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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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« L’anarchisme est extrêmement réaliste » :
un entretien avec Daniel Colson
Article mis en ligne le 9 décembre 2015

par F.G.





■ Daniel Colson, dont les principaux ouvrages sont recensés sur ce site – Petit lexique philosophique de l’anarchisme (2001), Trois essais de philosophie anarchiste (2004), L’Anarchisme de Malatesta (2010) –, en est aussi l’un des collaborateurs. Il y a publié des recensions critiques et deux importantes études : « Nietzsche et l’anarchisme » et « Éclectisme et dimension autodidacte de l’anarchisme ouvrier ». Sociologue et philosophe dont l’un des principaux champs de recherche est le syndicalisme révolutionnaire, il s’attelle, depuis des années et avec talent, à déceler des affinités, des analogies et des connivences possibles entre l’anarchisme et des pensées aussi diverses que celles de Spinoza, Leibnitz, Nietzsche, Tarde, Simondon ou Deleuze. L’entretien que Daniel Colson a accordé, en février de cette année, à la revue Ballast revient sur cette quête philosophique, mais aussi sur cette singulière et paradoxale capacité qu’aurait l’anarchisme à échapper au temps et à l’Histoire.– À contretemps.

[Cet entretien est précédé du chapeau de présentation suivant : « Notre intention, en créant Ballast, était de donner à lire – et, qui sait, à découvrir – des paroles critiques que nous espérons porteuses d’alternatives au quotidien. Nous ne sommes pas une organisation politique et, si nous respectons l’engagement partidaire (plusieurs de nos auteurs sont d’ailleurs militants au sein de formations – libertaires, trotskystes, communistes, altermondialistes, socialistes), nous ne tenions pas, en tant que revue, à nous revendiquer d’un seul et unique courant : d’où la pluralité politique et philosophique des participants et des intervenants. Coquille vide et incohérences ? Non, le commun nous intéresse simplement plus que les désaccords à la marge – l’époque oblige à enjamber le grabuge entre chapelles. La tradition anarchiste constitue l’une de nos références, raison pour laquelle nous souhaitons, cette semaine, lui consacrer l’intégralité de nos publications. Pour ouvrir le bal, Daniel Colson, sociologue, essayiste (on songe bien sûr à son Petit lexique philosophique de l’anarchisme, de Proudhon à Deleuze), spécialiste du mouvement ouvrier et libraire. »]


Vous avancez l’idée selon laquelle l’anarchisme ne serait pas un mode de vie, un état d’âme, mais une véritable ontologie. Qu’entendez-vous par-là ?

Parler d’ontologie c’est parler de ce qui est, des choses, des faits – la domination par exemple, la hiérarchie, l’exploitation, l’oppression, la tristesse (pour ne s’en tenir qu’à des faits négatifs – mais il est vrai qu’il y en a beaucoup). Contrairement à ce qu’on croit souvent (y compris certains libertaires), l’anarchisme n’est pas un idéal ou une utopie, des « belles idées » dont on constaterait tous les jours en quoi elles sont irréalisables. L’anarchisme est extrêmement réaliste. Il parle des choses telles qu’elles sont : le chaos, les accidents, la vie et la mort, la joie, mais aussi la peine et la souffrance, le stress, les rapports de forces et de pouvoir, le hasard et la nécessité de notre existence comme du monde et de l’univers qui sont les nôtres. Bref, l’« anarchie » de ce qui est. L’idéalisme et l’utopie ne sont pas du côté de l’anarchisme, mais du côté de l’ordre, des apparences et des mises en forme soi-disant réalistes dont les principales réalités sont celles de la contrainte et de la domination. Idéalisme et utopie sont du côté des « lois », des « religions », des « États » et des systèmes (y compris scientifiques) qui prétendent mettre de l’ordre et du sens dans le chaos, le plier à leur logique particulière, au prix de beaucoup de souffrances, de dénis, de violences et d’obligations – alors même que ces lois, ces religions, ces États et ces systèmes en lutte féroce pour l’hégémonie de leurs mensonges et de leurs prétentions sont eux-mêmes le signe le plus visible (mais aveuglant également) de ce qu’ils prétendent combattre et plier à leurs lois particulières.

Vous auriez un exemple concret ?

Oui. Je fais partie, depuis de nombreuses années, d’une librairie associative libertaire, la Gryffe. Comme toutes les associations – les « êtres collectifs » dirait Proudhon –, la Gryffe a connu et connaît de nombreux conflits, au cours de sa longue histoire : une multitude de petits conflits ou de tensions localisés, au jour le jour ; mais aussi des conflits généraux (ou d’ensemble) plus ou moins dramatiques, sous formes de crises périodiques autour des orientations et du fonctionnement de la librairie, de l’appropriation de la « force collective » (Proudhon) qui « résulte » de toute coopération, groupe ou association. Ces tensions et ces crises ont souvent produit un profond découragement chez les membres de la Gryffe comme chez ceux qui les observent du dehors. Comment ? Même un projet libertaire comme celui de la Gryffe (et je ne dis rien de l’ensemble des mouvements libertaires) ne parvient pas à éviter les frictions, les leaders et les luttes pour le « pouvoir » ? Qu’est-ce que ça serait dans un cadre plus vaste ? Comment croire au projet anarchiste alors même que la moindre de ses manifestations et de ses tentatives ne parvient pas à fonctionner sans à-coups, sans stress, sans scissions, sans départs, sans impuissances et sans heurts (parfois violents, comme le montre l’histoire de l’anarchisme espagnol) ?

Il y a évidemment des raisons d’être découragé. Mais, d’un point de vue libertaire, ce ne sont pas celles que l’on croit. Ces raisons ne tiennent pas à la faiblesse ou l’utopie d’un fonctionnement idéal qui se heurterait à la dure réalité d’un monde où faire l’ange conduit le plus souvent à se comporter comme des bêtes incapables d’échapper à leurs instincts, leurs passions, leurs désirs et leurs comportements affectifs et irrationnels. Bien loin d’être étonnés ou découragés devant cette réalité, les anarchistes devraient au contraire, non pas s’en réjouir, mais remarquer en quoi tensions, conflits, passions, rivalités et violences partout constatés sont justement la preuve la plus parlante de l’ontologie qu’ils défendent : l’anarchie de ce qui est, que l’on peut constater partout sans la moindre exception, sous le vernis des religions, des États, de la politesse et des apparences, des mises en ordre hypocrites et mensongères toujours recommencées – en attendant une nouvelle crise, une nouvelle explosion ou démonstration du caractère anarchique et immaîtrisable de la réalité. Le découragement des libertaires n’est donc pas dans le diagnostic de cette réalité anarchique qu’ils affirment par ailleurs. Il est plutôt dans la difficulté à se défaire du poids des représentations idéalistes, dans la façon dont beaucoup d’anarchistes transforment le réalisme de leur projet en principes abstraits et idéologiques comparables à toutes les autres idéologies, religieuses, morales ou étatiques – et que, nouveaux Sisyphes, ils s’efforcent vainement, dans les cris et la fureur, d’appliquer à la réalité, avec d’autant plus de difficultés ou d’impuissance que ce projet anarchiste, transformé en programme et en idéal, ne dispose même pas des principes et des institutions autoritaires et hiérarchiques (Églises, lois divines, conformismes…) qui pourraient, comme pour tous les autres, lui donner les apparences de la réalité.

La philosophie occupe une place centrale dans votre réflexion. Et vous vous référez volontiers à Nietzsche (un Nietzsche « émancipateur », écrivez-vous même dans Trois essais de philosophie anarchiste), dont nul n’ignore, pourtant, l’hostilité qu’il nourrissait à l’encontre des socialistes et des anarchistes. Que puisez-vous chez lui ? En quoi peut-il nourrir la pensée-action libertaire ?

Ce serait trop long d’expliquer en détail en quoi Nietzsche contribue à penser et à donner corps au projet libertaire, mais on peut dire quelques mots sur la façon dont sa pensée (et sa vie) s’inscrit dans un ensemble d’auteurs et d’évènements beaucoup plus vastes : Proudhon, Deleuze, Spinoza, Foucault, par exemple (et pour ce qui concerne les auteurs), mais aussi des gens apparemment très éloignés de l’anarchisme – comme Gabriel Tarde ou Leibniz, par exemple. L’anarchisme n’est pas dans Nietzsche, mais c’est Nietzsche, ou une partie importante de Nietzsche, qui est dans l’anarchisme, dans un projet, un mouvement et une pensée qui ont pris corps (et signification) au milieu du XIXe siècle, en entraînant avec eux un grand nombre de gens et surtout de pratiques et de « faits » présents et passés qui avaient jusqu’ici (et qui ont toujours sous d’autres points de vue) une tout autre signification ou pas de signification du tout : Spartacus, les révoltes paysannes du taoïsme chinois, les sophistes et les présocratiques, certains aspects des mystiques religieuses, l’art, mais aussi les conditions de vie très difficiles des classes ouvrières du capitalisme industriel, les compagnonnages, les poètes ouvriers, la monadologie de Leibniz et de Gabriel Tarde, etc.

Le point de départ de la conception du monde propre à l’anarchisme ne réside pas dans la philosophie ni dans la tête de quelques penseurs comme Proudhon ou Bakounine. Bakounine « devient » « anarchiste » tardivement, au contact des autres, sous l’effet des événements, de sa rencontre sensible et concrète avec les ouvriers horlogers du Jura suisse, par exemple. La pensée de Proudhon, d’abord très marquée par l’expérience professionnelle (imprimerie) des débuts de sa vie, est principalement due aux événements de 1848, qui ont profondément transformé, sinon ce qu’il était, tout du moins ce qu’il pensait et qu’il n’a plus cessé de penser. Pour ma part (beaucoup plus modeste, évidemment), je n’ai pas commencé par la philosophie, mais par des événements également (ceux de Mai 68, cette fois) qui ont changé ma vie, mais aussi par des recherches historiques longues et pointues sur le mouvement ouvrier. J’étais devenu anarchiste de l’intérieur, dans le feu des événements de Mai 68, mais c’est au contact de l’histoire ouvrière que j’ai tout à coup compris l’ampleur et la profondeur du projet libertaire, sa façon de tenir aux choses et à la vie la plus immédiate, et la plus matérielle, l’ampleur et la radicalité de la révolution qu’il implique. Le miracle (ou la bonne rencontre, dirait Spinoza), c’est qu’après avoir passé plusieurs années dans les archives poussiéreuses, et publié un livre très historique, tout ce que j’avais fait est entré en phase avec la philosophie, certains philosophes tout du moins –Deleuze et Proudhon, principalement.

Dans le vocabulaire de la philosophie contemporaine, on pourrait dire que l’anarchisme constitue un horizon de pensée ou, plus largement, un « plan de consistance », dirait Deleuze. Quelque chose « prend » qui se met à s’associer et à proliférer à partir d’un grand nombre d’entités plus ou moins hétéroclites – pratiques, théories, techniques, expressions, tempéraments, personnalités, modes d’être, concepts, gestes, idées, esthétiques, etc. Proudhon propose un concept spécial pour penser cette « prise » entre faits et forces différentes : celui d’« homologie », dont se sert également Spinoza lorsqu’il explique (en gros) qu’il y a plus de points communs entre un cheval de labour et un bœuf qu’entre un cheval de labour et un cheval de course. C’est ainsi que des réalités aussi différentes que l’histoire du mouvement ouvrier, telle que j’avais pu la saisir, se sont associées (pour moi) avec L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, mais aussi avec toute une dimension de la pensée et de la vie de Nietzsche, et, avec lui, tout un monde de frères, de sœurs et de cousins (parfois très éloignés) : Spinoza, Leibniz, Simondon, Tarde et beaucoup d’autres encore. C’est ainsi que l’on peut comprendre le concept d’anarchie positive de Proudhon, une « prise » de corps et de sens, non au sens où le béton « prend » par exemple (à la manière du fascisme religieux de l’intégrisme islamique), mais au sens d’une improvisation de jazz, de modalité d’association d’entités radicalement différentes et singulières qui recomposent le monde sans jamais cesser d’être différentes, de posséder une réalité, un mode d’être et un point de vue radicalement irréductibles à tout autres. Des « faisceaux d’autonomies » (Proudhon), des « libres associations de forces libres » (Bakounine), l’« union libre [...] des uniques » (Stirner et Landauer), des modes d’association qui impliquent l’autonomie absolue des forces associées.

Vous parliez d’anarchie positive. Cette notion proudhonienne peut-elle trouver écho, dans vos livres, à votre insistance quant au caractère délétère du ressentiment et de la négativité, présents, trop souvent, dans les milieux contestataires ? Comment lutter sans haine, au fond ?

Je n’avais pas pensé au sens que vous donnez au mot « positif » dans anarchie positive. Il me semblait qu’il servait surtout chez Proudhon à distinguer une sorte d’anarchie première, au sens traditionnel et privatif d’ « an-archie », de chaos, et un sens second, l’auto-organisation au sein de ce chaos, l’auto-organisation de ce chaos lui-même, par tout un processus de sélection des forces, de leur mise en opposition et en équilibre, etc. Mais liée à Proudhon ou non, votre question reste pleine et entière. Étroitement associé, au moment de sa naissance, à la violence de la lutte des classes des débuts du capitalisme industriel, l’anarchisme n’a pas échappé aux effets de haine, de ressentiment et de vengeance qu’induisait cette violence. Mais communs à beaucoup d’autres mouvements, cette haine et ce ressentiment ne sont pas du tout ce qui frappe lorsqu’on étudie l’histoire de l’anarchisme, et plus particulièrement de cet anarchisme ouvrier qui lui a d’abord servi de berceau et d’horizon. Comme l’indique l’organisation des « Chevaliers du travail », par exemple, mais aussi le contenu des discours des leaders des mouvements ouvriers invectivant leur public et dénonçant leur attitude d’esclaves ou de moutons, l’anarchisme ouvrier s’affirme comme un mouvement de « maîtres » – au sens que Nietzsche donne à ce mot. Les « maîtres » des métiers où l’anarchisme trouve un grand nombre de ses militants, les « maîtres » cordonniers du Père Peinard, chassant les patrons à coup de ceintures. Il y aurait beaucoup à dire sur la complexité et l’ambivalence de cette attitude de « maîtres », sur le terrain professionnel mais aussi au sein des familles ouvrières, à travers le modèle patriarcal vigoureusement défendu par Proudhon – là où la ceinture ne sert plus seulement à chasser les patrons... C’est là que l’on retrouve votre deuxième question et ce qu’on a vu sur les plans émancipés de l’anarchie positive, telle qu’elle a pu s’affirmer historiquement.

Comment associer la révolte, l’autonomie et la « maîtrise » des ouvriers dans les usines et sur les chantiers, avec la révolte, l’autonomie, la dignité et la fierté de leur compagne face au patriarcat et aux modes d’être incorporés depuis si longtemps chez les garçons ? Comment associer toutes les révoltes et toutes les autonomies, y compris et surtout quand elles sont contradictoires dans des rapports où, quelle que soit notre identité de départ – femme, homme, enfant, noir ou blanc, homo ou hétéro –, on est toujours l’esclave et le maître d’un ou d’une autre ? J’ajouterais un dernier point pour qu’il n’y ait pas de malentendu sur la notion de « maître ». Comme je viens de le rappeler, le « maître » anarchiste comme le « maître » nietzschéen ont tous les deux pour caractéristique déterminante le fait de ne pas avoir d’esclaves. De même que le messianisme anarchisant décrit par Michael Löwy n’a pas de messie ou que la monadologie anarchiste implique de se débarrasser radicalement de Dieu. Sur cette « universelle indépendance » des « maîtres » dans la pensée nietzschéenne et libertaire, il n’est pas nécessaire de rappeler ici ce que Nietzsche et Proudhon pensent de Hegel et de sa dialectique du maître et de l’esclave . Les « maîtres » de Nietzsche et de l’anarchisme sont de pures affirmations dans la révolte et dans les forces intérieures qui autorisent cette révolte, y compris quand il s’agit d’une révolte aussi désespérée que celle des Sonderkommandos de Birkenau ou de Treblinka. D’où l’ambiguïté et l’ambivalence soulignées plus haut : l’ouvrier dominant sa famille et trouvant dans cette domination, entre autres choses et pas parmi les meilleures, des raisons supplémentaires de se révolter dans l’usine contre l’autorité des « contre-maîtres » par exemple. D’où, aussi, une petite idée de la façon dont se déploient les mouvements libertaires, les tensions et les contradictions nécessaires à ces déploiements. De ce point de vue, il faudrait par exemple analyser, plus en détail encore, l’émergence tardive et avortée (par la guerre civile), des Mujeres Libres au sein du puissant anarchisme ouvrier espagnol.

Chez Nietzsche comme dans l’anarchisme, on retrouve la même idée d’une affirmation émancipatrice qui échappe à toute négativité (de la dialectique hégélienne et marxiste par exemple) ; une affirmation généreuse qui prétend tout entraîner avec elle, tout recomposer, comme le montre l’Idée de grève générale insurrectionnelle, le « séparatisme » qu’elle implique (« la Communauté par le Retrait » dont parle Landauer) et que l’on retrouve dans le vieil anarchisme ouvrier, mais aussi dans un grand nombre de mouvements contemporains (il faut lire À nos amis, le dernier livre du Comité invisible !).

Vous semblez souscrire à l’analyse que Foucault fait du pouvoir. Pouvez-vous nous en parler davantage ?

Pour Foucault, le « pouvoir » est partout : une multitude infinie de petits pouvoirs ou de petits rapports de pouvoir qui se mettent en série et qui produisent et qui soutiennent des entités plus vastes (les « résultantes » de Proudhon, Bakounine, Reclus…) : les États, les Églises, les lois religieuses, le capital, Dieu… D’où tous ces mini-rapports de pouvoir semblent émaner alors qu’ils en sont la cause et le support. On peut regretter que Foucault n’ait pas davantage pris en compte la pensée libertaire sur la façon dont la multitude des rapports de pouvoir se cristallisent dans des entités plus vastes. Mais on peut également regretter que le mouvement libertaire ait pu, non dans ses pratiques, mais dans les représentations de beaucoup de ses organisations et de ses militants les plus idéologiques, hypostasier les résultantes des rapports de domination ; hypostasier l’État, le Capital, les Religions comme grands ennemis ; et, double erreur, reprendre à leur compte, négativement, la façon dont ces grandes résultantes se croient elles-mêmes la source et l’origine des rapports d’association et de pouvoir dont elles résultent et sans lesquels elles ne sont rien.

L’anarchisme n’est pas né d’une théorie préalable et négative de l’État qu’il conviendrait de détruire. Beaucoup plus concrètement, l’anarchisme est né de la pratique et des interactions immédiates et minuscules de la Première Internationale, dans la façon dont Lorenzo et Robin ont perçu les relations de Marx avec ses disciples, par exemple. Et ce sont toutes ces petites interactions qui, en s’accumulant et en se mettant en série, ont donné sens à une critique plus générale de l’État, du Capital, de la Religion, de la Politique et des Partis. De façon très significative, le mouvement libertaire naissant ne s’est pas d’abord défini comme anarchiste, mais comme « antiautoritaire ». L’anarchisme est né de pratiques et de perceptions antiautoritaires (le versant guerrier et combatif du mot « libertaire ») et ce sont ces pratiques et ces perceptions qui ont continué de donner sens et corps à l’anarchisme, l’anarchisme ouvrier, comme l’anarchisme actuel dans ses composantes les plus vivantes, les moins idéologiques.

Mais la chance de l’anarchisme, c’est que, mouvement pratique, né de la pratique, il a disposé tout de suite, avec Bakounine et Proudhon principalement, d’une théorie homologue à ces pratiques. Une théorie de la « force collective » comme composée d’autres forces collectives et produisant des « résultantes » qui risquent toujours de se retourner contre les forces qui les ont produites. Un retournement qui se joue dans la nature des rapports au sein des forces composantes qui sont elles-mêmes des résultantes. Je sais que c’est compliqué, surtout pour des esprits marqués par les représentations de l’ordre dominant, mais il me semble que les anarchistes ayant la tripe (ce deuxième « cerveau ») ou le ressort anarchiste devraient faire l’effort de réellement lire Bakounine, Proudhon, Kropotkine et beaucoup d’autres... Proudhon fournit une batterie de concepts extrêmement riches et éclairants sur la nature des rapports de pouvoir. « Forces », « forces collectives », « résultantes », « composants » et « compositions », « absolus », « monades », etc. La grande originalité de la théorie anarchiste d’inspiration proudhonienne peut se résumer en trois points : 1) rendre compte, de façon concrète, de toutes les puissances qui nous écrasent et nous dominent, sur le terrain économique (théorie de la valeur), politique (naissance et base de l’État), idéologique et symbolique (Église, Dieu) ; 2) donner sens aux luttes et aux interactions les plus immédiates et les plus minuscules comme « foyers » homologues à la visibilité aveuglante des grandes dominations, là où partout se joue la guerre entre domination et émancipation ; 3) inscrire explicitement ces enjeux immédiats et globaux dans ce que Proudhon appelle « une nouvelle ontologie » qui fonde la puissance théorique, pratique et révolutionnaire de l’anarchisme.

Nous aimerions vous faire réagir à un propos de Daniel Bensaïd, dans Éloge de la politique profane : « Tel est le paradoxe constitutif de l’anarchisme : le rejet de toute autorité s’étend logiquement au rejet de la démocratie majoritaire dans la société comme dans le mouvement social. Un tel rejet ne peut aboutir qu’à une forme de substitution bien plus radicale encore que celle imputée parfois à la notion de parti d’avant-garde : chacun tire de lui seul sa propre règle, au risque de se croire investi d’une mission et touché par la grâce. L’abolition de tout principe de représentation ramène ainsi le rapport social à un jeu de caprices des subjectivités désirantes. »

C’est un texte assez étonnant où Bensaïd semble découvrir – sur le terrain étroit de la politique – l’originalité du projet et de l’ontologie anarchistes, mais sans en saisir les raisons, à partir d’une incompréhension radicale ou plus précisément un manque complet d’affinité et d’homologie entre le projet libertaire et ce qui le constitue lui-même (comme militant et au moment où il écrit ce texte). Enfermé dans les modes de représentations et la philosophie hégémonique, mais très particulière de l’ordre présent, Bensaïd ne perçoit pas la façon dont le projet libertaire déborde et critique les prétentions exorbitantes du politique, en quoi il embrasse la totalité des réalités humaines et, à travers elles, la totalité de ce qui est. Le rejet anarchiste de la « démocratie majoritaire dans la société comme dans le mouvement social » n’est ni un « paradoxe » ni une « extension logique » du rejet de toute autorité, mais au contraire une de ses multiples sources et « foyers d’autonomie » – historiquement, et sur le terrain des rapports sociaux et des prises de décision.

Mais Bensaïd a raison : l’ennemi de l’anarchisme, c’est bien la « représentation », la manière dont des entités symboliques (partis, Églises, États, mais aussi grammaire, langage et logique) se substituent aux êtres qu’elles « représentent », s’approprient leurs forces et leurs réalités. Le paradoxe, naïf et malhonnête, de Bensaïd (mais aussi de toutes les dominations possibles) n’est pas seulement de prendre la « représentation » pour la réalité, mais, contre toute logique, pour le coup, d’accuser l’action directe et l’autonomie effectivement radicale et immanente des forces collectives du « monde réel » (Bakounine), d’être une « substitution ». Mais une « substitution » à quoi ? Bensaïd ne nous le dit pas et ne peut pas nous le dire. En effet, il ne peut pas s’agir d’une substitution à soi-même, ce qui serait idiot. Il s’agit bien d’une substitution à autre chose mais tout aussi difficile à reconnaître, une chose mystérieuse et transcendante, la réalité symbolique des représentations symboliques : la « ligne » du parti par exemple, avec ses obéissances et ses autocritiques, le sens de l’Histoire dont nous sommes les agents plus ou moins conscients et que les « savants » nous expliquent, les États de toute sorte (qui transcendent et justifient les sacrifices, les dévouements et le sang versé), mais aussi et surtout le « fantôme divin » dont parle Bakounine, pour lequel on tue et on se fait tuer, Dieu, cette clé de voûte ou ce fondement imaginaire (mais aux effets hélas bien réels) de toute domination.

Puisque nous parlons d’un penseur communiste, que pensez-vous des travaux de Guérin ou de Fontenis, par exemple, visant à fondre le meilleur des traditions marxistes et anarchistes afin de dépasser leurs carences respectives ?

Guérin et Fontenis ont agi et pensé après l’effondrement des grands mouvements libertaires de l’anarchisme ouvrier et avant que les mouvements libertaires ne resurgissent, à la fin du XXe siècle. L’appel au marxisme est lié à cette période, et s’inscrit dans les débats qu’a inaugurés la « Plate-forme » dite d’Archinov au lendemain de l’échec de la Révolution russe. La pensée et le projet libertaires d’avant l’hégémonie provisoire du communisme d’État semblaient avoir échoué et perdu toute crédibilité : il n’existait plus, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de mouvements pratiques qui auraient pu redonner corps et signification à cette pensée et à ce projet. Les libertaires les plus dynamiques n’avaient pas d’autres perspectives effectives que d’agir sur le seul terrain politique et idéologique, à travers des petits groupes et des mini-partis – ce qui reste quand on a tout perdu. Le marxisme était devenu « indépassable », comme disait Sartre, et il ne restait plus, sur le seul terrain du politique, qu’à offrir une variante du programme et de la mise en œuvre du socialisme, après la prise de pouvoir, à partir de l’État : un État libertaire en quelque sorte. C’est pourquoi des militants comme Guérin ont pu essayer de devenir les inspirateurs et les conseillers de la Yougoslavie de Tito ou de l’État algérien. Même à Cuba, il me semble qu’il y a eu des tentatives de ce genre...

Le concept d’autogestion est né de cette tentative par le haut, avant d’exprimer quelque temps une tout autre dynamique, indéniablement libertaire pour le coup, à partir de la fin des années 1960. L’idée d’autogestion redonnait un nom et un drapeau à un projet libertaire qui renaissait un peu partout dans les faits, mais sans avoir le temps de se réapproprier une pensée et des textes oubliés depuis longtemps, difficilement accessibles, dévalorisés par leur forme et le prestige encore très grand du marxisme (Althusser…). Une course de vitesse s’est engagée entre les redécouvertes de la pensée libertaire et le retour victorieux – socialement, politiquement et idéologiquement – du capitalisme. Et cette course de vitesse, il est loin d’être certain que l’anarchisme l’ait gagnée, même si un nombre croissant de chercheurs et d’universitaires s’intéressent à lui (mais ce n’est pas forcément un très bon signe, surtout quand on connaît la logique et la réalité du monde universitaire).

Vous critiquez le « scientisme naïf et cynique » du marxisme et louez l’éthique propre à l’anarchisme. Quelle est-elle ? Que les moyens, comme disait Camus, sont déjà des fins en soi ? Que, comme le déclarait Malatesta, à qui vous avez consacré un livre, la défaite vaut mieux qu’une victoire sans principes ?

Il me semble qu’il faudrait préciser ce que l’on entend par « principes ». Dans l’anarchisme, il ne s’agit pas d’idées et de lois abstraites, codifiées et gravées dans le marbre, sur le modèle idéaliste et prescriptif dénoncé plus haut. Il s’agit d’une détermination et d’un jugement internes à chaque situation, aussi minuscule qu’elle puisse être, un jugement ou une évaluation immédiate, pratique et largement intuitive, intempestive, celle des miliciens espagnols désertant les colonnes anarchistes au moment de leur militarisation. Camus a raison. Pour l’anarchisme, il n’y a que des « fins » et pas de « moyens » ; des fins immédiates et innombrables : bref, l’anarchie, l’an-arkhe, non pas l’absence de principes premiers, mais un excès de principes premiers, d’« absolus » disait Proudhon, associés et fédérés, capables par sélection, confrontation, imitation, logique et dynamique internes de se reproduire et de se propager partout et dans toute chose. C’est ça qu’il aurait fallu expliquer à Bensaïd ! Et c’est ça qu’il faudrait expliquer plus en détail. L’anarchisme s’oppose à toute logique instrumentale et utilitaire, objective et objectivante. Bensaïd a de nouveau raison : l’anarchisme est bien un subjectivisme radical qui embrasse toute chose sans exception. Pour l’anarchisme, il y a autant de « détermination » dans le « mode d’existence » d’une clé à molette, dirait Simondon, que dans un groupe affinitaire décidant d’attaquer une banque.

Toute chose est une force singulière résultant d’une composition de forces tout aussi singulières et elles-mêmes composées d’autres forces singulières. En parlant de « désir », de « caprice », et de « subjectivités désirantes », Bensaïd a tort de réduire l’anarchisme aux pièges et aux travestissements du libéralisme, à l’injonction de consommer toujours plus d’objets ou de marchandises aussi divers qu’une tondeuse à gazon, un nouveau modèle de smartphone ou une procréation médicalement assistée. Pour l’anarchisme, les « désirs » ne sont pas ceux de la consommation capitaliste et de ses artifices individuels, ces « unités de convoitise » dont parle Gilles Châtelet , « des boules de billard pathétiques » « que chaque effort pour se différencier enlise encore plus dans une grande équivalence ». Pour l’anarchisme, les désirs sont des forces matérielles singulières qui impliquent et mobilisent chaque fois la totalité de ce qui est sous un certain point de vue, selon un certain agencement, une manière d’être oppressive ou émancipatrice. « Désirs », « forces », « volontés de puissance » (mais aussi « conatus », « entélechies », et beaucoup d’autres notions encore) sont autant de concepts affirmant, chacun à sa manière, une même réalité, la réalité matérielle de ce qui est.

Effectivement, au scientisme du marxisme (les « situations objectives » décrétées et imposées par le Parti) l’anarchisme n’oppose pas une morale, des principes moraux, mais une « éthique », au sens que Spinoza donne à ce mot. Une éthique qui est d’abord une éthologie, une logique des comportements et des affects, un sens pratique, pris dans les choses, les événements et les situations.

Une vieille querelle agite le mouvement d’émancipation, au sens large : l’individu et le collectif – les anarchistes étant souvent accusés de mépriser le second et les communistes de sacrifier le premier. Comment résolvez-vous cette tension ?

Historiquement, l’anarchisme a longtemps souffert d’un courant « individualiste » très particulier, et (heureusement) aujourd’hui presque complètement disparu – devenu inutile dans la mesure où c’est le capitalisme lui-même qui a imposé à tous l’« individualisation » des « goûts et des couleurs » que l’individualisme « anarchiste » opposait aux nouvelles et aux vieilles communautés (Églises, syndicats, métiers, nations, familles, groupes affinitaires, etc.). Cet individualisme anarchiste (qui a toujours été marginal et que l’on trouve encore ici et là, sur le terrain de l’alimentation, de la procréation ou de la sexualité, par exemple) souffre de deux caractéristiques rédhibitoires, pour nous, présentement, mais dans le passé également, à l’intérieur des vastes déploiements de l’anarchisme ouvrier. On vient de voir la première : l’inscription de l’individualisme anarchiste dans les représentations et les pratiques ou les « désirs » du libéralisme capitaliste en train d’imposer son hégémonie. La seconde caractéristique en découle et déborde le seul individualisme – non plus seulement les représentations et les pratiques du libéralisme et de l’individualisme économiques et politiques capitalistes, mais l’ensemble des représentations « modernes » qui ont accompagné leur hégémonie : le dualisme du corps et de l’esprit, de la liberté et du déterminisme, de la science et des « superstitions », etc. ; mais aussi et principalement la croyance exorbitante dans l’existence première et auto-fondatrice d’un « sujet » transcendantal, maître de ses choix et de ses décisions ; une croyance et un postulat extrêmement puissants, dans la vie pratique (éducative, salariale, judiciaire...) comme sur le terrain de la philosophie, de Descartes à Sartre, en passant par Kant, Husserl et beaucoup d’autres encore.

Historiquement, l’individualisme anarchiste « à la française », qui s’est répandu un peu partout dans les premiers et vastes mouvements libertaires, est étroitement lié au développement de l’école étatique, laïque et obligatoire, chargée d’inculquer aux ouvriers les croyances et les savoirs élémentaires nécessaires au capitalisme. Il est lié à l’école républicaine de la Troisième République – là où, selon la formule de Monatte, en apprenant à lire les ouvriers avaient désappris à « discerner ».

Une petite remarque en passant. Ces représentations mensongères et totalitaires de l’ « individu » et du « sujet », nécessaires au développement et à l’hégémonie capitalistes – depuis l’école pour le peuple jusqu’aux règles démocratiques et à la fossilisation/codification de l’idéologie (si mal dite) « des Lumières » –, ne sont évidemment pas propres au défunt « individualisme anarchiste » (qui, heureusement, ne manquait pas complètement de fous et de créateurs). On les retrouve aussi bien dans cette étroite minorité des « communistes » anarchistes (Fontenis était un pur produit de l’école républicaine), « communisme » et « individualisme » n’étant finalement que le produit d’un libre choix, non plus du modèle de telle ou telle marque de machine à laver, mais d’un programme, d’un mode d’organisation et de règles choisies soi-disant librement, à travers les lunettes ou les tableaux de bord d’un « sujet » humain permanent et universel.

Pour les vastes mouvements qui ont donné corps et signification à l’anarchisme ouvrier comme pour les mouvements les plus vivants de l’anarchisme contemporain, le rapport entre individu et collectif se pose dans des termes et dans un horizon de pensée et d’action radicalement différents. Dans ces mouvements (passés et présent), l’affirmation « personnelle », dirait Proudhon, n’a rien de libéral et ne renvoie pas à la fiction moderne d’un individu ou d’un sujet transcendant, existant en dehors des choses, des situations et des événements. L’immense majorité des militants révolutionnaires, organiquement liés à des mouvements de masses (le syndicalisme principalement) peuvent être qualifiés d’« individualistes » ou de fortes « personnalités », mais un individualisme et une personnalité qui n’ont de sens et d’existence que dans les mouvements collectifs, dans des « subjectivités » collectives dont ils sont à la fois le produit et une des composantes. À la manière de Pelloutier, le secrétaire de la Fédération des bourses du travail, dont on ne se lasse pas de répéter la formule fameuse.

Des « individualistes » comme Pelloutier, il y en a eu un grand nombre dans les mouvements libertaires révolutionnaires, et de toutes sortes – mais, en dehors du nom (particulièrement trompeur), sans grand rapport avec ce que ce mot recouvre généralement dans les représentations et les injonctions de la modernité. Une dernière remarque, d’ordre théorique et par laquelle on aurait pu commencer : ce que les pratiques des mouvements à caractère libertaire permettent de saisir empiriquement, massivement, dans les faits, la pensée libertaire la plus radicale et la plus opérante l’affirme également, avec une telle netteté qu’elle devrait dispenser d’avoir à toujours se justifier. Pour l’anarchisme, il n’y a pas de différences de nature entre l’« individu » et le « groupe ». Comme le souligne Proudhon, « l’individu est un groupe », un « composé de puissances », elles-mêmes composées d’autres puissances composées, à l’infini. L’« individu est un groupe » et tout « groupe est un individu », une « individuation », un « être », une « subjectivité », un « absolu » chaque fois singulier et étonnant dont seule une longue expérience collective peut espérer saisir les sources et les effets, en bon comme en mauvais, sous le double rapport de la domination et de l’émancipation.

Vous contestez la pertinence des notions de droite et de gauche, comme une « illusion » servant à berner les citoyens-électeurs. Pensez-vous qu’il faille, ainsi que le suggérait Castoriadis, dépasser ce clivage à ses yeux inopérant pour comprendre notre époque ? Mais d’aucuns vous diront que c’est là, « ni droite ni gauche », une formule du FN...

La distinction droite/gauche comme le « ni droite ni gauche » sont des notions politiques et politiciennes ; même si, historiquement, elles profitent et agissent à partir d’un vieux fond imaginaire qui déborde les seuls dispositifs politiques. L’anarchisme récuse le politique comme un piège mortel pour un projet révolutionnaire qui embrasse la totalité de ce qui est, qui part de cette totalité, de tous ses composants. À la « révolution politique » (un nouvel État, de nouveaux dirigeants, une nouvelle constitution) l’anarchisme oppose très tôt une révolution économique et sociale (« la Sociale ») qui se distingue radicalement de la simple et vieille révolution politique, une révolution qui part de toute chose, une révolution de longue haleine qui les implique toutes de façon égale, « l’universelle indépendance », « l’indépendance du monde » des vieilles chansons ouvrières du XIXe siècle. C’est ainsi que dans la logique émancipatrice de type syndicale, les « révolutionnaires » ne demandent jamais à leurs très nombreux camarades de combats s’ils sont socialistes, de droite, chrétiens ou bouddhistes. La dynamique et la logique émancipatrice, sur le terrain du travail en l’occurrence, mais sur tout autre terrain également (patriarcat, prostitution et sexualité, création artistique…) se suffisent entièrement à elles-mêmes, sans jamais exiger les engagements idéologiques propres aux partis, aux Églises et aux « sectes » (que récuse la Charte d’Amiens).

On a vu récemment, en Espagne, certains anarchistes se montrer extrêmement hostiles et virulents à l’encontre d’un mouvement comme Podemos, et en particulier de son porte-parole Pablo Iglesias : n’existe-t-il pas une sorte de purisme et de sectarisme, dans le mouvement anarchiste, qui le condamne à la chapelle, au minoritaire, à parler loin « des masses », pour reprendre un mot que vous n’aimez pas beaucoup ?

J’ignore la nature des critiques anarchistes de Podemos et, par expérience, je m’en méfie un peu, mais ce dont nous avons précédemment parlé permet de comprendre cette critique. Au regard de l’anarchisme, Podemos présente deux caractéristiques étroitement liées et tout aussi inacceptables : 1) une solution politique, gagner les élections, conquérir le pouvoir d’État ; 2) fonder son action et cette victoire (d’opinion) sur le nombre, sur une « multitude » d’individus-électeurs-citoyens, pas moins pathétiques que les « boules-de-billard-consommateurs » dénoncées par Gilles Châtelet, ne s’exprimant qu’à travers des écharpes ou des bonnets d’une même couleur, des bougies et des retraites aux flambeaux ; en attendant les éventuelles et grandes chorégraphies de « masse » qui suivent et codifient parfois la mobilisation initiale des « multitudes ». Sur l’autre voie, libertaire, des grandes mobilisations de ces dix dernières années, je me permets de renvoyer à un article paru dans la revue Réfractions : « Les brèches de l’histoire » [1].

Une question, peut-être la plus difficile, pour finir : si vous deviez donner une seule, et brève, définition de l’anarchisme ?

C’est Deleuze (et Guattari) qui, de façon apparemment énigmatique, en donne la meilleure définition : l’Anarchie, « une étrange unité qui ne se dit que du multiple ». J’espère que ce qui précède contribue à éclairer cette définition.


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