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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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De l’anarchisme ouvrier au Mexique
À contretemps, n° 40, mai 2011
Article mis en ligne le 13 octobre 2012
dernière modification le 23 janvier 2015

par F.G.

■ Anna RIBERA CARBÓ
LA CASA DEL OBRERO MUNDIAL
Anarcosindicalismo y revolución en México

Mexico, INAH, 2010, 240 p.

Peu traité par les historiens de la révolution mexicaine – dont on a célébré, l’année dernière, le centième anniversaire –, le rôle paradoxal qu’y joua la Casa del Obrero Mundial (COM, dorénavant) constitue, il est vrai, un sujet délicat et complexe [1]. On ne peut donc que se féliciter qu’Anna Ribera Carbó [2] se soit attelée, avec objectivité, à cette tâche.

De nombreuses zones d’ombre pèsent sur la courte existence de cette organisation, parfois accusée d’avoir trahi l’anarchisme et la révolution elle-même. Moins soucieuse de porter des jugements que de reconstituer méticuleusement son histoire, Anna Ribera Carbó parvient, ce faisant, à réhabiliter ces anarchistes qui la fondèrent et qui, s’éloignant parfois de l’orthodoxie, se lancèrent avec ferveur dans l’activité syndicale et créèrent, en quelques années, une multitude de syndicats, une école rationaliste – en mémoire de Francisco Ferrer –, des bibliothèques, mais aussi les tristement (?) célèbres Bataillons rouges supposés défendre, en 1915, une révolution menacée. Leur campagne durera à peu près six mois et aura comme principal résultat de consolider le régime constitutionnel, qu’ils avaient jugé nécessaire de soutenir.

Mais qui étaient ces ennemis de la révolution contre lesquels combattaient les Bataillons rouges ? Les forces d’Emiliano Zapata, entre autres, dont on ne peut pas dire qu’elles étaient totalement étrangères à l’influence anarchiste. En somme, et c’est ce qui demeure extrêmement troublant, des ouvriers anarcho-syndicalistes volontaires s’engagèrent dans une lutte fratricide contre des camarades partageant grosso modo le même idéal. À cela on a donné diverses explications, dont la plus courante demeure l’incompréhension que les ouvriers urbains cultivés auraient manifestée vis-à-vis d’une paysannerie jugée trop rustre. Anna Ribera Carbó en avance, quant à elle, une autre : à tort ou à raison, nous dit-elle, les anarcho-syndicalistes de la COM – pour qui c’est le concept même de propriété qui devait être remis en question – estimaient que la distribution des terres pratiquées par les zapatistes créait une nouvelle caste de petits propriétaires. Plus que des nuances, ce serait donc des questions de doctrine qui auraient mené, d’abord, à l’incompréhension, puis à l’intolérance et, enfin, à l’affron-tement.

L’intérêt de l’étude d’Anna Ribera Carbó, nous l’avons dit, c’est qu’elle ne porte pas de jugement, se contentant de s’en tenir aux faits. Ainsi, elle nous montre comment, patiemment, l’organisation ouvrière s’est développée en partant d’en bas. En 1912, huit anarchistes fondent le groupe Luz (Lumière) et son journal homonyme. Leur activité donne immédiatement des fruits puisque, cette même année, est fondée la « Maison de l’ouvrier mondial ». Y convergent des ouvriers artisans, dont beaucoup sont étrangers, des anciens du Partido Liberal Mexicano (PLM, dorénavant) et des intellectuels. On ouvre un modeste local et une bibliothèque. On y enseigne les sciences, les arts, les langues (en privilégiant l’espéranto). En janvier 1913, paraît Lucha (Lutte), qui, après le temps des « Lumières », marque celui de l’engagement.

La première grande manifestation de la COM sera celle du 1er-Mai 1913 pour laquelle on adopte le drapeau noir et rouge. Au-delà de l’évocation des Martyrs de Chicago, les discours qu’on y prononce sont explicitement anarchistes. Un service d’ordre prolétarien y fonctionne admirablement (le lendemain, les quotidiens se réjouiront du comportement des manifestants). On y revendique la journée de huit heures et le droit de grève – qu’on ne tardera pas à obtenir. Pour se défendre du danger, le gouvernement décide d’expulser du pays les anarchistes étrangers les plus en vue, traités de meneurs. En 1914, la police de Victoriano Huerta tente d’interdire la COM et d’arrêter ses militants les plus actifs, mais Huerta lui-même sera vite évincé du pouvoir. La même année, la COM se fait représenter au congrès anarchiste de Londres par Rodolfo González Pacheco et Fito M. Foppa, les délégués argentins de passage par Mexico,

Venustiano Carranza, qui a remplacé Huerta, garantit le fonctionnement de la COM et lui offre, comme siège social, un couvent désaffecté. Une délégation de la COM est envoyée à Morelos prendre langue avec Zapata. Tout semble bien se passer. On aboutit à la fondation d’un Comité révolutionnaire et, le 12 février 1915, on signe un accord en vertu duquel les 30 000 ouvriers représentés par la COM adhèrent à la doctrine « constitutionnaliste » de Carranza. Le lendemain, une commission anarcho-syndicaliste part pour Veracruz. Quelques jours plus tard – le 17 juillet – un Pacte sera signé avec les carrancistes. Contre l’avis d’Octave Jahn, d’Antonio Diaz Soto y Gama et de deux syndicats fortement influencés par le PLM en exil.

L’enthousiasme atteint alors son comble. Le 25 février paraît le premier numéro du quotidien Revolución Social – tout un programme ! –, qui confirme l’abandon de l’apolitisme de la COM, déjà mis en évidence par son « Manifeste » publié le 20 février. Selon l’appréciation de l’un de ses fondateurs, Ricardo Salazar, c’est « la fin de l’anarcho-syndicalisme ». Seules les formes sont conservées. Ainsi, si la Brigade sanitaire Ácrata garde sa référence anarchiste, ses membres portant un uniforme noir et rouge, la vraie question est de savoir au service de qui combattent désormais les militants de la COM. La réponse est claire : au service d’un gouvernement qui se dit l’ami des syndicats ouvriers et accepte leurs revendications, tant que cela lui conviendra, du moins. Les victoires militaires, le triomphe de sa propagande, l’ouverture de bibliothèques et d’écoles rationalistes, l’obtention d’un nouveau siège – l’ancien Jockey Club, repaire de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie –, tout semble, pourtant, sourire à la COM. 

Mais cela ne durera pas, la répression reprendra bientôt le dessus. Depuis Los Angeles, Ricardo Flores Magón voit clair : « Carranza se dépouille de sa peau d’agneau et montre les crocs » [3]. Et pour la COM, en effet, ce sera le début de la fin. Elle sera remplacée, en 1918, par la réformiste Confederación Regional Obrera Mexicana (CROM), de Luis Morones, qui collaborera étroitement avec le nouveau gouvernement. Vivement soutenue par Samuel Gompers, président de l’American Federation of Labor (AFL) – qui avait lui-même beaucoup fait pour domestiquer les syndicats des États-Unis –, la CROM parviendra à extirper tout ferment révolutionnaire du mouvement ouvrier.

Le brillant essai d’Anna Ribera Carbó, qui n’aboutit à aucune conclusion définitive, laisse le champ ouvert à l’interprétation. De sa lecture, il ressort, néanmoins, pièces justificatives à l’appui, que le noyau sain de la COM a agi de bonne foi. Avant de céder à l’adversité, il a lutté, au-delà de tout espoir, pour maintenir une position de dignité et de cohérence. Quelques exemples : la grève générale d’août 1916, qui força l’application de la loi martiale, fut soigneusement préparée par deux comités. Une fois le premier comité arrêté, un second se réunit clandestinement et continua la lutte. Toutes les revendications des grévistes finirent par être acceptées, même si le gouvernement fit en sorte, pour sauver la face, qu’elles passent pour des concessions spontanées. Le noyau solide de la COM se déplaça de Mexico à Veracruz, où restait actif le groupe Germinal. Il maintint vive la flamme du syndicalisme révolutionnaire et convoqua deux congrès : celui de Tampico, en octobre 1917, et celui de Saltillo, en mai 1918, d’où sortit la CROM. En 1921, avec la fondation de la Confederación General del Trabajo (CGT), on assista à une résurrection du syndicalisme révolutionnaire de l’ancienne COM, notamment au sein de El Berbo Rojo, organe de la CGT, qui réalisa une alliance provisoire entre vieux anarcho-syndicalistes et jeunes forces du communisme montant, qui finiront par prendre le dessus. Enfin, Anna Ribera Carbó retrouve des traces de ce syndicalisme des origines, en 1962, année où fut fondé un « Groupement des survivants de la COM ».

Richement illustré et contenant quelques-unes des très rares photographies qu’a laissées cette époque, cet ouvrage donne la parole aux protagonistes de l’histoire de la COM. Ce faisant, il contribue, évidemment et de manière essentielle, à sa compréhension, en nous offrant, par ailleurs, un bel exemple de méthodologie.

Pietro FERRUA