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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Vlady dans l’antichambre du Goulag
À contretemps, n° 44, novembre 2012
Article mis en ligne le 3 juillet 2014
dernière modification le 6 février 2015

par F.G.

Les souvenirs évoqués dans ces pages [1] nous parlent d’un Vlady adolescent qui souffre dans sa chair de la répression politique que le stalinisme exerça sur toute sa famille, et sur son père en particulier, répression qui conduisit peu à peu sa mère à la folie, et le reste des siens à vivre au jour le jour, dans une terrible insécurité, et sans autres futur ni espoir que ceux que leur imagination et leur envie de vivre pouvaient leur apporter.

Dans un pays totalitaire, la profession de révolutionnaire vaincu était un métier difficile. Beaucoup abandonnèrent la partie, pensant l’avoir perdue, d’autres estimèrent nécessaire de manœuvrer, en s’adaptant aux circonstances. Quelques-uns – une minorité – décidèrent de s’accrocher à leurs convictions.


Le matin du 8 mars 1933, après cinq années de semi-captivité, Victor Serge est arrêté à Leningrad alors qu’il traverse la rue du 25-Octobre, puis est transféré au siège du Guépéou local.

« Dans mon souvenir, raconte Vlady, les détails de cette arrestation se mêlent à celle antérieure (qui eut lieu en 1929), même si je peux dire que les deux furent assez dramatiques.
 » Je garde très clairement l’image d’une pagaille dans le bureau de mon père, si ordonné habituellement : les tiroirs étaient ouverts, les tableaux, les papiers, les livres et les photos jetés par terre ; mes grands-parents, ma mère et mes tantes criaient et pleuraient. Soudain, l’un des militaires écrasa avec mépris une photo de Trotski que nous avions, et ma tante Esther murmura qu’elle la ramasserait. Moi, sans y réfléchir, je courus la récupérer et, face aux sbires, la nettoyai avec affection, ce qui resta comme une grande prouesse dans la mémoire familiale.
 » En fait, je crois que cela eut lieu lors de la première détention. J’étais très jeune. De la seconde, je possède des souvenirs un peu plus précis. Nous avions, à cette époque, trois agents du Guépéou qui nous surveillaient de près : ils ouvraient le courrier, enregistraient les visites et les conversations téléphoniques et complotaient contre nous avec les autres locataires de l’immeuble. Je savais quoi faire car mon père m’avait entraîné, très jeune, à affronter ce genre de situation. »

Le matin du 8 mars, Vlady est, comme tous les jours, à l’école. À son retour, il trouve Liouba, sa mère, en pleine crise psychotique, ses tantes cherchant en vain à la calmer. L’adolescent ne tarde pas à comprendre ce qui s’est passé.

Quelques heures plus tard, le téléphone sonne : c’est Serge qui, depuis le Guépéou, a obtenu l’autorisation d’appeler. Il désire parler à son fils. Il lui explique la situation, lui demande de ne pas l’oublier – il savait que le pire pouvait se produire –, d’être très courageux, de continuer à dessiner et de s’occuper désormais de sa mère qui en aurait plus que jamais besoin. En fait, il n’y a plus grand-chose à faire : quelques heures plus tard, Liouba sera internée dans un hôpital pour malades mentaux.

Vlady passe l’une des nuits les plus difficiles de sa vie. Le jour suivant, il n’a pas le courage de se rendre à l’école. Il sort et marche sans but, remâchant sa rancœur. Attiré par la musique d’un chœur sacré, il pénètre dans une église, mais cela ne le calme pas. Au contraire. Il en ressort encore plus en colère.

« Dans ma famille, je n’avais jamais entendu la moindre attaque contre la religion, mais, ce jour-là, j’étais tellement désespéré que je me suis demandé comment les gens pouvaient continuer à se leurrer à ce point. »

L’enfant a hérité quelque chose du calme proverbial de son père qui, y compris dans les situations les plus difficiles, perd rarement son sang-froid. Vlady va alors sur ses treize ans. Il sait qui est Serge et dans quoi il est impliqué. Bien que conscient du danger, il a développé une sorte de fierté, le sentiment d’appartenir à cette minorité qui connaît la vérité.

« Nous savions qui était Staline et qui était Trotski. Nous étions les vrais révolutionnaires, et nous nous devions de rester fidèles à nous-mêmes, quel qu’en fût le prix. »

Vlady s’en retourne chez lui en passant devant le siège flambant neuf du Guépéou où, selon toutes probabilités, son père est détenu. C’est un bâtiment moderne et imposant – élevé en lieu et place de l’ancien palais de justice détruit en mars 1917 – qui domine le fleuve Neva, d’un côté, et la perspective centrale Volodarski, de l’autre. Au pied des deux immenses colonnes de granit se détachent les silhouettes immobiles de deux gardes armés.

Tout à coup, sous l’effet d’une impulsion, l’enfant ferme les yeux et se met à courir. Il grimpe bientôt l’escalier de marbre qui conduit au premier étage. Le hasard veut qu’un fonctionnaire de grade moyen passe à ce moment-là. Il comprend assez vite que l’adolescent ne représente aucun danger et stoppe les gardes qui s’apprêtent à l’attraper. Intrigué, l’homme lui intime l’ordre de l’accompagner à son bureau.

– Que se passe-t-il ? Que veux-tu ?
– Mon père… Vous détenez mon père.
– Et comment s’appelle-t-il ?
– Kibaltchitch.
– Il n’est pas ici.
– Je ne vous crois pas.
Le militaire n’est pas un mauvais homme. Il saisit le téléphone et, devant Vlady, appelle le siège central du Guépéou, à Moscou, pour savoir où se trouve Serge. On lui répond qu’il a été transféré à la « Loubianka ».

C’est la vérité. Serge fut retenu presque trois mois, pour y être interrogé, au siège moscovite du Guépéou, puis incarcéré quelques jours à la prison de Boutirki. Il ne fut pas torturé, mais subit de fortes pressions pour confirmer les supposés aveux d’Anita (Roussakov) [2]]. La stratégie de défense de Serge fut très intelligente : il ne nia pas avoir des désaccords profonds avec la politique du régime, mais réfuta le fait d’avoir eu des activités conspiratrices et affirma n’avoir aucun lien organisationnel avec l’Opposition de gauche depuis 1927, année de son expulsion du parti. En fin de compte, la sentence qui lui fut appliquée ne fut pas trop sévère : trois années de déportation à Orenbourg pour « conspiration contre-révolutionnaire ».

Évoquant son séjour à la « Loubianka », Serge écrit : « D’une cellule de la prison intérieure du Guépéou où j’ai passé quatre-vingt-cinq jours sans lecture ni occupation d’aucune sorte, sans nouvelles des miens, dont soixante-dix jours de solitude absolue, sans même prendre l’air dans la cour grise réservée à la promenade des détenus plus complaisants, me voici transporté à 2 000 kilomètres. On a failli crever de faim, un bon camarade et moi » [3].

Le 8 juin 1933, escorté par des agents du Guépéou, Victor Serge arrive à sa résidence forcée. Vlady et Liouba le rejoignent quelques semaines plus tard, accompagnés du grand-père de Vlady, Alexandre Roussakov, qui s’en retourne immédiatement à Leningrad. Outre des vêtements et des ustensiles, ils sont chargés d’une grosse malle en bois avec la machine à écrire Remington de Victor, ses archives, ses manuscrits et quelques livres.


Place militaire d’une certaine importance, pont géographique, mais aussi politique, vers la Sibérie, Orenbourg compte alors environ 150 000 habitants. La ville – située au sud de l’Oural, au croisement des grandes plaines qui séparent l’Asie de l’Europe – est un creuset de peuples et de religions : Kazakhs, Cosaques, Tartares, Kirghiz et Ouzbeks d’observance islamique ou tribale, mais aussi juifs et chrétiens orthodoxes d’ethnie russe. À l’époque des tsars, les caravanes de chameaux transportaient des marchandises venues d’Orient pour les échanger avec profit contre des produits européens et des mantilles de laine bordées de soie fabriquées par des artisans locaux. Au début du siècle, la région avait connu un essor important quand la construction du chemin de fer Orenbourg - Tachkent avait attiré de nouveaux habitants, majoritairement des colons russes qui, peu à peu, devinrent l’ethnie majoritaire.

En 1933, il reste peu de cette prospérité. Le commerce n’est plus qu’un souvenir du passé et la ville est maintenant en état de franche décadence, résultat des ravages de la guerre civile, de la disette et des collectivisations forcées. Une grande partie de la population se consacre à l’agriculture ; on y trouve un atelier de réparation des trains, un peu d’industrie, un camp d’aviation et beaucoup d’installations militaires. Le centre d’Orenbourg brille encore de quelques imposants édifices gouvernementaux, d’une grande avenue et d’un mirador avec vue sur le fleuve Oural. De là, on peut apercevoir le pont stratégique du chemin de fer, toujours protégé par des soldats qui ont ordre de tirer à la moindre provocation. La plus haute autorité locale est un gros homme au visage boursouflé, typique représentant de la nouvelle caste dominante. Victor et Vlady passent souvent par son isba joliment peinte et décorée de fleurs, comme cela est de rigueur parmi les bureaucrates. Il s’appelle Gueorgui Malenkov et fera une brillante carrière au cours des années suivantes [4].

Orenbourg a une histoire. Au XVIIIe siècle, elle a été capitale sous l’éphémère règne de Pougatchev, le Cosaque rebelle qui faillit renverser le tsarisme. Les Cosaques avaient alors la réputation d’être des soldats invincibles et les tsars, au lieu de les persécuter, les employaient comme corps militaire d’élite. Vers la fin du siècle, cependant, ces orgueilleux guerriers des steppes se sentirent menacés par la politique centraliste de la tsarine, la Grande Catherine. Iemelian Ivanovitch Pougatchev (1741-1775), courageux capitaine qui avait servi dans la guerre contre la Turquie (1769), connut une crise mystique, se révolta contre les autorités et se proclama tsar. En décembre 1773, le chef rebelle rassembla une armée de 30 000 Cosaques qui marcha sur Moscou. Les troupes de la tsarine parvinrent à les mettre en déroute au prix d’une terrible bataille qui causa des milliers de morts en août 1774. Trahi par ses troupes, Pougatchev fut capturé et, début 1775, exécuté en place publique. Son sacrifice marqua l’imaginaire du peuple russe qui y vit une étape de la longue marche vers l’émancipation.

À une période plus récente, les Cosaques ont soutenu l’ancien régime, mais, à Orenbourg, leur chef, Vassili Chapaiev (1887-1919), a mis 40 000 hommes au service de la cause révolutionnaire. Ses exploits donnèrent vie à une nouvelle épopée dont le souvenir reste toujours vivant. Orenbourg se réclame également d’un héritage littéraire, celui d’Alexandre Pouchkine, le grand romancier du début du XIXe siècle qui s’imprégna de son atmosphère pour écrire La Fille du capitaine, roman historique inspiré de la révolte de Pougatchev.


Dans les jours qui suivent son arrivée, Serge parvient à louer la moitié d’une modeste isba située dans le quartier cosaque, non loin du fleuve. Le loyer se monte à environ 30 roubles par mois, ce qui représente la totalité des subsides que le Guépéou lui octroie en tant que déporté sans droit au travail.

« La partie qui nous revenait – raconte Vlady – comprenait un couloir où l’on rangeait le bois, une pièce qui servait de séjour, de cuisine et de bureau et, séparée par un mince cloison de bois, la petite alcôve de mes parents. En son centre, il y avait une grande cheminée qui servait à la fois d’unique source de chaleur en ces terribles hivers et de poêle pour cuisiner. Du côté opposé, près des trois fenêtres qui donnaient sur une rue non pavée, se trouvaient la table ronde où mon père écrivait et la malle avec ses manuscrits. Au mur étaient accrochés quelques daguerréotypes du XIXe siècle avec les portraits de la famille Kibaltchitch, deux photos de Trotski et une de Pilniak. Un manteau de velours jaune – couleur que Serge affectionnait à l’excès parce que c’était ce qui lui avait manqué le plus en prison – et un joli flacon de cristal bleu, souvenir de famille également, complétaient la décoration. Il n’y avait pas d’électricité ; donc pour lire, dessiner et écrire, nous utilisions des lampes à pétrole. »

Les propriétaires sont des gens très simples et les relations ne vont jamais au-delà du respect mutuel. Bien qu’ils ne connaissent pas grand-chose à la politique, ils comprennent la délicate situation dans laquelle se trouvent les déportés et leur manifestent de la sympathie. La maîtresse de maison, une femme grande et maigre, lit leur courrier et fume comme un pompier. Un jour, son mari apparaît dépenaillé, en haillons, mal rasé. Alors que Serge l’observe avec curiosité, l’homme, comme pour s’excuser, murmure : konokrad (voleur de chevaux)… Il vient juste de sortir de prison. La famille se compose de deux fils un peu plus grands que Vlady et d’une grand-mère, une petite vieille recroquevillée et emmaillotée dans des guenilles hiver comme été.

Les premiers mois sont très rudes. Pour un adolescent inquiet et amoureux de la peinture comme Vlady, Orenbourg marque la frontière du monde, l’endroit où la vie et les rêves se suspendent. Et pourtant… « Ce que je n’arrive toujours pas à comprendre, c’est pourquoi, dans ma mémoire, la déportation reste une époque lumineuse », s’interroge-t-il. Dans les steppes, les ciels sont verticaux et curieusement hauts. Quant aux températures, elles sont extrêmes : jusqu’à 45 degrés en été, et moins 45 l’hiver. En juillet, la chaleur est si intense que les dunes de sable, sur le bord du fleuve Oural, semblent prendre feu. En décembre, le ciel prend des tons violents de bleu cobalt et la blancheur de la neige aveugle. Les rayons du soleil illuminent les steppes comme des fils de soie accrochés à l’immense coupole du ciel. Vlady et Victor contemplent, étonnés, ces étranges paysages. Chacun à sa manière, les deux en profitent pour engranger des images qui bientôt attisent et le sens plastique du fils et l’imagination littéraire du père, qui compose des poèmes d’une beauté saisissante : « l’argile primordiale a des tons de corail – écrit-il –, le soleil y plante d’effrayants clous rouges » [5].

Quoi qu’il en soit, en comparaison de ces véritables machines à broyer les âmes que sont les camps de concentration, Orenbourg est considéré comme une destination chanceuse, et ce d’autant que Serge n’y a pas le statut de « prisonnier », mais celui de « déporté », qui lui confère certaines libertés. Il peut se déplacer, se promener en ville et dans les bois environnants. En revanche, il n’a ni l’autorisation de voyager ni celle de travailler. Il est bien sûr soumis à contrôle policier, mais moins pénible qu’ailleurs. Sa situation matérielle, en revanche, est difficile. Elle le sera durant les trois années de déportation. Ce qui donne du courage à Serge – et qui finalement sauve sa famille –, c’est qu’il réussit à maintenir une relation épistolaire avec le reste du monde, et particulièrement avec ses camarades français. « Dans la grande expérience que je poursuis, la seule chose raffermissante, c’est l’élément d’amitié ou solidarité qui me vient de très loin – géographiquement – et sans lequel il y a longtemps que j’aurais fini mon bout de chemin en ce bas monde. […] Aucun travail ici, aucune possibilité de ressource matérielle dans l’effroyable dénuement environnant », écrit-il, le 28 mai 1934, à son ami Henry Poulaille [6]. Si la famine qui s’est abattue sur l’URSS comme conséquence des délirantes collectivisations staliniennes – six millions de victimes, selon de récents calculs – touche à sa fin, la situation demeure encore très critique [7].

« C’était épouvantable, se souvient Vlady. Beaucoup d’enfants mouraient de faim dans les rues. Nous, nous éprouvions de grandes difficultés, mais nous survivions en grande partie grâce aux quelques francs que mon père recevait, de temps en temps, de la vente de ses livres en France ou des souscriptions organisées par la revue La Révolution prolétarienne. »

Tout est problème, y compris trouver du bois et de la nourriture. Ils font de longues queues, même de nuit, pour obtenir un morceau de pain noir à croûte épaisse dont la mie ressemble à de la colle chaude ou à du ciment froid. Le régime alimentaire comprend une soupe, un peu de légumes, généralement du chou aigre, parfois des pommes de terre et, plus rarement, des œufs ou du poisson. « Le printemps nous vaut en outre des difficultés de ravitaillement qu’on imaginerait pas, écrit Serge. La pitance quotidienne pose tout un problème, même quand on peut la payer. Voilà huit jours que nous nous passons de pain. [8] » Parfois il leur arrive des colis de nourriture – du sucre, du café, du riz, de la farine –, des livres et des médicaments, envoyés depuis Paris par Magdeleine Paz et Henry Poulaille. Ces jours-là, on fait la fête. À une occasion, ils reçoivent des olives, produit complètement inconnu dans les steppes. Vlady les coupera en petits morceaux pour que tous ses camarades d’école puissent avoir le plaisir de les goûter. Le sort de la famille est largement tributaire de ces envois. Quand le Guépéou s’en saisit et confisque, ce qui arrive souvent, l’argent ou la nourriture, les difficultés reviennent.

La dégradation de la santé de Liouba complique terriblement leur existence : la pauvre femme, qui souffre le martyr, leur rend la vie impossible. Son sort empire lorsque, quelques mois après leur arrivée à Orenbourg, parvient la triste nouvelle de la mort du grand-père, le vieil ouvrier anarchiste Alexandre Roussakov.

« Pour nous trois, ce fut un coup terrible. Je me souviens que, pour la première fois, je vis mon père pleurer, raconte Vlady.La deuxième fois, ce sera plusieurs années plus tard, quand, déjà au Mexique, nous rendîmes visite à Natalia Ivanovna, l’épouse de Trotski. »

Les crises de Liouba, auparavant intermittentes, augmentent en fréquence : elle hurle, se roule par terre et casse tout ce qu’elle trouve à sa portée. Passées les crises, elle sombre dans un état de profonde dépression et éprouve un fort sentiment de culpabilité : « Je ne sers à rien, je suis une gêne, je cause du tort, je fais du mal, il vaut mieux que je m’en aille… » Vlady comprend que sa mère l’abandonne pour s’enfoncer dans les abîmes de la folie. Elle n’influera plus, il le sait, sur son propre avenir. Dès lors, et jusqu’à la mort de Liouba, un demi-siècle plus tard, il éprouvera envers sa mère un étrange sentiment de tendresse mêlée de ressentiment. Serge, quant à lui, souffre en silence sans cesser d’afficher pourtant, quand il est en présence de Liouba, la même expression de douceur et de tendresse.

Au printemps 1934, les lettres qu’il envoie en Europe deviennent plus dramatiques : « Si ça continue, ma femme est perdue […]. Son déséquilibre nous est un cauchemar permanent dans ces conditions plus que primitives et cet entourage […). Nous faisons une assez grande consommation de narcotiques, hypnotiques […]. De reconstituants, non ; à quoi peuvent-ils bien servir quand les… nutritifs font défaut ? […] Ma femme semble en proie à un processus schizophrénique que la traumatisation ininterrompue ne cesse d’aggraver. L’année écoulée a été terrible et funeste. Elle dépérit, souffre énormément et fait de notre intérieur de Robinsons un modeste succédané de l’enfer. Les soins qui pourraient la retaper pour un certain temps ne sont possibles que dans les établissements spéciaux des capitales, et je ne reçois pas de réponse à mes demandes d’hospitalisation (il est vrai que je suis exclu du syndicat, etc., etc.). L’hospitalisation sur place serait la pire déchéance à bref délai, nous y préférons tout. La malade vient d’avoir des explosions d’une violence inouïe qui nous ont mis à bout de forces, mon fils et moi. [9] ».

Ces propos nous renvoient au calvaire de Victor et aux nombreux efforts qu’il déploya pour sauver son épouse. Cependant l’évidence s’impose bientôt : Liouba ne peut plus continuer comme cela. À l’automne, déjà enceinte de Jeannine, elle part pour Leningrad afin d’y recevoir un traitement approprié. Elle vivra chez sa mère, la grand-mère Olga. Désormais, père et fils se retrouvent seuls dans l’isba, jouissant de ce court intervalle de calme relatif. La nouvelle situation produit un effet très bénéfique sur l’adolescent : « Serge me conseillait dans mes lectures, aussi bien dans le domaine de la littérature que de l’essai ou de l’histoire. Il me parlait du monde occidental, de la démocratie, des syndicats… Il lisait des poèmes à voix haute, souvent en français. Avec son aide, grandit en moi la passion du dessin que je cultivais depuis l’enfance. Bien qu’il fût très difficile de trouver le matériel nécessaire, je fis de nombreuses aquarelles, dont certaines ont été conservées jusqu’à ce jour. Je me souviens de superbes nuits d’automne où, la cheminée allumée, la lumière tremblante de la lampe à pétrole éclairait la table ronde où nous étions les deux assis, face à face. Lui écrivant et moi dessinant. À ses côtés, tout devenait beau pour moi, y compris les terribles rudesses de la réalité russe. »

Claudio ALBERTANI

[Traduit de l’espagnol (Mexique) par Monica Gruszka.]


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