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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Dénégation et radicalité : une hypothèse
… ou quand le Chat botté réduit l’ogre en souris
Article mis en ligne le 22 juin 2020
dernière modification le 25 juin 2020

par F.G.
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[bleu marine]Ce texte de Maria Desmers est repris du site « Non fides ».[/bleu marine]

Le Chat Botté est vraiment très mignon, avec ses grandes bottes, son chapeau à plume et son air malicieux. Il a même de grandes réussites à son actif. Malgré sa petite taille, on se souvient comment il parvient à vaincre l’ogre avec une facilité déconcertante. À force de flatterie, il obtient que ce dernier se transforme en souris, et, une fois réduit aux dimensions d’un adversaire à sa taille, il le dévore. Bien joué. C’est pour son pauvre maître qu’il fait tout ça, qui a été lésé dans le partage de l’héritage paternel. Il cherche à restituer un peu de justice sociale, et peut-être aussi apprécie-t-il le jeu et le panache. Mais les contes sont des matrices aux sens multiples qui représentent bien des travers humains. En plus de la débrouillardise que rien n’arrête, peut-être figure-t-il aussi un talent bien plus humain que félin pour amadouer la peur, sans fuir mais en s’évitant de faire face à ce qui la cause. Ce n’est pas vraiment du déni non plus : le déni de la force de l’ogre aurait immanquablement livré le chat à la dévoration. C’est plutôt une sorte de dénégation active.

Face à une réalité effrayante, la fuite est parfois possible, mais quand c’est l’Histoire et l’humanité qui se font ogres, quand ce qui se passe dépasse notre capacité de compréhension et d’acceptation, la tentation semble exister de transformer l’ogre en souris, et ainsi de sortir triomphant d’une confrontation dont on pense avoir pu choisir les termes, à l’intérieur des limites contraintes de notre, parfois susceptible, entendement. Et chaque événement démesuré voit naître, très tôt car il ne faudrait pas laisser s’installer une représentation de ce qui se passe dans sa taille originelle, ses détracteurs, ou ses réducteurs, comme si réduire la représentation de ce qui se passe pour le mettre à sa portée donnait le moyen de triompher de ce qui terrifierait, si toutefois on le regardait dans ses dimensions propres. Comme si se battre contre les faits était une manière de se battre contre le monde qui les produit.

Ces « réducteurs d’Histoire » trouvent enfin ainsi un adversaire à leur petite taille, et ils peuvent alors, littéralement, le réduire à leur merci, le tenir en respect sur la table de leur cuisine et rêvasser enfin, eux aussi, à la dévoration. Mais se rêve-t-on dévoreur de planète comme ça, un matin, en se réveillant ? Aussi petit et insignifiant qu’on soit face à un fait objectivement écrasant, comme le chat du conte face à l’ogre, on peut donc le rapetisser à une taille accommodable, le tenir captif et apprivoisé dans sa main en le regardant dans les yeux, et même l’écraser, et passer sans trop de peine à autre chose.

Ainsi, il y a ceux qui aiment à dire que le séisme du 26 décembre 2004 dans l’océan Indien et son tsunami géant qui a ravagé l’Asie du Sud-Est et au-delà, n’a après tout été qu’une grosse vague à propos de laquelle on a fait beaucoup d’histoires, ceux qui ont toujours en réserve une catastrophe plus grave à comparer avec ce qui est en cours, ceux qui vont jusqu’à se fantasmer gestionnaires de la vie des autres en rangeant les nombres de morts sur un tableau comparatif impitoyablement rationalisé qui finit toujours par aboutir à la conclusion que d’autres cases sont supérieures à celle qu’il s’agit de mesurer ici et maintenant (quoi de plus meurtrier que la première glaciation terrestre, finalement ?), ceux qui choisissent le moment où un cyclone ravage la maison de leur voisin pour philosopher sur la mort qui fait partie de la vie (des voisins), et bien d’autres encore, qui pullulent dès que la tempête fait rage pour dire qu’ils n’ont pas pris une seule goutte d’eau sous leur petit parapluie. Certains gardent la vérité qu’ils croient bon de construire par la relativisation de l’événement pour leur réassurance personnelle. Mais la plupart portent la bonne parole par tous les moyens possibles, la brandissent en étendard, même, en cherchant à en faire le signe de ralliement d’un traitement radical de l’Histoire, qui l’avait sans doute bien mérité.

Or leurs dénégations ne sont finalement que le signe que, pour sûr, il se passe bien quelque chose, car, sinon pourquoi se démener avec autant d’énergie pour démontrer qu’il ne se passe rien ? Et c’est sans doute à cette bizarrerie qu’on reconnaît le mieux ce mauvais traitement de l’Histoire : il développe une argumentation, ajoute des incises ou adjectifs finement choisis, parfois même exemples historiques, rapports d’ingénieurs et cartes légendées à l’appui, dans la perspective exclusive d’empêcher de prendre en compte un événement. Il ne s’agit pas alors d’étudier ce dont on parle, mais de le discréditer, parfois même d’en nier tout ou partie, et de décourager ceux qui s’y intéresseraient à le faire. Qu’elle prenne place dans une démonstration d’historien, au café du commerce ou sur un blog radical, la démarche est curieuse, si on la comprend pour ce qu’elle est. L’enjeu doit être bien important, alors, pour qu’autant de mots se déploient pour broder autour de ce dont on ne veut pas qu’il soit question... Le Chat botté n’est-il finalement rien d’autre qu’un pingouin apeuré qui refuse de regarder fondre sa banquise-habitat ?

La pandémie de Covid-19 qui est en train de se répandre sur la planète ne fait pas exception : elle a aussi ses réducteurs. Pourtant il y a bien des choses à redire, à contester, à attaquer face à ce qui se passe, ne serait-ce que l’État et le capitalisme qui gèrent la situation au mieux, c’est-à-dire contre nous – c’est-à-dire pour notre exploitation et contre notre liberté. Mais, immanquablement, se fait entendre la petite chanson du scepticisme qui se trompe de doute : ce virus est une « grippette », et quiconque le craint m’obligerait à regarder en face que ce n’est pas le cas et fait donc le jeu de l’ennemi. On voudrait ici réfléchir aux tenants et aboutissants de cette tentation autocentrée de la dénégation qui est en train encore une fois de se construire sous nos yeux, en même temps que défilent les communiqués sordides égrenant le décompte des morts, au moment où on est stupéfait par les images cataclysmiques de rues où s’amoncellent les cadavres, au moment où des patinoires, des parcs et des îles deviennent des fosses communes, au moment où la majorité de la population mondiale subit à la fois le virus et la gestion terrible de la pandémie et où partout des révoltes se manifestent. Est-ce bien le moment de penser qu’un taux de mortalité qui va jusqu’à plus de 7% selon les tranches d’âge est un taux de mortalité faible (il faudra un monte-charge vraiment gigantesque pour faire tenir tous les morts que ça représente sur cette échelle-là...) lorsqu’un virus particulièrement infectieux menace la population humaine tout entière ? Ce serait une autre manière de perpétuer le « culte de la charogne » décrit par Albert Libertad [1], de « vénérer la mort », sous une forme mêlant irrationnel et rationalisation d’une religion de la statistique. « Vénérer » ainsi la mort, c’est ne rien chercher à y comprendre : au lieu de prendre en compte la vie et ce qu’il advient d’elle, on se met à s’obséder fantasmatiquement sur des tas de cadavres qu’on soupèse et qu’on compare.

Il n’est certainement pas imaginable de produire au jour d’aujourd’hui une analyse finale de ce qui est en train de se passer, mais il est certain qu’il se passe quelque chose. On peut en mettre sa main au feu, même les deux. Alors pourquoi ce réflexe de self-défense contre l’Histoire – et non contre ses « vainqueurs » – qui consiste à travailler immédiatement ses positions de parade contre la réalité ? On fera d’abord quelques hypothèses tirées de l’observation de plusieurs de ces katas de la dénégation historique, puis on essaiera de mesurer leurs conséquences et de les déconstruire en tant que perspectives subversives, attributs dont elles se parent souvent.

La relativisation tous azimuts est le moyen principal au service de la dénégation. Elle s’énonce avec l’autorité de celui qui en a vu d’autres, de celui que plus rien n’étonne, qui sait faire des additions et des pourcentages, qui connaît sa règle de trois et n’est pas né de la dernière pluie. Il s’agit toujours d’une variante de raisonnement comparatif focalisé de manière finalement très malsaine sur des additions et soustractions de nombres qui prétendent parler de ce qu’il advient à des gens. Comparaison n’est pas raison, comme souvent, et mille pré-requis absurdes ou illogiques sont validés l’air de rien une fois qu’on a posé le calcul pourtant apparemment simple et sans appel. Effectivement, si l’on prend comme point de repère le total des morts depuis les débuts de l’humanité, tout événement meurtrier est très vite dérisoire. Raser une ville par exemple, et même une métropole, ferait beaucoup moins de morts que la grippe saisonnière au niveau mondial sur dix ans. Un immeuble qui brûle plein de ses habitants fait un nombre complètement dérisoire de morts par rapport aux accidents de la route... Pour autant peut-on vraiment en déduire que ces deux événements seraient dérisoires, et aux yeux de quel satané Dieu indifférent le deviendraient-ils ?

Le plus terrible dans ce type de raisonnement, c’est qu’au fond l’horizon de comparaison, c’est donc la pandémie totale, le pourcentage majoritaire, ou écrasant, le fantasme d’une destruction de l’humanité par rapport auquel les aléas de centaines de milliers de morts sont dérisoires. C’est un fantasme morbidement nihiliste, quasi exterminophile. Si l’on raisonne perpétuellement en terme de pourcentages, comme si ça avait du sens à l’échelle de chacune des vies dont il est question, alors les attentats du 13 novembre 2015 en France, par exemple, ne sont vraiment même pas à garder en mémoire tellement le pourcentage de morts qu’ils ont fait par rapport à la population française, ou mondiale, est « microscopique ». Et pourtant, c’était un carnage insoutenable. À ces relativisateurs-là, calculatrice en main, nous vient l’envie de répondre : tu les imagines là, les 200 000 morts actuels de l’épidémie du coronavirus, ou les 130 morts et 413 blessés du Bataclan, en tas, devant toi ? Ou les quelques centaines de morts quotidiennes du Covid-19 en France ? Tant que l’humanité n’est pas détruite, tu ne bougeras pas de ton fauteuil et tu continueras à faire tes comptes en rangeant bien le chiffrage des massacres dans l’ordre croissant ? Car la question, c’est bien que ce qui est en train de se passer, c’est que beaucoup de gens meurent dans des conditions particulières. Il ne s’agit pas de s’étonner que la mort et la tragédie existent, mais bien de prendre acte qu’il se passe, dans et autour de ces morts-là, quelque chose qui n’est pas banal, et qui dépasse les capacités de compréhension et de gestion habituelles, partout dans le monde. Alors on peut se demander pourquoi 450 morts du Covid-19 en une journée en France, c’est pas juste deux fois plus que la mortalité routière mensuelle – comme on peut se demander, dans un laboratoire, pourquoi ces maudits humains se refusent à n’être réduits qu’à de simples courbes d’ajustement pour théories diverses –, et s’il ne serait pas injuste (drôle de raisonnement de justicier historique...) finalement de faire deux poids et deux mesures.

D’abord, il s’agit peut-être de savoir comment on meurt, comme dirait Zola, et dans le sens le plus concret : si tous ceux qui doivent normalement mourir un jour sont égorgés dans la même seconde, c’est toujours la mort qui advient, mais pas tout à fait pareille que si chacun avait vécu sa vie... Comment, pourquoi, sous les mains de qui, tué par qui ou par quoi ? Ces questions n’ont rien de superflu. Ses circonstances et la manière dont la mort est vécue sont même ce qui donne un sens à ce qui s’est passé, sans compter que bien d’autres dégâts sur d’autres vies sont toujours autant à déplorer que la mort elle-même – parce que, sinon, effectivement, nous sommes tous mortels... C’est aussi la raison pour laquelle le fait de soustraire du nombre de morts causées par tel ou tel événement le nombre de gens qui « auraient dû mourir » en temps normal, ne se justifie que dans une sorte de logique comptable qui est en fin de compte aberrante. Si l’on prend le cas des quelques 76 000 personnes qui sont mortes de faim, de froid et d’abandon dans les hôpitaux psychiatriques sous le régime de l’État français installé à Vichy (1940-1944), des historiens en soustraient le nombre présumé de ceux qui « auraient dû mourir d’autre chose » durant cette période [2]. Peut-on vraiment considérer que mourir de faim et « de vieillesse », c’est pareil, et même si on meurt de faim alors qu’on est vieux ? Du point de vue de celui qui meurt, il est indéniable que ça n’a rien à voir. Mais qu’en est-il de notre point de vue, extérieur ? Peut-on vraiment ne pas chercher à ce point à comprendre l’épaisseur et la matérialité de ce qui s’est passé, pour en venir à considérer qu’il n’y a pas à comprendre quelque chose au fait qu’un vieillard soit mort de faim parce qu’il était enfermé comme fou ? Si un vieillard en âge statistique de mourir se fait égorger, va-t-on considérer qu’il est mort « de mort naturelle » ? Et toutes ces « morts naturelles » et ces suicides de prisonniers opportunément qualifiés par les professionnels de la dénégation de l’Administration pénitentiaire de « morts suspectes », comment peut-on décemment considérer que la prison et l’enfermement physique et psychique des individus n’a rien à voir là-dedans ? Sommes-nous donc le Docteur Manhattan exilé sur la planète Mars pour affecter cette indifférence à la réalité de ce que c’est que de mourir ? La mort n’est pas plus une donnée objective et séparable de tout contexte que la naissance ou n’importe quel autre moment de la vie, et mourir, pour un communard par exemple, c’est inséparable de s’être battu sur les barricades mais aussi d’avoir été exposé, comme cadavre à conspuer, après l’écrasement du moment révolutionnaire. La mort nue n’a pas de sens, et rabattre sur la mort nue les événements meurtriers empêche de comprendre quel sens ils peuvent avoir.

Cette manie relativiste de la comparaison peut aussi prendre la forme d’une mise en concurrence. Toujours dans cette même illusion qu’un point de vue pourrait avoir raison d’un fait, il est courant de voir ainsi ériger de grandes balances où on se met à peser comparativement des événements historiques, et faire comme si c’était une manière de réévaluer l’histoire et d’enfin peser du bon côté pour faire prendre à certains faits on ne sait quelle revanche contre d’autres. On remarquera qu’il s’agit toujours de dénier toute spécificité à chacun des événements considérés, et de les hiérarchiser, comme s’il y avait un prix à délivrer à la fin, ou une mention d’honneur, comme s’il n’y avait pas de la place pour tout le monde sur le sinistre tableau des massacres. Cette mise en rivalité des catastrophes est encore une manière de réduire l’Histoire à sa portée, de la faire tenir dans un mouchoir de poche dont on peut ensuite se couvrir les yeux quand on ne veut pas la voir, ou quand il s’agit de faire de la politique avec sa dénégation. Il s’agit de convoquer l’Histoire dans une arène où on pourrait organiser ses petits combats de gladiateurs, et dont on serait alors l’empereur, décidant en levant ou en baissant le pouce du mérite historique de tel ou tel événement. La troisième guerre punique, à ma droite, affronterait le tremblement de terre de 1755 à Lisbonne, à ma gauche, sans aucun suspens puisqu’en général il s’agit de démontrer que l’un pèse décidément bien plus lourd que l’autre. C’est d’ailleurs à cette fin, dans un effet de toute-puissance, qu’ils ont été choisis pour s’affronter... La perspective est-elle alors vraiment de penser et de comprendre un épisode historique ? Car c’est toujours une question de perspective, d’orientation du raisonnement... Non, la perspective semble plus proche ici des livres dont vous êtes le héros. Je vais plutôt aller page 32, là où il ne se passe rien, je ne suis pas d’humeur à affronter la peste ce matin.

Comprendre un événement, aussi ineffable soit-il, passe certainement par s’en représenter l’ampleur, avec les moyens qu’on trouve, et donc éventuellement en le comparant à d’autres connus et maintenant plus ou moins « digérés » par le conscient et l’inconscient collectifs. Mais la question est alors : cherche-t-on à comprendre les événements historiques que l’on regarde ainsi, ou à réduire l’importance de l’un par rapport à l’autre (ce qui est vraiment dérisoire dans la mesure où le vainqueur du moment peut toujours se faire détrôner par un autre massacre qui pèserait plus lourd) ? Quand on constate que la grippe espagnole a fait plus de morts que la Première Guerre mondiale en Europe, ce qui est indéniable, veut-on vraiment en tirer la conclusion que la Première Guerre mondiale a fait finalement peu de morts ? Ou que ça ne vaut pas la peine de s’y intéresser ? Le sens de cette comparaison n’est-il pas plutôt de considérer que la grippe espagnole a été encore plus meurtrière que la Première Guerre mondiale, dont on sait, comme un point de repère, qu’elle a été extrêmement meurtrière ? Et ce d’autant plus que les massacres que l’on fait rivaliser ont tous eu lieu, sans considération de leur place dans le concours à ce qui a fait le plus de morts : les habitants de l’Europe ont, pour cet exemple, vécu la Première Guerre mondiale, mais aussi la grippe espagnole. Plutôt que de poser des chiffres, ne faudrait-il pas surtout essayer de comprendre à quel point la grippe espagnole a fait partie de cette guerre, accompagné les mouvements de troupes, fait partie du quotidien des soldats dans les tranchées au même titre que les bombardements, d’autant plus que tout ce qui aurait pu être employé alors à enrayer la pandémie est déjà employé à faire la guerre (une guerre totale, rappelons-le). Elle a même pu y prendre la fonction d’arme stratégique dans une période où il s’agissait de rendre malade et/ou de tuer (par le gaz moutarde, par exemple) et quand enrayer la pandémie c’était aussi enrayer la pandémie chez l’ennemi par l’exécution sommaire. Car pour ceux qui les vivent, les catastrophes et les massacres ne sont pas « au choix » ni en rivalité, il n’y a pas de dilemme dont on se sortirait en choisissant ce qui a fait le moins de morts, pas de privilège historique à vivre l’un et pas l’autre...

C’est comme au bonneteau où on fait disparaître un objet qui pourtant existe toujours grâce à quelques manipulations simples produisant l’illusion de sa disparition. C’est aussi un jeu d’enfant qui cherche à évaluer le monde et à expérimenter la possibilité d’avoir son avis sur tout, de se demander, en tournant les pages d’un magazine, ce qu’on préfère sur chacune d’entre elles. L’appliquer à l’Histoire, c’est une volonté de maîtrise qui confine à la stupidité. C’est faire rentrer l’Histoire dans son petit univers mental en la pliant à ses quatre volontés. Car le risque premier, quand on compare les morts de la peste avec l’écroulement d’un immeuble à Paris, c’est quand même de ne rien comprendre à rien, ni à l’événement qu’on maltraite ni à celui qu’on pense bien traiter, ni à l’épidémie de peste ni à l’insalubrité urbaine et à la misère. C’est une tentation de s’ériger en maître absolu de l’Histoire, en juge des périodes et de leurs aléas divers. C’est réduire l’Histoire au creux de sa main pour mieux en dévisager un avatar complètement fantasmatique.

Cette volonté de toute-puissance sur l’Histoire peut dériver sur toutes les nuances de complotisme puisqu’il s’agit toujours de révéler ou dévoiler ce qui aurait été caché, de déjouer une manipulation, d’exhumer une vérité qui dérangerait. Les dispositions de la pathologie complotiste sont assez faciles à identifier, mais la spécificité de ce qui nous occupe, c’est qu’il s’agit d’une sorte de complotisme à but réducteur. Il ne s’agit pas de révéler une vérité importante qui aurait été cachée, il s’agit de dénier toute importance possible à ce qui se passe. Ou plutôt la vérité importante qu’on a la mission de révéler est un trou noir : c’est qu’il ne se passe rien d’important. On ne cherche pas à nous forcer à penser que les nuages sont des chemtrails, on cherche à nous forcer à penser qu’il n’y a pas de nuages. Ce qui est recherché, c’est le rapetissement de ce qui a lieu, la néantisation que quelque chose est en cours, comme une séance d’hypnose où on voudrait persuader chacun qu’il n’a rien vu et rien entendu et qu’il doit passer son chemin. On cherche à nous apprendre l’indifférence, la neutralité émotionnelle, l’ « insouci ».

À propos de l’épidémie de Covid-19, ce chemin prend bien des formes, qui vont de l’exhumation de toutes les épidémies depuis les débuts de l’histoire de l’humanité à des méditations prêtes à sombrer dans le pire eugénisme sur le fait que finalement cette maladie tue plutôt des gens qui n’étaient pas loin de mourir. Si l’on prend la question de la mise en perspective de cette épidémie par rapport à d’autres, la démarche en elle-même fait sens dans la mesure où comparer les manières de réagir à ce type d’événement, les formes de gestion qu’il induit et les traces qu’il laisse ou pas, ne peut être qu’utile pour mieux appréhender la situation actuelle. Effectivement, il y a eu par exemple à la fin des années 1960 – en 1968 et 1969 – une épidémie dite de « grippe de Hong-Kong » qui a été très meurtrière tout en passant complètement sous les radars de l’information [3]. Elle a d’ailleurs globalement disparu des souvenirs de ceux qui ont vécu cette période alors que des soignants d’alors décrivent des scènes apocalyptiques d’amoncellement de cadavres dans les hôpitaux. Étudier ainsi le rapport à la mort de masse des États gestionnaires des crises comme de tout un chacun est un sujet passionnant. Néanmoins, il y a une grande différence, à nouveau, entre convoquer d’autres moments historiques pour mesurer l’ampleur de ce qui nous arrive là, et le faire pour le vider de son sens. En quoi d’ailleurs le fait que d’autres épidémies ont été gérées différemment ou n’ont pas été gérées du tout enlève-t-il quoi que ce soit à l’importance et à la réalité de l’épidémie actuelle ? Ce n’est pas un jeu de chaises musicales...

Le problème s’accentue encore quand la dénégation se met à avoir des prétentions radicales, subversives, voire révolutionnaires, car on entre alors dans des formes de raisonnements très pernicieux, qui ne réduisent pas seulement l’événement dont il s’agit, mais aussi toute possibilité de perspectives révolutionnaires, en se coinçant dans une voie de garage sans plus aucun accès à ce contre quoi il s’agit de lutter. Sous des formes relativement variables, mais globalement semblables, la population mondiale a à faire à la fois à la propagation du virus et à sa gestion étatique. En l’occurrence cette gestion s’inscrit dans un continuum, avec ou sans confinement général de la population, où l’on retrouve, à des degrés divers selon les cas, le contrôle et le traçage des populations, la notion de « personne » ou de « population à risque » qui doit subir un contrôle encore plus serré – que ce soit les infectés par le virus ou ceux qui sont dans une situation plus fragile face à son apparition –, la restriction et le contrôle des déplacements, des activités allant jusqu’au plus intime des relations interindividuelles, la gestion des pénuries sanitaires et alimentaires qui implique toujours une hiérarchisation des vies qui méritent plus ou moins qu’on dépense des moyens pour en prendre soin, ou dont on a plus ou moins besoin pour faire perdurer l’activité économique. Lutter contre cette situation où le pouvoir rentre dans la vie de chacun de manière toujours plus dystopique, et où la logique de l’exploitation se déploie à plein, est plus que jamais vital. Pour aujourd’hui, pour l’avenir, par fidélité aussi au passé des luttes, il est urgent d’être à la hauteur de la situation si on ne veut pas laisser le monde se refermer ainsi. Bien sûr, cette gestion se présente comme la solution au problème sanitaire, elle profite de ce statut pour prétendre être incontestable – sauf à vouloir la propagation du virus. C’est un chantage éculé qui se reproduit à chaque fois qu’on appelle à des formes d’union nationale ou mondiale contre tel ou tel fléau qui devrait faire taire des querelles politiques devenues dérisoires. C’est l’appel au pragmatisme et à la gestion, prétendument neutre, guidée par des experts, neutres aussi bien sûr, dont seule l’experte efficacité pourrait être évaluée. « Mieux vaut faire appel à un expert », nous rabâchait la pub.

Face à cette situation, la dénégation croit malin de considérer qu’il serait plus radical, pour contester la réalité du pouvoir gestionnaire, de considérer qu’il n’a pas de raison de se déployer ainsi, comme si la réalité de la propagation du virus et les dégâts qu’il cause étaient la clé de voûte qui faisait tenir la nécessité des politiques mises en œuvre pour le combattre. L’illusion est donc de couper l’herbe sous le pied du pouvoir.

Sans aller jusqu’au complotisme délirant des raisonnements construits autour de la nocivité de la 5G qui transporterait le virus, ou même qui serait la cause de la crise sanitaire, véritable cause qui serait masquée par la fable d’un virus inexistant, il existe la tentation de déduire de l’importance des mesures répressives le fait que le mal qu’elles prétendent traiter n’existerait pas, ou moins qu’on le dit. Mais ce raisonnement pêche par maints aspects, et surtout par manque de logique. Pourquoi aurions-nous besoin, pour lutter contre la gestion de la crise sanitaire, de considérer que le virus ne serait rien ou pas grand-chose ? Qu’est-ce que la réalité de l’existence du virus et de son caractère virulent et meurtrier peut bien enlever à la nécessité de lutter contre les mesures que les États prennent pour l’endiguer ? On dirait une peur irrationnelle de se retrouver happé par l’union sacrée, comme si dès lors qu’on reconnaît qu’il se passe bien quelque chose, on n’aurait plus la force d’attaquer ce que l’État met en place. C’est une position bien faible et angoissée de son propre réformisme que d’avoir besoin de garde-fous pour ne pas risquer d’être en accord avec l’État ! C’est en fait une sorte de validation du bien-fondé de l’expertise de l’État : si virus il y avait, la gestion d’État serait la seule réaction possible puisqu’on a besoin de dénier le virus pour s’opposer à l’État. Pourquoi ne pas pouvoir à la fois constater l’existence et la dangerosité du virus, et lutter contre l’État et les politiques mises en œuvre pour contrôler sa propagation ? C’est comme ça en tous cas qu’on rate complètement une période et ce qui s’y déroule. Comment transformer le monde si on ne se met pas en positon de le comprendre, ou pire, si on considère que ne pas le comprendre est nécessaire pour le transformer ? Pourquoi avoir peur à ce point de ce contre quoi on lutte, pour ainsi avoir à le mutiler fantasmatiquement au lieu de s’y attaquer ? Pourquoi accepter l’inhibition de toute empathie pour ceux qui en souffrent, pour ces morts dont les cadavres s’amoncellent, pour les prisonniers soumis à la diffusion du virus, pour ces patients des EHPAD ou des hôpitaux psychiatriques dont il a déjà été choisi qu’ils ne seraient pas du bon côté des soins ? N’est-ce pas particulièrement réformiste pour le coup de penser que l’urgence est de lutter contre le fait même de se confiner et pas contre l’État et sa gestion de la pandémie, du confinement, du déconfinement ? Car quand l’État tarde à confiner pour que l’économie tourne à plein le plus longtemps possible, puis confine pour étaler les urgences sanitaires que l’hôpital ne pourra pas gérer, puis déconfine parce que les pénuries commencent à se faire sentir et parce que l’économie doit recommencer à tourner, la question c’est bien toujours de lutter contre l’État, et pas contre l’idée que rester chez soi peut protéger de la contagion du virus. Alors pourquoi tant de lectures réductionnistes et simplificatrices et tant d’irrationalité ? Pourquoi c’est justement la réalité que ces lectures simplificatrices ou idéologiques effacent, se condamnant ainsi à l’impuissance ?

C’est sans doute que ce choix de la dénégation et du rapetissement de ce qui se passe, que ce soit de manière radicale ou au comptoir du café du commerce, répond à une peur profonde, existentielle, que rien ne guérit sinon l’auto-conviction qu’on n’est finalement soi-même pas en danger. Et pour se rassurer efficacement, on a besoin d’entraîner tous les autres avec soi. Ce besoin de réassurance est très humain. Tout le monde a cru bon de se rassurer face à la possibilité réelle de la contagion, en se disant à un moment ou à un autre que, pour lui, ce virus sera au pire « une grippette », et le pas est vite passé de transformer ce qu’on invente pour se rassurer en rodomontade. Même pas peur, le virus ne passera pas par moi, et puis même pas mal, s’il passe par moi il ne se passera rien du tout. Cette peur est aussi une lâcheté : c’est l’espoir de ne pas en être, bétonné en certitude. C’est humain, comme toutes les superstitions. Face aux statistiques de virulence, cette lâcheté s’installe aussi dans l’aspiration à ce que d’autres soient dans les pourcentages de létalité. Pour une fois, radical ou pas, il s’agit de se persuader qu’on est déjà du bon côté de la masse qui s’en sortira.

Et pourtant, comme dit un proverbe de grand-mère, « la peur n’évite pas le danger », et pour une fois la sagesse populaire d’habitude toujours castratrice et normative invite à plus de courage que beaucoup de textes à prétention subversives... Le danger du virus est là, les fosses communes contiennent de vrais cadavres, les émeutiers de la faim font face à de vraies pénuries (et pas seulement face aux flics !)... il se passe bien quelque chose, et, qu’on le veuille ou non, on est pris dans cette tourmente. À nous de trouver par où en sortir – et pas comment sauver sa peau en fantasmant une réalité où on resterait tout-puissant –, sans s’enfoncer dans des dénégations ridicules et dérisoires qui amènent à considérer que lutter contre les faits serait lutter contre le monde qui les produit. Cessons d’imposer aux autres les petits moyens minables par lesquels on cherche à ne pas trop souffrir de la situation et d’en faire de la théorie politique ou historique. Vivons et pensons cette période qu’on n’aurait pas imaginée dans nos pires cauchemars sans garde-fous préalable pour s’assurer qu’on ne prend aucun risque même au niveau théorique. Constatons qu’on est d’abord déboussolé, comme déplacé dans une dystopie à laquelle on a du mal à se confronter, et trouvons les moyens de lutter contre ce monde nouveau qui n’est pas exactement l’ancien, mais dans lequel nos ennemis restent le capitalisme, l’État et leur gestion.

Ce texte s’attaque à cette démarche intellectuelle de réduction nommée ici dénégation. Comme on le disait au début, cette dénégation n’est pas du déni ou du tabou, puisqu’elle laisse au contraire une grande place à l’exhibition des raisons pour lesquelles il ne faut pas penser avec une partie de la situation réelle, qui devient même centrale, de ce fait, ou obsessionnelle dans le discours et la théorie. Cette dénégation tient bien plus de la négation que du déni, et c’est pour cela qu’elle pousse dans le même terreau que les formes bien connues de négations historiques qui se construisent sur les mêmes raisonnements bancals, en particulier la négation proprement négationniste.

Néanmoins cette question-là n’est pas traitée ici autrement que par effleurement, et ce pour plusieurs raisons. D’abord parce que ce serait, pour le coup, réduire ce qu’a pu être (et ce que peut être encore) le négationnisme que d’en accuser ceux qui s’égarent à la croisée des chemins et batifolent plus ou moins consciemment dans son antichambre, et même si on sait bien que dénier la réalité des exactions de l’empereur Néron a été pour certains un premier pas vers la négation des chambres à gaz, ou « réévaluer » la réalité du génocide perpétré par les Khmers rouges un début de chemin pour s’attaquer à l’extermination nazie (au lieu de s’attaquer au nazisme et à son monde : toujours cette manie de régler leur compte aux faits au lieu de lutter contre ce monde). Une bonne partie de la logique qu’on a tenté ici de déconstruire s’y retrouve d’ailleurs, en particulier dans l’illusion d’une radicalité qui « démontrerait » qu’après tout, vu que les États d’après la Seconde Guerre mondiale ont acquis leur légitimité de la lutte contre l’horreur nazie, contester l’horreur nazie pourrait faire s’écrouler l’édifice en en supprimant la clef de voûte : « faire sauter les verrous de la démocratie », disait-on du coté de cette ultra-gauche qui fricota avec le Dr Faurisson. C’est bien ainsi que le négationnisme a cherché à prospérer aussi à l’extrême gauche et chez les anarchistes et communistes, et que des « révolutionnaires » se sont mis à poursuivre la tentation négatrice des nazis eux-mêmes, qui sont quand même les premiers à avoir, pour certains aspects, cherché à minimiser les traces de leur entreprise exterminatrice. Par ailleurs, la dénonciation est une dynamique qui a ses propres travers et dans laquelle on ne veut pas ici se fourvoyer ; c’est aussi la raison pour laquelle ce texte ne s’appuie pas sur tel ou tel exemple tiré de tel ou tel blog radical, post-énervé ou micro-trottoir. De toutes manières, ces points de vue de réduction sont d’une banalité affligeante, et ils traînent partout ; il n’est pas bien difficile de les identifier. Et, pour ce qui est du glissement possible des uns ou des autres vers des formes de négation plus conséquentes, nous n’avons pas le don de Cassandre, mais nous savons quand même qu’elle se trompe rarement. Enfin, pour le dire clairement, alors que nous avons ici traité avec une relative bienveillance ces points de vue qui pourtant nous semblent pernicieux et lourds de conséquence, en tous les cas avec la bienveillance minimale nécessaire pour essayer de comprendre une partie de leurs raisons d’être, nous ne ferons pas de même avec les négationnistes dont nous nous fichons bien de décortiquer les problèmes existentiels et les peurs infantiles.

Laissons donc au merveilleux chat de la fable ses ruses, et tentons d’appliquer à la période historique que nous sommes en train de vivre avec difficultés une approche qui garde sa hauteur à la situation, même si, pour l’instant, il n’est pas si simple de l’appréhender et de trouver comment y intervenir. Quoique... L’Histoire pousse parfois les adeptes de la perplexité dans le grand bain, et les salariés contraints à continuer de travailler avec le virus, les émeutiers de la faim ou les révoltés des prisons et des camps n’ont pas besoin de dénier la réalité du virus pour se révolter et lutter contre le virus et contre les modalités de sa gestion...

À bas l’Etat, le capitalisme et le coronavirus, pas la réalité !

Vive la VIE !

Maria DESMERS
mai 2020.

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