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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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De l’anarchiste comme chercheur hérétique :
André Prudhommeaux et la revue « Témoins »
À contretemps, n° 42, février 2012
Article mis en ligne le 22 novembre 2013
dernière modification le 29 janvier 2015

par F.G.

Au printemps 1953 parut à Zurich, en Suisse alémanique, à l’initiative de Jean-Paul Samson [1], une petite revue francophone précédée de l’avertissement suivant : « Les présents cahiers s’efforceront d’être, à leur humble façon, des témoignages de ce temps-ci et du reste de pensée libre qu’il daigne tolérer encore ». Et, comme il sied à toute nouvelle publication, la revue évoquait sur le mode interrogatif l’objectif qu’elle se fixait dans une période qu’elle jugeait pour le moins difficile pour son entreprise : « Qui sait, parmi la foule de tant de décervelés et d’idéologues, si une poignée de témoins n’est pas aujourd’hui, quelque précaires que puissent en être les faibles modalités à nous permises, l’un des seuls moyens de restaurer tant soit peu la réalité de l’homme ? » Car c’est sous le beau titre de Témoins que ce premier numéro proposait à son sommaire des articles d’Ignazio Silone, Fritz Brupbacher, André Prunier, André Prudhommeaux et Jean-Paul Samson.

Revue discrète et marginale, Témoins n’a, pour l’heure, guère attiré l’attention malgré la qualité et la personnalité de ses collaborateurs, parmi lesquels on compte des écrivains aussi célèbres qu’Albert Camus, René Char et Ignazio Silone et des militants libertaires de premier plan comme Gaston Leval, Louis Mercier, Pierre Monatte ou André Prudhommeaux… [2]. Si ce dernier ne fut pas le fondateur de Témoins, il n’en joua pas moins un rôle de premier plan durant les premières années de la revue. Rappelons son itinéraire jusqu’au moment où il y écrivit et la position originale qu’il avait dans le mouvement anarchiste. Nous verrons ensuite ce que fut la revue Témoins elle-même et la collaboration qu’y apporta André Prudhommeaux, avant de s’interroger sur la place que tint cette collaboration dans son parcours.

L’itinéraire d’André Prudhommeaux

Ceux qui connaissent l’histoire du mouvement anarchiste savent déjà qu’André Prunier et André Pruhommeaux sont une seule et même personne qui utilisa, comme bon nombre de militants, deux ou trois pseudonymes récurrents sa vie durant. Né en 1902 au Familistère de Guise de Jean-Baptiste Godin, André Prudhommeaux a alors cinquante et un ans et une longue expérience de militant et d’homme de revue. D’abord communiste proche des thèses de la gauche germano-hollandaise, il traduisit la Réponse à Lénine d’Herman Gorter en 1930. L’année suivante, il prit la direction d’une imprimerie coopérative, « La Laborieuse », à Nîmes. Parallèlement, il publiait, avec Jean Dautry, une nouvelle revue bi-mensuelle, la Correspondance internationale ouvrière, afin de donner un aperçu non partisan et non doctrinaire des révoltes sociales en cours dans le monde. Il devint un anarchiste révolutionnaire à part entière à l’occasion de l’incendie du Reichstag et fut un ardent défenseur de Marinus Van der Lubbe. Désormais militant à la Fédération anarchiste de langue française, il participait activement à son journal, Terre libre, aux côtés de Voline. En 1936, André Prudhommeaux s’engagea avec passion en faveur de la révolution espagnole et fut un observateur perspicace en même temps qu’un dénonciateur virulent des atermoiements et des erreurs du mouvement libertaire ibérique – « participationnisme » et « ministérialisme » de la CNT-FAI, notamment – dans sa revue, L’Espagne nouvelle. Juste après la Retirada et devant les menaces de plus en plus précises d’une nouvelle guerre mondiale, il écrivit dans cette revue : « Quant à nous faire crever la peau pour le capitalisme, trop des nôtres sont déjà tombés en Espagne et ailleurs. [3]. » Refusant de prendre part à ce nouveau conflit, il passa en Suisse où résidait la famille de sa compagne et y resta jusqu’à l’automne 1946.

L’hospitalité de la Confédération helvétique s’accompagnait d’une stricte interdiction de toute activité politique. André Prudhommeaux se tourna alors vers la critique et la traduction littéraires où il déploya une grande activité. Dès les années 1937-1938, il avait manifesté un vif intérêt pour la littérature au contact de Sully-André Peyre qui animait Marsyas, une petite revue littéraire imprimée par « La Laborieuse », et à laquelle il collaborera après la guerre [4]. Prudhommeaux assura la critique littéraire dans plusieurs périodiques francophones, collabora au Journal de Genève [5] et publia des traductions de poètes et écrivains tels que Lord Byron, Percy Bysshe Shelley, William Blake, John Keats, Edgar Poe. Il fit aussi des conférences littéraires et une série de dix émissions à la radio de Genève sur les poètes romantiques anglais [6]. En 1942, il prononça une conférence pour le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Shelley à l’invitation du Cercle littéraire et, l’année suivante, sur Edgar Allan Poe dans le même cadre. Il dénonça « Trois victimes de Boileau » à la Maison internationale des étudiants, le 7 décembre 1943 ; il fit entendre une « Cantate sans musique à trois voix » dans le cadre d’une soirée Verlaine des Compagnons du Rhône ; il intervint sur quelques poètes anglais du XIXe siècle dans le cadre des « Amis de Leconte de Lisle », le 10 mars 1945. Il publia un recueil de ses propres poèmes [7], et la mise en vers français assurée par ses soins des Sonnets de Michel-Ange et de Shakespeare, ainsi qu’un recueil de textes d’Alexandre Herzen, La Russie et l’Occident [8]. Enfin, il aida l’écrivain et dramaturge hongrois Miklos Hubay à traduire en français sa pièce Le Coq d’Esculape, en référence aux mots de Socrate avant de prendre la ciguë : « N’oublions pas qu’il faut sacrifier un coq à Esculape » [9].

Revenu en France en 1946, André Prudhommeaux s’installa à Versailles et, après avoir repris contact avec des militants anarchistes, participa à la création du groupe des 5e et 6e arrondissements de Paris de la Fédération anarchiste. Et, le 8 janvier 1947, il devint rédacteur au Libertaire.

Un contexte nouveau

Dans cet immédiat après-guerre, le contexte semblait a priori plus favorable pour le mouvement anarchiste qu’avant 1939. Réunifiée au congrès de Paris (6-7 octobre 1945), la Fédération anarchiste avait réussi – provisoirement – à dépasser la division d’avant-guerre entre l’Union anarchiste et la Fédération anarchiste de langue française – celle-là même où avait milité activement André Prudhommeaux. La nouvelle organisation n’en connaît pas moins des débats houleux et laisse toujours apparaître les partisans d’un certain degré d’organisation et ceux qui jugent souhaitable de se contenter d’une simple « entente ».

D’autre part, depuis la Libération, le PCF participait au gouvernement et la CGT, où il exerçait une grande influence, avait pour mot d’ordre « produire d’abord, revendiquer ensuite ». Les groupes d’extrême gauche, anarchistes et trotskistes, cristallisèrent alors un fort mécontentement social qui éclata dans de nombreuses grèves, en particulier celle des usines de la Régie Renault, du 25 avril au 16 mai 1947, qui démarra à l’initiative d’un comité de grève indépendant de la CGT. Dès le 5 mai, les ministres communistes furent exclus du gouvernement, mais conservèrent néanmoins l’espoir de revenir bientôt au pouvoir. Après avoir demandé vainement la reprise du travail, la CGT reprit tant bien que mal le mouvement en main après en avoir adopté les principales revendications alors qu’une grève du même genre éclatait le mois suivant chez les cheminots, puis dans d’autres corporations.

À la conférence des partis communistes de Sklarska-Poreba (22-28 septembre), en Pologne, qui aboutira à la création du Kominform, le 5 octobre, les partis français et italien furent violemment critiqués par les dirigeants soviétiques pour leur attitude jugée trop conciliante depuis la Libération. Désormais, l’heure était à l’affrontement. En octobre, une réunion du comité central du PCF marqua un revirement radical et une rupture complète avec la politique suivie durant les années précédentes. Désormais, le PCF privilégiait le conflit avec ses anciens alliés de la coalition gouvernementale, gaullistes et socialistes : il lança une vague de grèves en novembre-décembre 1947 que Le Libertaire qualifiera de « grèves Molotov » [10].

Prudhommeaux et la Fédération anarchiste

De son côté, André Prudhommeaux, après avoir passé un an comme rédacteur au Libertaire, quitta son poste le 8 janvier 1948 et s’en expliqua ainsi : « Mon départ n’avait pas pour cause un désaccord avec le comité et je crois pouvoir dire que l’atmosphère au sein du comité était alors particulièrement sereine et optimiste. L’unique raison de mon départ était que je considérais qu’une année de “permanence” dans un poste dirigeant est un maximum… Après avoir passé un an à lire (et écrire) de la littérature d’actualité, j’éprouvais le besoin de prendre du recul, de repenser la situation et les problèmes de base. [11] »

Il se consacra alors aux relations internationales entre les mouvements anarchistes. En 1946, il avait participé à la fondation du Secrétariat provisoire des relations internationales, devenu la Commission des relations internationales anarchistes (CRIA) à la suite d’une conférence européenne tenue à Paris les 15-16-17 mai 1948. La Fédération anarchiste française le désigna comme secrétaire général de la CRIA. Celle-ci était chargée de la préparation d’un congrès international ; elle devait aussi publier un bulletin de liaison en plusieurs langues, mettre en rapport groupes et militants isolés, constituer des archives internationales, et procéder à un échange de publications entre les divers groupes qui y participaient. Pour André Prudhommeaux, le rôle de la CRIA était de « fédérer ce qui est commun sans rien opprimer, ni exclure ; répandre des exemples et non des consignes » ; elle devait donc se refuser à « inculquer le catéchisme d’une orthodoxie quelconque » [12].

Cette conception ouverte et non dogmatique explique sans doute l’hostilité de plusieurs membres du comité national de la FA, partisans de la tendance plate-formiste de Georges Fontenis, qui révoquent Prudhommeaux de son poste de secrétaire général de la CRIA en janvier 1949 sous prétexte d’indiscipline. Il alerta alors ses amis de la revue italienne Volontà en ces termes : « Depuis septembre se déroule une longue série de micmacs tendant à me pousser hors du mouvement… [13] »

De même, le Cercle libertaire des étudiants, animé principalement par Prudhommeaux, n’était pas en odeur de sainteté auprès de l’équipe dirigeante de la FA. Enfin, le compte-rendu du livre d’Alain Sergent et Claude Harmel, Histoire de l’anarchie, qu’il donna dans la revue littéraire Paru [14] et qui contenait quelques réserves, amena Le Libertaire à publier un entrefilet anonyme qui l’attaquait nommément et ouvertement. Et comme le journal repoussait toute polémique entre militants, il n’eut pas de possibilité de se défendre, ni de répondre à ces accusations.

« Personne à l’époque n’a vu, écrit Jocelyne Blancheteau, que l’éviction d’André Prudhommeaux de la CRIA puis de la FA était en fait le commencement de la conquête de la direction et de l’orientation du mouvement libertaire par un petit groupe d’anarchistes “bolcheviks” animé par Georges Fontenis. [15] »

Une position originale dans le mouvement anarchiste

En ce printemps 1950, André Prudhommeaux se retrouvait donc mis à l’écart du mouvement anarchiste. Il participa néanmoins au processus qui devait aboutir à la création d’une nouvelle Fédération anarchiste, en 1953, après la transformation de l’ancienne en une Fédération communiste libertaire par les partisans de Fontenis. Il écrira aussi occasionnellement dans son mensuel Le Monde libertaire, créé en octobre 1954, mais n’aura pas un rôle actif dans cette nouvelle FA, en dehors des relations internationales entre mouvements anarchistes.

Mais l’originalité de sa démarche, en ce début des années 1950, venait sans doute de beaucoup plus loin, sans parler de l’originalité même de son parcours. Pour tous les révolutionnaires de l’entre-deux-guerres, l’échec de la révolution espagnole et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale marquèrent la fin d’un monde. C’est Victor Serge qui a le mieux rendu compte du climat qui la précéda en parlant d’une ambiance de « dépression » et de « division » où « toutes les valeurs [étaient] mises en question » [16]. Dès le printemps 1939, Prudhommeaux avait écrit dans le dernier numéro de L’Espagne nouvelle  : « Le recul est trop général depuis juillet 1936 pour nous laisser une chance de pouvoir combattre efficacement pour notre propre cause » [17]. Il prenait donc acte des défaites passées devant le fascisme et le nazisme qui se terminaient par celle, lourde de conséquences, de l’Espagne libertaire. Mais il n’y avait pas que cela. Depuis le départ, Prudhommeaux avait fait de l’activité autonome des travailleurs la condition sine qua non de l’émancipation sociale. Or, dès la fin de 1937, il constatait « la criminelle passivité » du prolétariat face aux événements d’Espagne : « En France, on a organisé des collectes, des convois de vivre, de médicaments, mais la solidarité révolutionnaire, c’est autre chose, il ne s’agissait que de charité chrétienne déformée. Malgré les hécatombes […] c’est ici un engourdissement général […] On te demande de l’action, tu réponds par des paroles encourageantes […] quand il s’agit d’une augmentation de salaires tu hésites moins pour agir. [18] » À cela s’ajoutait « la criminelle passivité des organisations ouvrières françaises animatrices du Front populaire » qui devait être dénoncée comme « la plus grande trahison de la révolution prolétarienne mondiale ». Le socle sur lequel André Prudhommeaux avait fondé son engagement politique – la capacité politique de la classe ouvrière à s’émanciper par et pour elle-même, pour reprendre une expression proudhonienne – s’était effondré au fur et à mesure des défaites successives des mouvements révolutionnaires des années 1930. Mais, il ne pouvait, ni ne voulait, renoncer au socialisme comme projet d’émancipation malgré les travestissements dont il avait été l’objet. Ainsi il écrivait : « Aujourd’hui le socialisme c’est n’importe quoi (un barrage géant, un plan financier, une statistique ou une police, un portrait de chef, un défilé, un tracteur à chenilles, une porcherie modèle, une matraque perfectionnée). […] Mais si l’on veut rendre un sens à ce qui s’est usé entre les mains de Lénine, Noske, Mussolini, Staline, Péron, Bénès, Salazar, Attlee, Blum, Bidault, Gasperi, Tito, Dimitrov, Kemal Pacha, etc. – au point de n’avoir plus ni métal ni effigie – il faut relire Kropotkine, et “retrouver la drachme perdue” ! Chamfort a dit quelque part […] : “La société est à recommencer comme Bacon recommença la science.” C’est là une bonne formule du socialisme : le besoin et la volonté de recommencer la société. Mais aujourd’hui, le socialisme lui-même s’est perdu ; le socialisme lui-même est à recommencer. [19] » Que fallait-il donc faire, et avec qui, pour recommencer le socialisme ? Si les mouvements collectifs avaient échoué, il restait, envers et contre tout, la possibilité de l’engagement individuel. « L’histoire démontre, écrivait-il, que dans les moments décisifs l’intervention d’un seul homme, ne disposât-il que de moyens dérisoires, peut entraîner une énorme polarisation de force et décider du sort de plusieurs générations. En d’autres moments, une situation désespérée a été redressée en quelques jours par une multitude d’initiatives spontanées dont chacune ne pouvait avoir qu’un résultat dérisoire mais dont la concomitance a produit des effets dépassant toute prévision. [20] »

Dans l’un des pires moments de l’histoire de l’entre-deux-guerres, Marinus Van der Lubbe avait affirmé, quelques années auparavant, cette volonté d’un homme seul de s’opposer radicalement au nazisme malgré la défaite sans combat des grandes organisations ouvrières. Aussi est-ce sous son égide qu’André Prudhommeaux proposa les « matériaux d’un contre-manifeste individualiste révolutionnaire ». Arrêtons-nous sur ce texte [21]. Qualifiant le socialisme traditionnel de « nouvel opium du peuple » nécessitant l’existence d’une « Église » qui « prétend monopoliser, arbitrer, exclure », le texte soulignait : « Est individualiste révolutionnaire celui qui, fermement engagé dans l’élaboration d’un projet privé, mesure les conditions et les conséquences immédiates de l’aventure, et s’élève, de là, à des vues générales sur le monde et la société. L’individualiste révolutionnaire est, avant tout, l’homme d’une expérience vitale dont il dégage les enseignements en partant de lui-même et de son milieu. » Ce manifeste considérait que « les programmes sont incapables de faire quatre pas en avant, même dans les nuages, par rapport à l’expérience consciemment vécue et directement généralisée des individus actuellement vivants », avant de proclamer, haut et fort, que « tout se paye d’un effort quelconque, que tout ce qui vaut d’être conquis et défendu, doit l’être par nous-mêmes et à nos frais » et qu’il fallait « travailler dès à présent à quelque chose qui en vaille la peine ».

André Prudhommeaux insistait donc désormais sur l’individu et ce qu’il pouvait accomplir ici et maintenant. Mais s’y ajoutait un autre problème majeur par rapport à l’avant-guerre. À quelques exceptions (malheureuses) près, le mouvement anarchiste fut d’une grande lucidité sur la nature de la révolution russe, du bolchevisme et du stalinisme. Il en fut de même dans l’après-guerre où l’on pouvait lire, par exemple, dans Le Libertaire, un article qui affirmait : « Nazisme et stalinisme sont rigoureusement interchangeables » [22]. Mais, en 1949, date de parution de cet article, le nazisme avait bel et bien été vaincu alors que le stalinisme triomphait partout, dans les faits et sur les esprits, étendant démesurément son emprise, et cela sans que son rôle contre-révolutionnaire – pourtant patent depuis au moins 1933 – ne fût perçu par le plus grand nombre. Nous reviendrons sur ce point d’importance un peu plus avant…

Jean-Paul Samson et la fondation de « Témoins »

De son côté, Jean-Paul Samson rêvait depuis longtemps d’un lieu où il pourrait s’exprimer en toute liberté. Né à Paris en 1894, ce socialiste internationaliste français gagna la Suisse en décembre 1917, refusant d’être mobilisé pour une guerre qu’il combattait, et y vécut jusqu’à la fin de ses jours. Il y connut, durant plusieurs années, « la vie dure et amère de l’exil » et fut un grand admirateur de Romain Rolland qui, de Suisse, avait écrit en 1915 Au-dessus de la mêlée, ouvrage lui valant en même temps que le prix Nobel de littérature l’admiration de toute une génération de pacifistes et d’opposants à la Première Guerre mondiale. Samson n’en rompit pas moins avec lui quand ce dernier, converti à l’adulation de Staline, refusa d’intervenir en faveur de Zensl Müsham, l’épouse de l’écrivain anarchiste allemand, qui avait cru trouver en URSS un illusoire refuge contre le nazisme après la mort de son compagnon au camp d’Oranienburg en avril 1934 [23]. Dès 1918, et durant tout l’entre-deux guerres, il collabora régulièrement à la revue de Maurice Wullens, Les Humbles. Il y tenait une rubrique sur la poésie et donnait des articles sur des sujets littéraires (Marcel Proust, le surréalisme) et politiques (le pacifisme, les procès de Moscou). Aux éditions des Humbles, il publia des recueils de poèmes, Images lyriques (1922), Dialogue de la grâce profane (1929), Délire pour délire (1937), et traduisit deux pièces d’Ernst Toller, Hinkemann (1926) et Masse, tragédie de la Révolution (1928). Il écrivit aussi dans Commune, la revue de l’AEAR, en 1935 [24]. Il fut aussi l’ami et le traducteur de l’écrivain italien Ignazio Silone qu’il connut pendant l’exil suisse de ce dernier, au début des années 1930.

En avril 1938, Jean-Paul Samson écrivait à son ami Gilbert Trolliet : « À ce propos, je ne sais pas si je vous ai parlé à Genève d’une collection dont je rêve depuis longtemps et que j’aimerais appeler “La Voix humaine ”, – collection dans laquelle il y aurait aussi des vers, mais d’autre part des essais, des récits, des témoignages. Tout cela, bien entendu, est jusqu’à présent bien en l’air. [25] » Ayant connu André Prudhommeaux durant son long séjour en Suisse, les deux hommes restèrent en contact et Samson l’informa de son projet de revue. Prudhommeaux lui répondit : « J’ai longuement réfléchi à ton idée séduisante dont tu m’as fait part dimanche dernier : celle de publier à tes frais une petite revue à Paris où s’exprimeraient nos communes préoccupations, en lui donnant, selon les possibilités techniques offertes, et les nécessités ressenties, soit la forme d’un Bulletin, soit celle de Cahiers. [26] »

En 1947, la situation personnelle de Samson avait changé avec la levée de sa condamnation par contumace pour désertion par le tribunal militaire de Paris. Il put enfin revenir dans sa ville natale. Sa première visite eut lieu en novembre 1950. Et, à chacun de ses séjours, il en profitait pour revoir de vieux amis comme le médecin Robert Wolfsohn, entrer en contact avec des personnalités comme Albert Camus, Alfred Rosmer, Boris Souvarine. Sur les conseils de Prudhommeaux, il fit aussi la connaissance de Robert Proix, qui deviendra l’un des correspondants de la revue et son dépositaire à Paris. Et comme le monde est petit, il faut signaler que Proix avait été impliqué, lui aussi, dans la revue de Maurice Wullens, Les Humbles, avant-guerre.

Le premier numéro de Témoins sortit donc au printemps 1953 dans un petit format (14 x 21) [27]. Il sera suivi de trente-cinq numéros – en tenant compte des doubles – jusqu’à la disparition de Jean-Paul Samson, le 4 janvier 1964, puis deux numéros paraîtront en 1965 et 1967, d’abord un numéro d’hommage à son fondateur intitulé « À Jean-Paul Samson », ensuite « Journal de l’an quarante ». Dès le troisième numéro apparaît – en quatrième de couverture – la mention « Cahiers trimestriels édités par Jean-Paul Samson ».

La revue était publiée à Zurich, domiciliée chez son fondateur pour l’administration et la rédaction et imprimée à Montreux. La Librairie française de Zurich était le dépositaire pour la Suisse et Robert Proix, à Paris, celui pour la France. De plus, ce dernier était le gérant de la revue. Trimestrielle jusqu’au printemps 1958 – sauf durant l’hiver 1954-1955 –, sa périodicité fluctue à partir de là. Le numéro du printemps 1958 s’accompagne d’un supplément de quatre pages ; celui de l’été d’un « feuillet hors série » du même nombre de pages, et le numéro d’hiver d’un fascicule hors série de douze pages. De 1959 à 1962, elle ne publie plus que deux à trois numéros par an, puis retrouve une périodicité trimestrielle de l’été 1962 à l’hiver 1963. Le premier tirage est estimé par Fabian Mugny à 200 exemplaires pour atteindre ensuite les 500 et aller jusqu’à 800 ou 1000 exemplaires pour les deux derniers cahiers. À la suite du décès de Jean-Paul Samson, François Bondy estima à environ 600 le nombre d’abonnés – ce qui, au regard des chiffres précédents, semble assez optimiste [28]. En dehors des numéros spéciaux parus après la mort de Samson et de deux autres livraisons (Boomerang, récit d’une enfance, n° 34-35 ; Des Saisons et des hommes, n° 24), qui sont en fait des livres entre 100 et 200 pages d’un même auteur, les autres numéros font environ une cinquantaine de pages. En dehors des numéros spéciaux, l’économie de la revue ne change guère. Chaque sommaire est composé de quatre ou cinq articles, parfois accompagnés de plusieurs poèmes ; suit une citation d’un auteur classique sous le titre de « Témoins intemporels », puis vient un volumineux « Carnet » qui contient des articles brefs, une recension des spectacles (théâtre, cinéma), des livres et des revues, et enfin la correspondance.

Un collaborateur assidu (jusqu’en 1956)…

André Prudhommeaux fut largement associé à la préparation du premier numéro, comme à l’élaboration des suivants. Bien qu’il interrompît sa participation à la revue à la suite de désaccords sur le contenu du numéro « Un hommage au miracle hongrois », sur lesquels nous reviendrons, André Prudhommeaux apparaît comme le principal auteur de la revue en dehors de Jean-Paul Samson lui-même, et devant même Albert Camus et Ignazio Silone, qui sont pourtant les deux figures tutélaires de la revue et y collaboreront après son retrait [29]. Et cela sans compter les traductions qu’il y publia. Son abondante correspondance avec Jean-Paul Samson permet de suivre l’élaboration du premier numéro tant sur les aspects pratiques (gérant, adresse parisienne, imprimeur, etc.) qu’intellectuels de l’entreprise. Prudhommeaux, enthousiaste, mettait à la disposition de Samson nombre de textes et de suggestions, l’invitant à choisir à sa guise dans cette abondante matière et, souvent, lui réservant la priorité de la publication par rapport aux autres revues avec lesquelles il collaborait. De son côté, Samson exerçait pleinement son rôle de responsable de revue. Par exemple, c’est lui qui trouva le titre de l’article « Libéraux et libertaires » [30] et le fit précéder d’une présentation où il refusait l’étiquette de « libertaire » pour sa revue. Vu l’intérêt du texte, il voulait le donner à lire à un autre public que les seuls libertaires et, surtout, il estimait que c’était « une contribution des plus précieuses à l’indispensable esprit de résistance aux abdications conformistes […] dans la non moins indispensable lutte contre l’inhumanité totalitaire ».

Si l’on examine les nombreuses contributions que Prudhommeaux donna à Témoins jusqu’en 1956, ce qui frappe c’est leur extrême diversité. Articles de fond, politiques ou littéraires, traductions, poèmes, notes de lecture, révèlent les multiples centres d’intérêt et la culture de leur auteur, comme sa capacité à (bien) écrire sur les sujets les plus divers. Qu’on en juge avec ce bref florilège, évidemment non exhaustif. Dès le premier numéro, le style et le ton – politique d’un côté, littéraire de l’autre – sont donnés avec la reproduction de son article (signé André Prunier et repris de la revue Contre-courant), « Libéraux et libertaires » et de « La méthode d’Edgar Poe », sous son vrai nom. Vient ensuite un long et remarquable article – placé en tête de la revue – sur les mémoires d’Alfred Rosmer au temps de la révolution russe, Moscou sous Lénine – livre préfacé par Albert Camus – (n° 2). Il donne un article pionnier sur William Godwin (n° 3-4) ; réagit à une série d’articles de Gaston Leval sur « Bakounine et la science » avec « Socialisme et scientisme » (n° 8) ; dénonce « l’éternelle piétaille sacrifiée » dans le dossier « Fidélité à l’Espagne » (n° 12-13), etc. Dans le domaine littéraire, il écrit sur Edgar Poe, Claude Le Maguet, Jules Illyès et traduit Poe et les poètes hongrois (Alexandre Petöfi, Attila József, Nicolas Radnóti). Dans la rubrique « Carnets » de la revue, il donne des articles sur la peine de mort, l’affaire Rosenberg, la pertinence du clivage gauche-droite, la poésie selon Henri Guillemin, la situation en Hongrie, la politique étrangère des États-Unis après l’écrasement de la révolution hongroise par les Soviétiques, etc. Enfin, il rend compte de nombreux ouvrages ; ces recensions étant de vrais articles écrits sans complaisance et d’une plume alerte. Ainsi, évoquant les mémoires de Francis Jourdain, un critique d’art qui « termin[a] ses jours dans le sillage du parti communiste après avoir fréquenté plus de vingt ans les milieux anarchistes, la bohème et le populo », il concluait : « Une des qualités que F. Jourdain prise le plus est le désintéressement. Le sien qui est incontestable, consiste à dire pis que pendre de gens qui ne lui ont rien fait de leur vivant et qui ne lui en feront certainement pas davantage maintenant qu’ils sont morts. C’est ce que l’on appelle avoir l’insulte désintéressée. Il fait de la diffamation un art de pur agrément. “Sans remords ni rancune”, il rapporte de Charles Louis Philippe – son ami –, de Rodin – qu’il a beaucoup approché –, des traits intimes où le ridicule le dispute à l’odieux. Faut-il vraiment lui en être reconnaissant ? [31] »

Mais revenons à son premier article, « Libéraux et libertaires ». Il mérite, en effet, que l’on s’y arrête dans la mesure où il présente sa position sur la place des anarchistes dans le combat contre les États totalitaires, après la fin du nazisme, et dans le contexte de la guerre froide. En préambule, Prudhommeaux brosse un rapide tableau géopolitique de l’état du monde qui pointe les avancées de l’URSS en Europe de l’Est et en Asie, mais aussi les failles de l’empire de Staline (schisme yougoslave et prémonition de la querelle sino-soviétique). Pour les pays d’Europe de l’Ouest, en particulier la France et l’Italie, il souligne que « l’ennemi véritable, et le plus grand obstacle, que le Kominform ait rencontré sur sa route [est] l’existence diffuse d’une tradition libertaire syndicaliste dans le mouvement ouvrier. » Malgré la supériorité militaire des Russes, « ce qui protège encore aujourd’hui l’Occident […] c’est essentiellement la persistance de ces mêmes valeurs qui font encore l’Occident précieux à l’espèce humaine et digne d’être préféré par des millions de réfugiés. La permanence des libertés individuelles que les libéraux s’efforcent de maintenir et que les libertaires veulent élargir – voilà ce qui rendrait une occupation et une mise au pas totalitaires, non seulement laborieuses et malaisées, mais dangereuses – voire fatales au stalinisme… » Les libertaires ont donc un rôle particulier à jouer dans la « défense de l’Occident » afin de sauvegarder et d’élargir les libertés existantes. Et à l’appui de sa démonstration, Prudhommeaux évoque les anarchistes et les pacifistes qui ont lutté, durant les deux guerres mondiales, « en Angleterre, aux États-Unis, au Canada, etc., contre la militarisation du pays, contre le service militaire obligatoire, contre la censure, contre la destruction ou l’asservissement des minorités protestataires, contre la pan-bureaucratie, la diplomatie secrète, la transformation de la guerre en un but, sauvegardant ainsi l’avenir de la liberté. » En effet, l’anarchiste doit faire « contrepoids aux tendances totalitaires au sein du régime libéral » pour que celui-ci mérite encore son nom. En conclusion, il pose la question de l’attitude des gouvernements occidentaux face aux anarchistes : « Les démocrates libéraux laisseront-ils aux anarchistes, extrême avant-garde dans la lutte anti-autoritaire, le choix de leur terrain, de leurs méthodes et de leurs armes ? Ou bien aboliront-ils (dans les faits, sinon dans les intentions et les textes) la distance qui les sépare de leurs adversaires, en supprimant, emprisonnant et bâillonnant ceux qui, sous le nom d’anarchistes, veulent être les pionniers du libéralisme intégral ? »

L’approche, quoi que l’on puisse en penser, était tout à fait originale et finement présentée. Elle n’était pas réductible au faux débat entre un improbable ralliement aux classes dominantes occidentales comparable, toutes proportions gardées, au « Manifeste des Seize » pendant la Première Guerre mondiale ou à l’antifascisme des années 1930-1940. Elle évitait également l’écueil qui consista pour beaucoup, et non des moindres, à jouer les imbéciles utiles des staliniens – tel un Jean-Paul Sartre ou la IVe Internationale, dont la politique se résumait, selon le mot de Georges Henein, « à pousser à la roue qui, au tour suivant, l’écrasera » [32].

Ce qui, évidemment, mais cela va toujours mieux en le disant, n’en faisait pas un pro-Américain, comme le prouve l’article au vitriol qu’il consacra à la politique étrangère des États-Unis après la révolution hongroise de 1956 et l’affaire du canal de Suez. Il le concluait par ces mots : « Ainsi, en se livrant à une démagogie électorale ou idéologique sans lendemain, le parti républicain vient de consommer, sans même s’en apercevoir, une double banqueroute ; il a tué la confiance des satellites en un appui quelconque face aux tyrans du Kremlin, et il a paralysé les derniers efforts de l’Occident pour assainir les rapports avec le monde arabe. [33] »

Les raisons d’un retrait

À l’annonce d’un numéro sur la Hongrie, André Prudhommeaux prit la plume et proposa plusieurs articles et de nombreuses traductions à Jean-Paul Samson, lui précisant : « Je n’ai que l’embarras du choix pour les textes hongrois, mais j’ai tenu à te réserver la priorité. » Son idée était de « faire un cahier double, “Un hommage aux poètes de Hongrie”, […] avec les noms des Hongrois sur la couverture » [34]. En décembre, il lui écrivit à nouveau pour lui dire sa façon d’« utiliser au mieux les matériaux déjà existants et ceux qui peuvent compléter l’édifice » [35]. Il soulignait qu’il considérait que les poèmes étaient « déjà groupés et mis en ordre » et formaient des cycles précis : « 1. Histoire poétique d’une insurrection ; 2. La tâche des justes ; 3. La mort des poètes ; 4. La vie et l’œuvre d’Attila József. » Et il le mettait en garde : « Je ne t’ai pas invité à piquer ici ou là quelques vers au hasard de la fourchette, pour en composer à ton gré un petit florilège personnel ; il s’agit de donner d’Attila József par exemple (et de mon effort de traducteur) une image assez complète, pour que cela puisse poser sa marque et prendre date », tout en avouant son inquiétude de lire et de corriger les épreuves de ce numéro.

Samson lui répondit le 2 janvier 1957 qu’il n’était que « le pauvre fabricant d’un n° de revue et non d’un livre », et que son correspondant ne l’avait pas informé auparavant de l’importance de ces cycles. Tout en reconnaissant la grande valeur de son travail de traducteur, il l’invitait à ne pas voir les choses dans l’absolu et à « revenir un instant sur terre » : « Pas seulement dans l’intérêt de Témoins, mais aussi, dans la mesure où Témoins peut également élever sa voix – ta voix – pour eux, dans l’intérêt majeur de nos pauvres frères hongrois ».

Ces bonnes paroles en forme de non-recevoir ne pouvaient satisfaire André Prudhommeaux. Un brouillon non daté, et apparemment incomplet, de lettre à Jean-Paul Samson indique bien quels étaient ses sentiments à l’issue de cette affaire : « Je t’ai donné la possibilité d’attacher le nom de Témoins à la révélation d’une œuvre qui n’a été que déflorée ou desservie jusqu’à ce jour et qui exige, pour être comprise, d’être présentée moins fragmentairement qu’on ne l’a fait (à Preuves et ailleurs). Je parle, bien entendu, d’Attila József ; laissons de côté Radnöti, qui a bien sa valeur aussi ! Mais je ne t’ai pas autorisé, et je ne t’autoriserai jamais, à publier de mon travail de plusieurs années, l’espèce de digest sans queue ni tête dont tu m’as envoyé les épreuves. Ma “sélection”, je l’ai opérée moi-même : c’est à prendre ou à laisser. Je t’ai écrit toutes mes propositions de sommaire, toutes mes objections motivées à celui que tu proposais et auquel tu n’as absolument rien changé. Ce n’est ni l’information voulue, ni les moyens matériels, ni l’occasion de faire connaître, enfin, Témoins par une mise en librairie qui t’auront manqué. Tu sais toi-même que seul, un numéro sur la Hongrie, complet, substantiel et spécial peut engager les librairies à prendre en dépôt une publication aussi confidentielle que la tienne (j’allais dire, hélas !, la nôtre). Tu t’y refuses par caprice d’enfant gâté ; c’est ton affaire. »

Même si ce n’était pas tout à fait une rupture, cela y ressemblait fort. Et, s’il fallait une preuve de l’implication de Prudhommeaux dans la vie de la revue, il faut signaler que son retrait entraîna son interruption puisque le numéro suivant ne fut publié que durant l’hiver 1957. On retrouve néanmoins très épisodiquement le nom d’André Prudhommeaux dans les colonnes de Témoins puisqu’il lui donna encore quatre articles, dont deux en hommage à des disparus, Giovanna Berneri et Sully-André Peyre, ce dernier en même temps qu’à Défense de l’homme.

La place de « Témoins » dans le parcours d’André Prudhommeaux

Avant-guerre, André Prudhommeaux avait pu s’exprimer successivement dans des revues qu’il avait créées et animées, grâce, notamment, à l’imprimerie « La Laborieuse » de Nîmes qu’il dirigeait. Mais, durant la guerre, deux escrocs mirent la main sur l’imprimerie et, après avoir renvoyé les ouvriers, mirent en vente le local et le matériel. En même temps, il faut bien comprendre quelle était sa manière de concevoir une revue politique : « l’essentiel pour moi, écrivait-il, était de recevoir la presse anarchiste internationale, de signaler, de résumer au jour le jour pour les uns et les autres ce qu’elle contenait de faits positifs, d’idées neuves, d’exemples dignes d’intérêt […] J’ai fait de cet exercice de composition d’un Reader’s Digest révolutionnaire international mon occupation essentielle depuis près de vingt ans à travers Spartacus, Correspondance internationale ouvrière, Terre libre, L’Espagne nouvelle et la chronique internationale du Libertaire . [36] »

Privé d’une publication propre, et de la possibilité d’en créer une, Prudhommeaux fut dès lors obligé de donner ses articles à des publications différentes. De plus, aucun périodique français n’était véritablement proche de sa conception de l’anarchisme. Par amitié avec leurs rédacteurs, c’était seulement le cas de deux publications étrangères : Volontà, animée par Giovanna Berneri et Cesare Zaccaria [37] en Italie, et Freedom en Angleterre. Pourtant, dès les années 1940, il eut plusieurs projets de création ou de reprise de revues, et il semble que cela ait été une de ses préoccupations récurrentes, mais aucun d’eux ne put aboutir. Ainsi, en Suisse, il avait envisagé la création d’un périodique, La Semaine littéraire, qui se serait adressé à un public spécialisé (éditeurs, écrivains, libraires, etc.). Il envisagea aussi une sorte de nouveau Terre libre sous le nom de Peuple et Culture dans le but « d’offrir une tribune indépendante des partis et États aux diverses tendances anti-capitalistes et anti-autoritaires » afin de « développer par les contacts réels et actifs du peuple travailleur avec les formes authentiques de la culture internationale : lettres et arts – sciences de la nature et de l’homme – philosophie et religion – [une] critique sociale du point de vue des valeurs fondamentales de l’existence humaine » [38].

De même, au printemps 1951, André Prudhommeaux proposa au rédacteur du périodique individualiste L’Unique, E. Armand, d’y ajouter une feuille spéciale composée à ses frais de textes traduits jugés intéressants (par tous les deux) trouvés dans des livres et des périodiques étrangers. Il s’en expliquait ainsi : « J’ai constaté à quelles difficultés se heurtait mon envie de traduire et de présenter à travers L’Unique des actes, des idées et des témoignages qui en fait ne peuvent guère trouver d’écho ailleurs ; […] je suis obligé de disperser le résultat de mon activité dans une dizaine d’organes différents, alors que ces matériaux gagneraient beaucoup à être rassemblés, étant donné leur convergence, leur extrême variété et la valeur originale des individualités qu’ils expriment. [39] » Dans un premier temps, Armand repoussa cette proposition en reprochant à son correspondant de trop songer au social et à la conciliation entre le social et l’individuel, puis, deux ans plus tard, en mars 1953, il lui proposa de lui céder L’Unique à condition d’en garder la présentation matérielle et l’orientation individualiste, mais, finalement, revint sur sa décision dans une lettre du 28 avril 1953, car il avait sans doute conscience que Prudhommeaux bouleverserait par trop sa conception de la revue. En effet, ce dernier avait déjà écrit à Camus pour lui demander sa collaboration afin de « rompre le cercle étroit des collaborateurs actuels pour la plupart fossilisés dans une pensée d’avant-garde en 1910 et ouvrir une fenêtre sur l’aspect contemporain des problèmes éternels qui se posent devant notre génération » [40].

Aucun de ces projets n’ayant abouti, Témoins prit donc, dès l’annonce de sa création, une place importante pour Prudhommeaux. Conjugué à sa volonté d’y jouer un rôle de premier plan aux côtés de son fondateur, l’enthousiasme qu’il lui manifesta agit comme un substitut à l’absence d’une revue personnelle. Et ce d’autant que Témoins avait également le grand mérite d’être l’une des seules – sinon la seule – revue à pouvoir publier à la fois ses articles politiques et ses travaux littéraires. Par ailleurs, même sans se définir comme « libertaire », Témoins recoupait sa manière ouverte de repenser l’anarchisme qui avait pris, chez lui, avec le triomphe du totalitarisme stalinien, une acuité particulière. Considérant que « la véritable efficience révolutionnaire se situe dans la perspective d’une revalorisation de certaines valeurs morales hors desquelles toute révolution ne peut aboutir qu’à l’esclavage dégradant du totalitarisme » [41], Prudhommeaux assimilait son rôle de militant à celui d’un « chercheur forcément hérétique » [42]

Après la mort de Jean-Paul Samson, André Prudhommeaux adressa une lettre à Claude Le Maguet et Robert Proix, accompagné d’un poème en hommage au défunt [43], dans laquelle il écrivait : « Je ne sais rien de ce que Samson a peut-être prévu pour la continuité de la revue, mais je pense que vous aurez à cœur de continuer en élargissant si possible l’ancien comité, et en étendant aux langues étrangères la coopération des idées. Le tout, à la bonne franquette, sans prétention ni préciosité de langage, ni baragouin philosophique ; ainsi Témoins pourrait toucher le public qui jusqu’ici ne s’est intéressé qu’épisodiquement à l’entreprise, ou l’a complètement méconnue. Par le temps qui court, et alors qu’il se produit dans le monde entier un ralliement des “révolutionnaires” autour de la termitière chinoise, […] il faut absolument exiger la coexistence des religions, marxistes et autres : la seule que refusent d’admettre les religionnaires en mal de croisades. Et pour cela, tenir chaque avant-poste de la tolérance conçue comme principe libertaire essentiel. [44] » Dans cette même lettre, tapée à la machine, André Prudhommeaux se déclarait « de plus en plus inapte et inepte la plume à la main », évoquant indirectement la maladie qui devait l’emporter quatre ans plus tard. Contrairement à ses vœux, Témoins s’arrêta après deux numéros spéciaux consacrés à son fondateur.

La petite revue suisse n’eut pas de postérité, et elle reste malheureusement peu connue aussi bien du public cultivé que de ceux qui font profession de retracer l’histoire intellectuelle du siècle dernier. Quant aux anarchistes et aux libertaires, ils y trouveraient, pour peu qu’ils veuillent bien élargir leur horizon et s’intéresser aux marges de leur histoire, un bel exemple de publication libre, non partisane, en un mot, hérétique, aussi modeste dans la forme qu’exigeante et à contre-époque sur le fond face à ce qu’elle-même nommait le « règne de l’ersatz  » – en bref de l’esprit libertaire quand, justement, celui-ci prévaut sur la lettre…

Charles JACQUIER


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