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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Au pays des consciences traquées
À contretemps, n° 30, avril 2008
Article mis en ligne le 29 janvier 2009
dernière modification le 3 décembre 2014

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« À l’origine, mes jours indiciblement douloureux en Russie... »

Armand Robin

En des temps de lyriques illusions, le jeune Armand Robin entreprit d’étudier la langue russe pour pénétrer l’âme d’ « un pays où le peuple [était] roi ». À l’été 1933, profitant de ses vacances, il fit le grand saut vers l’étoile rouge. Bien encadré par l’Intourist, il séjourna à Moscou. Sa brève correspondance d’alors laisse percer un juvénile enthousiasme pour ce qu’il voit – ou voudrait voir. Mirage ? Possible, mais pas certain, car une autre hypothèse se dessine, plus accordée à la suite de l’histoire. Répétée jusqu’à la grandiloquence, la louange épistolaire n’aurait été qu’une manière de se jouer des censeurs. Car le fait est là, échappant bientôt à ses guides, le jeune Robin ne s’en laissa en réalité pas conter. Il voyagea seul, se rendit en Ukraine, se mêla au peuple et travailla pour subvenir à ses besoins. La saison terminée, il rentra en France et se mura dans le silence. Aux nombreuses questions qu’on lui posa, il se contenta d’opposer un laconique : « Tout n’est pas parfait. » Deux ans durant, il n’en dira pas davantage.

La blessure contractée au pays de la grande promesse est, en réalité, inguérissable. Car ce jeune homme de vingt ans tout acquis à l’idéal communiste ne s’arrange pas, comme d’autres, du déconcertant mensonge qu’il y a décelé. S’il le tient à distance, c’est qu’il doute encore de ses propres capacités de jugement. C’est aussi qu’il mesure les conséquences que ce mensonge implique. Pour lui, pour les siens, pour l’idée même qu’il se fait de la vie et de l’espoir des hommes. C’est enfin qu’il doit laisser décanter cette part de vérité qu’il porte en lui, comme une douleur. Passée au tamis de sa solitude et à défaut de s’estomper, il sait qu’elle va mûrir et que, sa vie durant, il lui faudra la mettre en mots. Dès lors, le sort de ce vaste peuple de sans-voix réduit au silence devient sa cause secrète, comme la langue russe – qu’il aima plus que toute autre – devient sa langue. Pour rester indéfectiblement lié au sort des muets du bolchevisme stalinisé.

Plus tard, Robin le dira fortement, avec ces mots couperets dont il avait le secret : « Là-bas je vis les tueurs de pauvres au pouvoir […] Ici revenu, je me retins là-bas. Muet, ratatiné, hagard au souvenir du massacre des prolétaires par les bourgeois bolcheviks… » [1] Muet il le demeure jusqu’au 18 juillet 1935 où, dans une lettre à son maître Jean Guéhenno, il déchire enfin le voile de son lourd secret : « Il y a deux ans je suis allé à Moscou ; sans doute n’avais-je guère à me déplacer beaucoup, pour me trouver là-bas, car depuis longtemps je ne voyais pas d’autre lieu possible pour la conscience des hommes. J’y suis allé ; j’ai mis bien longtemps à en revenir. » [2] Deux ans durant, avoue-t-il à Guéhenno, il a tenté de se mentir, de s’inventer des prétextes, de se persuader qu’il n’était pas en droit de juger, avant de se convaincre, enfin, qu’il n’était d’autre solution que de se conformer à la vérité et de se la dire, à lui-même d’abord : « Ce que tu as vu, poursuit-il, c’est la famine, ce sont des paysans qui depuis 18 mois n’ont jamais mangé ni viande, ni pain ; ce que tu as vu, c’est un peuple à bout de souffle, un peuple mort ; souviens-toi de ces visages d’affamés, de ces regards éteints ; ce que tu as vu, ce sont des hommes qui à force de souffrir bêtement ont perdu jusqu’au sentiment de la souffrance, le plus précieux de tous. Ce que tu as vu, ce sont des consciences traquées, des âmes sans espoir, épouvantées des horreurs qu’elles ont traversées ; ce que tu as vu, c’est une jeunesse abrutie, persuadée que les Soviets ont inventé l’électricité et de bien autres choses. » Une fois reconnue, cette vérité délimite, pour Robin, le cercle cauchemardesque d’un « monde dans lequel tout sens de la dignité humaine est mort, traqué ». Et s’il faut la dissimuler encore un peu – « pour ne pas faire plaisir à Deterding [3] » –, il ne saurait être question, désormais, de se faire, à quelque échelon que ce fût, le complice d’un « régime qui a introduit sur terre le plus de malheur et le plus de barbarie ». Il demande à Guéhenno de garder pour lui l’exposé de ce désastre : « J’ai assez souffert de cette désillusion pour avoir le droit désormais de la considérer comme un événement purement intime. »

Si cet intime événement va bouleverser la vie entière de Robin, c’est que, deux ans avant celui de Gide, son retour d’URSS est non seulement, pour lui, l’occasion de percevoir l’étendue de cette catastrophique expérience, mais plus encore d’en saisir l’extrême singularité. Là où, partant d’autres éléments et fréquentant d’autres cercles, l’humaniste Gide sera naturellement choqué par le discours propagandiste des autorités soviétiques, Robin en est, lui, littéralement épouvanté. Il y voit la matrice d’une oppression infiniment supérieure fondée sur le renversement définitif du langage. Quand l’avenir radieux s’apparente aux ténèbres et le socialisme à la surexploitation des prolétaires, les mots ne sont plus que des pièges s’ajustant, sur ordre, au « déchaînement scientifiquement calculé du mensonge ». C’est là que s’opère, expérimentalement, le pouvoir – que Robin sait infini – de la « fausse parole » et c’est à partir de là, pressent-il, qu’elle va submerger le monde. Pour un arpenteur de langage comme l’est Robin, la révélation est stupéfiante. Elle implique, en tout cas, pour lui, de se mettre en état de rupture définitive avec l’illusion première du poète quant à l’innocence de la parole et du militant quant à sa nécessaire subversion.

Comme d’autres – tant d’autres –, Guéhenno ne tiendra aucun compte des remarques de Robin. Il les oubliera « pour ne pas faire plaisir à Deterding ». On connaît suffisamment, maintenant, le mécanisme de la pensée binaire pour ne pas s’en étonner. Dans la géopolitique du malheur, il fallait choisir son camp. Pour l’intelligentsia française de gauche, celui-ci s’apparentait à l’antifascisme sous direction stalinienne. Guéhenno mit donc ses réserves quant à l’URSS sous le boisseau, du moins pour un temps. Comme d’autres – tant d’autres. L’époque fut désastreuse pour les éclaireurs. Elle les plongea dans la plus extrême des solitudes.

Il fallut du courage à Robin, et sans doute un penchant particulier pour la marge, pour revenir – publiquement, cette fois – sur le sort de ces laissés-pour-compte de l’Octobre rouge. Il le fit, en septembre 1937, dans la revue Esprit, une des rares qui n’avaient pas tout à fait cédé au mirage soviétique, à travers une vaste méditation sur la « peine des hommes », simplement intitulée « Une journée ». Niché dans le texte comme araignée dans sa toile, le souvenir de son séjour en « vieille terre » russe s’impose, cependant, comme constitutif de son refus de toute servitude. Et Robin de crier ce que tout un chacun refuse d’entendre : « On pourrait énumérer les fautes qui ont transformé cet essai pour libérer l’homme en un système pour l’opprimer davantage ; sans doute le fondement de la cité politique ne saurait être que l’oubli, mais ici il n’y a pas seulement comme dans le cas du fascisme défaite de l’humanité mais encore chute de l’humanité, la plus lamentable qu’elle ait connue. » Il précise : « C’est au nom des pauvres qu’il faut condamner un système où en leur nom a été constitué dès le premier moment l’appareil le plus propre à les ignorer. » Il poursuit en pointant la responsabilité des bolcheviks dans ce désastre pour avoir « étouff[é] au nom de la révolution les révolutions les plus vraies ». Il démonte le mécanisme de constitution d’une nouvelle classe s’appuyant sur « cette partie du prolétariat, souvent la plus fausse, toujours la plus vaniteuse » à qui « l’on confiera le soin de détruire dans les derniers yeux populaires le dernier regard populaire ». Choisie par le Parti et convaincue de « l’infaillibilité de ses pelotons d’exécution », elle exerce son pouvoir contre ses « frères de la veille » « avec une morgue et une cruauté sans égale ».

On l’aura compris, Robin ne trouve aucune excuse conjoncturelle aux « nouveaux maîtres » de la Grande Russie. Leur pouvoir n’a rien de provisoire, à ses yeux. Écoutons-le encore, cela vaut la peine : « Quand on eut ravi aux pauvres leur effort, quand au sortir de leur victoire on se mit à les traiter plus misérablement qu’on ne traitait jadis au sortir de leur défaite les citoyens emmenés en esclavage, quand on eut érigé en système le mépris de la dignité humaine et que pour la première fois dans l’histoire du monde on eut organisé en pleine conscience une volonté d’exploitation méthodique de l’homme, alors, après les ouvriers en grève mitraillés, les plaines les plus fécondes d’Europe occupées par la famine, la délation et l’infamie installées de force dans toute conscience, s’étendit sur une sixième partie du globe le silence d’un peuple trop accablé de souffrances pour seulement se réjouir au claquement des coups de fusil qu’allait s’échanger une aristocratie de traîtres. » [4] Écrire que, ce disant, Robin se priva, à jamais, de tout appui dans le petit monde de l’intelligentsia de gauche est très en deçà du vrai : il en devint, pour le reste de son existence, le pestiféré.

Solitairement, mais invariablement, Robin ne cessa plus de se considérer comme habité par cette infinie présence russe. « Tel un plus fort vouloir dans mon vouloir, besoin me vint d’écouter tous les jours les radios soviétiques : par les insolences des bourreaux du moins restai-je lié, traversant les paroles et comme les entendant sur leur autre versant, aux cris des torturés. » [5] De cette étrange pratique, contractée quelques années après son retour d’URSS, il fit même un métier.

Mais, pour l’heure et alors que tout s’agite autour de lui, Robin s’en tient au dégagement. Nulle pensée libératrice ne saurait se satisfaire de l’illusion et du faux-semblant. Ce sera sa route, désormais, tracée à vingt ans et quelque, et dont il ne changera pas. Au prix de l’incompréhension, parfois, souvent. On peut s’étonner d’une telle constance puisée dans un désespoir de jeunesse. Il faut sans doute y voir l’apanage du poète et de son don de voyance. Car de cette Russie de toutes les louanges, il a perçu, sans aucune aide extérieure et en un seul séjour, la noirceur fondamentale. Plus tard, bien plus tard, il s’inscrira dans la lignée des vaincus de l’autre révolution, celle qui crut aux soviets contre le Parti, la libertaire, celle de l’épopée makhnoviste et de Cronstadt la Rouge [6], mais avant il aura traversé seul le désert de la désillusion.

Il faudra du temps, en effet, pour que la solitude de Robin se réchauffe à la flamme d’autres dissidences et que la main tendue des anarchistes, en une époque où toutes les portes lui étaient fermées, lui permette de conjuguer sa singulière démarche critique avec celle d’une collectivité d’individus libres de toute tutelle politique. Mise à profit par Le Libertaire, sa connaissance de la réalité russe et son désir d’en découdre avec les staliniens livrèrent quelques forts pamphlets – dont un tonitruant « L’Union soviétique, empire des bourgeois sauvages », où, en regard d’une carte des camps de concentration soviétiques, Robin rappelait son séjour en URSS, à l’été 1933, et concluait sur un vibrant : « Nous sommes sécession ! Notre patrie à nous, si tout devient camp de concentration, sera le camp de concentration. Notre destin à nous, si le destin de tout esprit en vie est d’être tué, sera d’être tué. Nous ne nous refusons à rien de ce qui nous fera souffrir les souffrances des plus malheureux de nos frères. » [7]

Ainsi, cette immersion de jeunesse en terre russe demeure, sans doute, le ressort le plus secret de l’œuvre introuvable d’un poète voué, par décision propre, à l’in-appar-tenance. Qu’y a-t-il vu de si essentiel et de si bouleversant, pour que son jeune âge refuse à jamais de s’en accommoder ? Nul ne le sait avec certitude. Ce qu’on sait, c’est qu’il a vu ce que tant d’autres refusaient de voir.

Yannick THÔ


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