – de sa « rationalité ultime ». C’est, indique-t-il, « l’extermination du peuple juif », mais aussi « les camps de travaux forcés en Union soviétique », « le bombardement intensif des villes allemandes » et, plus encore, « l’ “atomisation” des habitants d’Hiroshima et de Nagasaki » [4] par les Alliés qui ont fini par le persuader que l’idée d’une marche mécanique de l’humanité vers une « société moralement supérieure » relevait de la plus pure métaphysique. Armé de cette conviction, Macdonald reprend à rebours l’histoire du projet d’émancipation pour s’interroger sur le moment où, devenu « scientifique », le socialisme se rallia à l’idéologie du progrès et, ce faisant, abdiqua, au nom d’un hypothétique « processus historique », sa volonté d’œuvrer, ici et maintenant, à l’abolition de toute oppression de classe par la pratique consciente d’une solidarité à échelle humaine. Lorsque parut son essai, on reprocha à Macdonald de dépolitiser le socialisme en le ramenant à sa seule dimension éthique. Et plus encore de remettre sur le tapis, à travers la distinction opérée par l’auteur entre « progressistes » et « radicaux », l’ancienne querelle entre « matérialistes » et « idéalistes » qu’on supposait, à tort, définitivement tranchée par l’histoire. Avec le temps – et vu ce qu’est devenu, dans ses diverses variantes, le socialisme –, cette critique perd évidemment beaucoup de sa force, comme celle, plus pernicieuse, qui fit de Macdonald un penseur passéiste puisant dans les thématiques de « droite ». Sur ce point, l’auteur du Socialisme sans le progrès avait, il est vrai, anticipé le mouvement en indiquant lui-même que le « positionnement tragique, éthique et non scientifique » du « radical » pouvait effectivement être interprété comme « objectivement réactionnaire » – de la même façon, ajoutait-il, qu’on pouvait établir « quelques liens de parenté peu reluisants » entre progressistes et « staliniens ». Au-delà de son penchant pour la disqualification, cette assimilation, à « gauche », de l’anti-progressisme de Macdonald à la réaction révèle surtout son incapacité à s’interroger, même à la marge, sur le contenu d’un socialisme qu’elle voulait incarner sans partage. Très majoritairement, la « gauche » marxiste américaine réserva à Macdonald un traitement identique à celui que, de l’autre côté de l’océan, sa sœur britannique appliqua à George Orwell. Avec la même suffisance et le même désir de défendre des positions faussement acquises.

Dans la détestation que la gauche « politiquement correcte » d’après-guerre éprouva en parallèle pour Macdonald et Orwell, l’essentiel tient à l’idée qu’il n’était que deux camps possibles : celui du progrès (de gauche) et celui de la réaction (de droite). Infiniment déclinée, cette considération permit de rejeter dans les poubelles de l’histoire toute remise en cause de la pensée binaire, mais aussi tout questionnement sur le devenir humain d’un socialisme émancipateur. Elle opéra, de même, contre Camus avec le succès qu’on sait. Jusqu’à le diffamer en le rangeant dans la catégorie peu enviables des moralistes – qualification reprise, par ailleurs, par ceux qui, dans l’autre camp, rêvaient d’en faire un allié. Longtemps, le piège fonctionna. Comme l’idée que l’histoire avait un sens que seul le marxisme – la science des sciences – permettait d’interpréter. Cette idée est morte, désormais, et c’est d’autant plus heureux qu’elle ouvre le champ à une lecture moins idéologique de ce Socialisme sans le progrès qui, par bien des aspects, entre en écho, aujourd’hui, avec quelques-unes de nos préoccupations essentielles. Preuve, sans doute, que ce « socialisme libertaire » que Macdonald tenta de penser, contre l’idéologie dominante de son temps, avait, sur l’autre, l’avantage de prendre l’histoire à rebrousse-poil et, ce faisant, de maintenir ouverte, contre elle, la perspective émancipatrice.



À lire son dernier livre, Le Complexe d’Orphée, sous-titré La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, il est fort à parier que Jean-Claude Michéa pourrait se reconnaître dans cette très orwellienne invite de Dwight Macdonald aux « gens ordinaires » à montrer « plus d’audace à s’emparer de sujets habituellement réservés aux experts » pour que recule « la capacité de l’ennemi à perpétuer son mensonge ».

À l’origine de cet essai, un questionnaire adressé à Jean-Claude Michéa par Stéphane Vibert, professeur au département de sociologie et d’anthropologie de l’université d’Ottawa, sur la « pertinence politique », à « l’ère du capitalisme global », du « concept orwellien d’“anarchisme tory” (ou “anarchisme conservateur”) ». Au bout du bout, un livre buissonnant, foisonnant, construit sur le même mode que les précédents, en spirale, avec notes et scolies abondantes, le tout formant fresque. Du Michéa pur jus, en somme avec, cette fois, dans le viseur conceptuel, une cible privilégiée : « ce faisceau de postures a priori et de commandements sacrificiels qui définit – depuis bientôt deux siècles – l’imaginaire de la gauche progressiste ». D’où l’intérêt subit que semble lui manifester, pour le coup, une certaine critique de droite, même extrême. Macdonald, on l’a dit, avait déjà prévu pour lui-même le risque d’une tel catalogage comme « réactionnaire », ce qui ne l’empêcha pas de penser contre la gauche quand la gauche obérait le projet émancipateur.

Pourquoi « être de gauche », se demande Michéa, est-il devenu à ce point synonyme de savoir « vivre avec son temps » ? Parce que, nous dit-il, née du compromis historique passé, au lendemain de l’affaire Dreyfus, entre socialistes politiques et républicains libéraux, cette gauche, progressivement recentrée sur « les seules valeurs – supposées démocratiques – du progrès et de la modernité (à l’exclusion par conséquent, de toute référence à la lutte des classes ou au pouvoir des travailleurs) », s’est construite et développée sur l’idée qu’elle incarnait à jamais le « parti de demain », celui dont la mission première était de s’identifier, par avance et quel qu’en fût le coût, à « toutes les évolutions de la société moderne, qu’elles soient politiques, économiques, morales ou culturelles ». La mission première de cette alliance des « forces du progrès » consista, dès lors, à accompagner, quitte à en corriger quelques excès, le mouvement perpétuel du capital et à le suivre dans sa volonté de terrasser les forces obscures d’un « hier » que l’inéluctable « sens de l’histoire » condamnait à sombrer. Toute acquise à cette idée d’une marche en avant vers le meilleur des mondes possibles, cette gauche se devait, par conséquent, de ne jamais regarder en arrière pour ne pas risquer, comme Loth, d’être changée en statue de sel ou, comme Orphée, de perdre son Eurydice. Du passé, table rase, à jamais.

Bien sûr, le lecteur averti nuancera de lui-même quelques assertions de Michéa, notamment sur le rôle déterminant qu’aurait joué l’affaire Dreyfus dans le processus d’ « intégration, à première vue surprenante, du mouvement ouvrier socialiste, naguère indépendant, dans le camp de la gauche libérale et des “forces républicaines de progrès” ». Si l’on se réfère à l’histoire du mouvement ouvrier depuis la scission de la Première Internationale, il n’y a, bien au contraire, rien de surprenant dans le fait que sa fraction socialiste, après avoir choisi de privilégier la voie politique contre l’autonomie de classe, ait logiquement choisi d’entrer dans un jeu d’alliances que la « révolution dreyfusienne », pour reprendre l’expression de Sorel, n’a pas fondé, mais sûrement accéléré. En fait, ce mouvement était à l’œuvre depuis une bonne décennie déjà. Contre les « bleus », c’est vrai, mais sur leur terrain. L’« intégration » vint avec le temps – et l’Affaire y joua certes un grand rôle –, mais elle découlait de l’idée, bien antérieure, elle, que le mouvement ouvrier devait être soumis aux intérêts politiques de ses représentants autoproclamés. A contrario, l’adhésion active d’un certain nombre d’anti-parlementaristes conséquents, notamment anarchistes et syndicalistes révolutionnaires, au camp dreyfusard – dont ils furent souvent, dans la rue, le bras armé –, ne modifia en rien leur perception du jeu politique. Ils continuèrent à défendre, contre un socialisme bientôt unifié et rallié à la « gauche », l’idée du séparatisme ouvrier comme fondement du projet d’émancipation sociale. Ce dont convient d’ailleurs Michéa, mais de façon confuse, puisqu’il affirme tout à la fois, sur deux pages, que « le syndicalisme révolutionnaire et la charte d’Amiens » représentèrent « l’un des derniers efforts de la classe ouvrière organisée pour préserver au maximum sa précieuse autonomie », tout en reconnaissant que le compromis passé, pendant l’Affaire, entre les socialistes et « la gauche radicale et républicaine » était « absolument légitime » et, cerise sur le gâteau, en laissant entendre que « le léninisme à venir » aurait, d’une certaine façon, repris le flambeau vacillant de l’autonomie ouvrière en engageant de nouveau le socialisme dans un affrontement « classe contre classe » – jugement qui laisse, lui, carrément pantois.

Figure centrale de ce Complexe d’Orphée, Orwell demeure pour Michéa, tous ses livres le prouvent, la référence indépassable pour penser un socialisme émancipé du progressisme, c’est-à-dire humainement vivable et éthiquement souhaitable. Cette idée du socialisme des « gens ordinaires » que se faisait Orwell cadre assez bien, nous dit Michéa, avec la formule d’ « anarchiste conservateur » qu’il appliqua lui-même, pour le critiquer, à Jonathan Swift. Comme quoi, au-delà de leur utilité première, les mots peuvent dire autre chose que ce qu’ils disent apparemment. Sur ce point, l’iconoclaste Michéa se sent visiblement beaucoup plus en accord avec le point de vue d’un Simon Leys – qui voit dans cette boutade anti-swiftienne la meilleure définition du « tempérament politique » d’Orwell – que de l’analyse d’un Jean-Jacques Rosat – qui s’évertue avec constance à démontrer qu’Orwell n’était « ni anarchiste ni tory », ce que personne ne conteste d’ailleurs [5]. Reste que, élevée à la catégorie de « concept », cette qualification se devait d’être précisée. C’est ce que tente de faire Michéa quand il indique que l’ « anarchisme tory » relèverait, en même temps, du « sentiment légitime qu’il existe dans l’héritage pluri-millénaire des sociétés humaines un certain nombre d’acquis essentiels à préserver », et de son articulation « avec un sens aigu de l’autonomie individuelle (ou collective) et avec une méfiance a priori envers toutes les relations de pouvoir (à commencer, si possible, par celle que l’on serait tenter d’exercer soi-même) ». Ainsi délimité, le concept d’ « anarchisme tory » pourrait fixer les contours d’une « tradition » socialiste intégrant « tous ceux qui ont senti, d’une manière ou d’une autre, qu’aucune critique cohérente de la civilisation capitaliste moderne ne pouvait se fonder sur la vieille illusion progressiste selon laquelle toutes les valeurs morales et culturelles léguées par les générations antérieures devraient – au nom du “sens de l’histoire” ou de l’ “évolution naturelle des mœurs” – être transgressées par principe ». Dans cette lignée qui irait de Pierre Leroux à Jaime Semprun, en passant par Morris, Camus, Benjamin, Ellul, Castoriadis, Debord et Lasch, il existerait, nous dit Michéa, une perception commune de ce « moment “conservateur” de toute théorie radicale » où la « critique anticapitaliste » doit se préoccuper de « restaurer des équilibres écologiques compromis par la “croissance” ou de préserver les conditions morales, culturelles et anthropologiques d’un monde décent ».

Partant de là, et Orwell aidant, Michéa se livre, par incises, à un état des lieux sans concession du « profond désarroi idéologique (pour ne pas dire le coma intellectuel dépassé) dans lequel l’ensemble de la gauche moderne est aujourd’hui plongée ». C’est évidemment cet aspect du livre – et celui-là seul – qui a retenu l’attention de la critique, celle de la droite néo-réactionnaire en particulier. Il est vrai que, tout acquis à sa dénonciation orwellienne de la « gauche kérosène » – celle qui précède désormais, plus qu’elle ne l’accompagne, le mouvement perpétuel du capital –, Michéa n’hésite pas à se faire le contempteur d’une « police de la pensée » postmoderne de gauche aussi intuitivement portée au relativisme qu’à l’excommunication. Quitte à défendre, contre les oukases du politiquement correct de l’époque, le droit à la dissidence d’un quelconque Zemmour – dont on ignorait que les « ligues de vertu “citoyennes” » avaient eu la peau ! Il y a, convenons-en, quelque extravagance de la part de Michéa à se situer, au nom de l’anti-progressisme, sur ce terrain. Et ce d’autant qu’il ne devrait pas ignorer que le Spectacle – qui « n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » (Debord) – est toujours habile à créer, sur la scène de son règne, toutes les fausses oppositions que nécessitera son maintien. Dans ce dispositif – et pour autant qu’ils se plient aux modes contradictoires du temps médiatique –, le petit idéologue réactionnaire et l’humaniste défenseur des « sans-papiers » sont les deux versants de la pseudo-critique. Comme l’irascible célinien Philippe Murray n’était qu’une figure du ressentiment petit-bourgeois dont on peine à croire qu’elle ait pu faire illusion au point d’être annexée, quoique dans « un autre registre », par l’auteur du Complexe d’Orphée, à son panthéon personnel de l’anti-progressisme.

Entendons-nous bien… Ce n’est pas parce que quelques folliculaires de la critique néo-réactionnaire se sont emparés de ce Complexe d’Orphée pour légitimer leurs aigreurs qu’il faudrait s’en détourner. Au contraire. Il faut le lire pour ce qu’il est : un nouveau jalon dans la longue quête entreprise par Jean-Claude Michéa depuis Orwell anarchiste tory (1995) pour repenser, contre la gauche telle qu’elle est devenue, un socialisme fondé « sur les principes de la décence ordinaire », ceux-là même qui inspirèrent les premiers adeptes d’une société sans classes et alimentèrent la vision critique d’un George Orwell.

Freddy GOMEZ