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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Une commune idée de liberté
À contretemps, n° 33, janvier 2009
Article mis en ligne le 25 janvier 2010
dernière modification le 8 décembre 2014

par F.G.

■ Lou MARIN (écrits rassemblés et présentés par)
ALBERT CAMUS ET LES LIBERTAIRES (1948-1960)
Marseille, Égrégores Éditions, 2008, 366 p.

On n’imagine plus, aujourd’hui, ce que fut ce temps du soupçon et des basses œuvres, et pas davantage ce que l’infernale logique de la nécessité historique produisit d’infamie dans le débat intellectuel. Quand, sommé de choisir son camp, celui du progressisme en marche, Camus s’entêta à se revendiquer de la révolte et de la raison, il fut brisé. Irrémédiablement. C’était la loi, celle qu’imposaient Sartre et ses porte-flingues conceptuels. Aux yeux des commentateurs de l’époque, la logique sartrienne pouvait être contestable, mais elle avait l’immense avantage, à leurs yeux, de fonder une fascinante pensée philosophique. La logique de Camus, en revanche, qui reposait sur la conviction qu’aucun progrès ne pouvait s’accommoder du mensonge d’État, lui valut d’être rangé, par les mêmes petits marquis intellectuels, dans le camp des pleureuses. Sa réputation date de cette époque. Camus ? Il écrit bien, mais il pense mal... S’il arrive que le passage du temps corrige, atténue ou invalide certains jugements, ceux qui contribuèrent à faire de Camus un moraliste aux petits pieds finirent par s’imposer comme vérités d’évidence. Et nous en sommes toujours là. Au point que l’on peut s’interroger sur cette étrange persistance en une époque, la nôtre, où les pitreries politiques de Sartre font désormais tout juste rire. Admettre que Sartre eut à peu près tort sur tout devrait, logiquement, inciter à reconnaître que, sur quelques points du moins, l’humaniste Camus avait raison. Mais non, ce serait trop simple, ou simplement trop juste. À lire les modernes experts de l’histoire des idées, le débat intellectuel des années 1950 prouverait surtout que la vérité se trouvait du côté du très méthodique, rationnel et prudent Raymond Aron. La thèse, convenons-en, a au moins l’avantage de sauver in extremis l’honneur bafoué de la Rue d’Ulm. Après Sartre, Aron… Face à si supérieure compagnie, Camus, on s’en doute, ne fera jamais le poids. Aussi souvent que la nomenklatura intellectuelle se mêlera de dire l’Histoire, son sens et ses retournements, il restera éternellement ce « philosophe pour classes terminales » épinglé, dans les années 1970, par un plumitif de seconde zone. Il faut s’y faire, cette entreprise de disqualification, ancienne et moderne, sait s’adapter à l’air du temps.



Ainsi, c’est dans un silence fracassant – aucune recension digne de ce nom parue dans ladite grande presse à l’heure où nous écrivons – que sort un livre fort intéressant sur les relations que Camus entretint, sa vie durant, avec les libertaires. Précédée d’une longue et savante préface de Lou Marin, maître d’œuvre de ce travail, et suivie d’un appendice de Freddy Gomez consacré aux très forts liens qui unirent Camus aux libertaires espagnols, l’ouvrage, adroitement composé, rassemble les collaborations que Camus donna à la presse libertaire entre 1948 et 1960. En sus des articles, lettres, précisions, allocutions de Camus, on y trouve également les réponses que suscitèrent, en milieu anarchiste, certaines de ses prises de position, notamment lors de la parution de L’Homme révolté ou à propos de la guerre d’Algérie.

« Les textes de Camus présentés dans ce livre, précise Lou Marin, […] prouvent que la connaissance qu’il avait de ce milieu et la collaboration qu’il lui apporta furent intenses et engagées. » Rien, en effet, ici, qui ressemble au papillonnage habituel des intellectuels de renom quand ils fréquentent la « canaille ». Chez Camus, s’impliquer était affaire sérieuse, un acte qui engageait de manière soutenue, solidaire et constante. De ce point de vue, il y eut bien connivence entre Camus et les libertaires. Connivence, c’est-à-dire accord tacite sur l’essentiel et complicité dans les actes. En tirer la conclusion que Camus fut anarchiste serait une erreur. Il se contenta simplement d’être un « compagnon de doute » [1] de la marge libertaire, cet espace imprécis où la parole se doit d’être libre et permanente l’interrogation sur soi-même.

Camus, nous dit Lou Marin, continue d’être, aujourd’hui encore, une « référence obligée » pour les libertaires. « Sa conception mesurée de la révolte, pensée jusque dans ses limites, indique-t-il, son refus de sacrifier des êtres humains pour un avenir hypothétique définissent toujours les contours d’une éthique révolutionnaire acceptable. » C’est précisément à partir de sa propre pratique – anarchiste et non violente – que Lou Marin, journaliste au mensuel de langue allemande Graswurselrevolution  [2]], a découvert Camus, dans les années 1970. Depuis, il s’en est fait l’ardent exégète, comme en témoigne ce livre où la passion pour l’homme et l’œuvre pointe à chaque page.

Une histoire d’amitié

L’intérêt de Camus pour les libertaires remonte à loin. Dès la fin des années 1930, si l’on en croit le grand Pascal Pia, son mentor en journalisme à Alger républicain, ses sympathies allaient « aux libertaires, aux objecteurs de conscience, aux syndicalistes à la Pelloutier, bref à tous les réfractaires » [3]. Vacciné contre le communisme par un passage de deux ans au parti du même nom – dont il sera exclu en novembre 1937 –, Camus ne sera plus jamais encarté. Pas même au Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), ce curieux patchwork de la gauche non communiste qui vit le jour dix ans plus tard (1948) et auquel Camus prêta son concours, sans pourtant y adhérer. Cette volonté d’être en dehors de tout enfermement partisan dessina sans doute un terrain d’entente immédiat avec l’idée que les anarchistes, même les plus organisés, se faisaient de leur rapport au collectif. Hostiles par nature et par méthode à la massification et à la toute-puissance des majorités, les anarchistes offraient encore un avantage aux yeux de Camus, celui d’avoir éprouvé tant de défaites et de répressions qu’ils en tiraient une aptitude, presque naturelle, à la résistance au propos courant et à la fausse parole. Pour le reste, leur fidélité à l’idée de révolte les maintenait à peu près indemnes de toute inféodation à l’idée de révolution comme système. En fait, cette particulière capacité des anarchistes de défendre, en toutes circonstances, la liberté de penser ne pouvait, en ces temps d’engagement forcené, que croiser les préoccupations de Camus.

Lou Marin a raison d’insister sur le rôle de passeuse que joua Rirette Maîtrejean (1887-1968) [4] auprès de Camus. Travaillant tous deux à Paris Soir – elle comme correctrice, lui comme secrétaire de rédaction –, ils quittèrent la capitale ensemble, aux jours de l’exode de juin 1940, pour se retrouver à Clermont, puis à Lyon, où s’installa la rédaction du journal. De cette époque, Rirette gardera le souvenir d’une vraie complicité. Camus hésita sans doute quelque peu avant de questionner Rirette, de presque vingt-cinq ans son aînée, sur ses années d’anarchie ou sur son ex-compagnon Victor Serge. Mais ce qu’on sait, par le témoignage de Rirette, c’est qu’ils trouvèrent le temps de se parler, le temps de s’apprécier aussi. À l’occasion d’une conversation entre ouvriers du Livre en hommage à Camus, Rirette dira de Camus : « C’était non seulement un charmant camarade, mais un ami très sûr, […] un homme d’une humanité extrême. J’ai su qu’il avait eu l’occasion de rendre service à plusieurs camarades, à moi aussi d’ailleurs. » [5] On n’en saura pas davantage, mais ce peu c’est assez pour comprendre qu’aux yeux de cette figure de l’anarchie des années sans pardon, Camus était de la famille libertaire. Naturellement. Intensément.

Au cœur de cette histoire, il y a l’Espagne, bien sûr, cette Espagne dont Camus se sentait si proche par ses origines et dont l’irréductible dualité symbolisait presque parfaitement l’envers et l’endroit, l’étranger et la chute, l’exil et le royaume. Aux jours difficiles, les réfugiés espagnols – et particulièrement les libertaires – trouvèrent en Camus cet « ami très sûr » dont parlait Rirette. En témoignent les souvenirs de Fernando Gómez Peláez, directeur de Solidaridad Obrera entre 1946 et 1954, rapportés dans cet ouvrage. Cette Espagne de l’exil voua à Camus une éternelle reconnaissance pour son implication dans son combat. Elle cimenta des liens d’amitié personnels très forts entre tel ou tel de ses représentants et l’exilé d’Alger.

On peut alors penser que l’Espagne joua un rôle éminent dans le rapprochement entre Camus et les libertaires français. C’est à ses tribunes qu’ils se fréquentèrent et qu’ils se reconnurent mutuellement comme étant du même monde, restreint mais tenace devant l’adversité. L’hypothèse vaut ce qu’elle vaut, mais elle semble plausible. En ces temps où l’Espagne libre commençait d’être rangée au musée des antiquités par la Vox Populi démocratique, sa défense fut une cause sacrée pour quelques-uns de ses amis. Au nom de la simple justice et de la mémoire.

Pour une éthique libertaire

Lou Marin prête une attention particulière à la manière dont Camus s’exprima sur la question de la violence. Non pour le tirer vers son propre camp, mais pour montrer qu’il en perçut assez vite les limites et qu’il sympathisa avec le courant anarchiste non violent, dont la principale figure était alors Louis Lecoin. Si pour Camus, « résistant inconditionnel », comme il se définissait lui-même, « la violence [était] inévitable », il s’agissait d’en refuser la « légitimation ». En lui gardant son « caractère exceptionnel », en la maintenant « dans les limites qu’on peut », en choisissant, chaque fois que cela est possible, « la vie contre la mort » [6]. De là à se revendiquer de la non-violence, il y avait un pas que Camus ne franchit pas. Par manque de « grandeur », disait-il. Plus sûrement parce que, au regard de ce qu’il savait des hommes et de l’histoire, il doutait qu’elle fût possible. Lou Marin note, avec justesse, que Camus oscillait entre une évidente sympathie pour les adeptes de la non-violence et la croyance que cette manière de concevoir le combat relevait de l’utopie. De cette contradiction non résolue, il bâtira une ligne éthique reposant sur l’autolimitation de la violence en toutes circonstances. Ce qui lui fit dire, à propos de la polémique que suscita, chez les anarchistes, la lettre de Simone Weil à Georges Bernanos : « Il est bon que la violence révolutionnaire, inévitable, se sépare parfois de la hideuse bonne conscience où elle est installée [7]. »

Assez largement propagé en milieu libertaire, ce refus de céder à quelque mythification que ce fût de la violence ne pouvait déranger, il est vrai, que quelques jeunes consciences anarchistes par trop gagnées à la légende de la propagande par le fait. En revanche, la vision que Camus donna de Bakounine dans L’Homme révolté déplut, elle, et fortement, aux plus éminents exégètes anarchistes de l’icône révolutionnaire russe. Elle valut, en tout cas, à Camus une véritable volée de bois vert de la part du très pompeux Gaston Leval qui, sur quatre longues livraisons du Libertaire, s’attacha doctement à démontrer l’incompétence de l’essayiste en la matière. L’objet du litige ? Le fait que Camus ait par trop tiré Bakounine du côté du nihilisme, en exhumant sa très louche relation avec le sombre Netchaïev.

À la lire aujourd’hui, cette polémique oubliée vaut surtout pour la cordiale réponse que Camus adressa au Libertaire. Fine, elle admet l’indiscutable magistère de Leval en science bakouninienne, mais elle tient bon sur ce que Camus appelle la « contradiction » de Bakounine, cette « nostalgie du nihilisme propre à toute conscience révoltée ». Autrement dit, tout en reconnaissant que la sévère admonestation de Leval l’a beaucoup « instruit » sur Bakounine, l’auteur de L’Homme révolté s’en tient à son projet initial : dépasser cette « contradiction propre à la pensée révoltée » entre le nihilisme et l’aspiration à la liberté. Analysant cette réponse, Lou Marin remarque très justement que, pour l’occasion, Camus, qui parle généralement à la première personne du singulier, emploie un « nous » de connivence. Ce faisant, poursuit Lou Marin, « c’est probablement dans ce texte que Camus s’identifia le plus avec le mouvement anarchiste ». Texte qui se termine ainsi : « La seule passion qui anime L’Homme révolté est justement celle de la renaissance. En ce qui vous concerne, vous gardez le droit de penser, et de dire, que j’ai échoué dans mon propos et qu’en particulier je n’ai pas servi la pensée libertaire dont je crois pourtant que la société de demain ne pourra se passer. »

L’honneur d’un homme

De Défense de l’homme à La Révolution prolétarienne, en passant par Liberté, Contre-courant, Le Libertaire, Le Monde libertaire et Témoins, Camus honora de sa signature la plupart des publications libertaires et syndicalistes révolutionnaires de ces années de guerre froide. Entre elles, et malgré l’irréductible spécificité que chacune revendiquait, de nombreux liens existaient. Souvent lues par les mêmes personnes, elles balisaient, de fait, un espace de résistance à la logique des blocs, une sorte de troisième front du refus.

Chroniquant dans La Révolution prolétarienne le livre d’Alfred Rosmer Moscou sous Lénine, Camus évoquait ces opposants d’un autre temps qui, « refusant à la fois le déshonneur et la désertion », surent préserver, « pendant des années, dans la lutte de tous les jours, la chance fragile d’une renaissance » [8]. C’était au temps de l’Union sacrée quand quelques hommes, très peu, surent résister à l’indigne déferlante de patriotisme qui gagna le mouvement ouvrier. Se revendiquer de ces « guides », c’était, pour Camus, inscrire les combats de son époque dans cette noble tradition de la résistance – aussi minoritaire fût-elle – à l’abdication des principes. Maintenir, en somme, la tête hors de l’eau sale de la compromission et du mensonge quand, de partout, on vous invite à la plonger.

Ces combats furent difficiles, rarement gratifiants, immensément décourageants, mais Camus les mena sans faillir, contre les aboyeurs staliniens et les esthètes de droite qui lui conseillaient de faire de la littérature et de s’en tenir à ça. Par la plume, la parole et le geste, Camus fut des grands combats pour la liberté de son époque : l’Espagne, bien sûr, comme on l’a dit, mais aussi Berlin-Est, quand les émeutiers prolétaires de juin 1953 étaient dénoncés comme fascistes dans L’Humanité, et Budapest, quand ceux de novembre 1956 le furent aussi et de même par le Parti des fusilleurs.

À l’occasion de l’attribution du Nobel de littérature au « copain Camus », La Révolution prolétarienne, résolument à contre-courant des « bonnes âmes » de gauche qui vilipendèrent l’écrivain pour l’avoir accepté, lui rendit, au contraire, un hommage appuyé. Ce texte, qui exprime sans doute mieux que tout autre la nature du « pacte » qui lia Camus à cette mouvance syndicaliste révolutionnaire et libertaire « aux jours de peine » comme « au jour de l’honneur », mérite d’être largement cité : « Ce que nous savons de Camus, c’est la solidarité mille et mille fois manifestée, envers les militants d’Espagne, de Bulgarie, de Hongrie. Pas seulement à l’occasion de meetings ou de manifestes où tant de bonnes âmes viennent pointer pour que leur soient payés un jour, les jetons de présence historiques, mais là où il n’y a d’autres témoins que des anonymes, des sans poids, des sans grade ou des condamnés. Ce que nous savons de Camus, c’est le billet glissé au “déchard” et la souscription à la liste qui circule de main en main, c’est le refus des estrades et des présidences et la préférence pour l’action limitée mais utile, à mesure d’homme. Ce que nous savons de Camus c’est sa démission de l’Unesco lorsque l’Espagne de Franco y est entrée (comptez-vous bien, intellectuels de gauche, qui avez un penchant pour les majuscules sans principes). Ce que nous savons encore de Camus, ce sont des articles, des manifestes, des appels, des préfaces – ces pages qui sont le gagne-pain de l’écrivain – donnés sans compter, et qui ont alimenté tant de brûlots non conformistes, tant de publications hérétiques, tant de campagnes d’agitation sans le sou. [9] »



À l’heure des reniements et des petits arrangements avec le crime, l’honneur de Camus fut sans doute de tenir sur ses positions – y compris les plus discutées ou les moins comprises, comme celle qu’il adopta au moment de la guerre d’Algérie et qui, à lire les textes qu’exhume cet ouvrage, fut beaucoup plus subtile qu’on ne l’a dit. Il y avait de la sincérité chez cet homme, indiscutablement, mais aussi de la constance, de la dignité et un permanent souci de ne rien céder à la médiocrité et à la facilité. Ce disant, l’on comprend qu’il ne pouvait qu’être la cible des ricaneurs des Temps modernes, ces bourgeois bien-pensants à la conscience hémiplégique qui finirent par choisir « les communistes et la paix » tout en sachant que, ce faisant, ils s’inscrivaient définitivement dans le camp des concentrationnaires. Face à eux, Camus ne pouvait qu’opposer son sens radical de la nuance. C’était bien peu pour terrasser le cynisme sartrien, mais c’était assez pour trouver un terrain d’entente avec cette minorité des minorités qui, libertaire et à contretemps de son époque, s’entêta à penser que le moindre mal, c’était toujours le mal. Si l’honneur de Camus fut bien celui-là, celui des libertaires, toutes nuances confondues, fut de l’admettre pour un des leurs, sans jamais tenter de l’attacher à un quelconque dogme. Ce livre, précieux, en atteste.

Arlette GRUMO


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