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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Meckert l’insoumis
À contretemps, n° 44, novembre 2012
Article mis en ligne le 3 juillet 2014
dernière modification le 6 février 2015

par F.G.

■ Jean MECKERT
ABÎME ET AUTRES CONTES INÉDITS
Paris, Joseph K., « Métamorphoses », 2012, 64 p.

■ Jean MECKERT
COMME UN ÉCHO ERRANT
Paris, Joseph K., 2012, 192 p.

Les Éditions Joseph K. viennent de publier deux inédits signés Jean Meckert (1910-1995) : Abîme, recueil de trois nouvelles – Un meurtre, Le Bon Samaritain et Abîme –, textes de jeunesse écrits en 1935, et Comme un écho errant, roman autobiographique rédigé une dizaine d’années avant sa mort. Comme un écho errant n’est rien d’autre que le récit de la reconstruction de la mémoire perdue de l’auteur à la suite de la violente agression dont il fut victime après avoir publié un texte dénonçant les méthodes de l’armée française en Polynésie à l’époque des essais atomiques de Mururoa [1]. Deux livres qui encadrent la vie de l’auteur. Mise en bouche et dessert savoureux, signes d’un festin littéraire à déguster avec appétit.

L’un, le recueil de nouvelles, annonce l’auteur du sublime roman Les Coups(1941) – dont on recommandera chaleureusement le onzième chapitre, véritable manifeste libertaire où l’auteur se livre à une description extraordinaire d’une Fête de L’Huma d’avant-guerre [2]. L’autre, le roman autobiographique, nous parle de l’homme qui se tient dans l’ombre de son talent. Il dit qui il est et d’où il vient, alors que, atteint d’amnésie, il redécouvre ce qui le nomme et nous le rend familier. Dans cette autobiographie racontée à la troisième personne du singulier, les deux – l’homme et l’auteur – cohabitent dans une intimité qui rendrait un peu vain l’exercice qui consisterait à vouloir les disjoindre. L’un et l’autre, l’homme et l’auteur talentueux, pour ne pas dire virtuose, ont une puissance, une volonté farouche de tenir tête à la bêtise, partout, en tout lieu et quel qu’en soit le prix à payer. L’un et l’autre, l’homme et son style littéraire, sont sans concession face aux mensonges et aux étroits accommodements petits-bourgeois.

L’écriture est radicale, brutale, directe, rugueuse le plus souvent. Une acidité qui décape. Les trois nouvelles d’Abîme contiennent déjà tous ces ingrédients, et plus particulièrement la révolte contre l’absurdité d’une vie d’employé dans un monde dominé par la servitude volontaire et l’exploitation éhontée de la naïveté des victimes.

Meckert a été meurtri par l’assassinat de son père, mutin de 1917 fusillé pour l’exemple pour avoir défendu crânement l’honneur de l’humanité. Il a été à jamais blessé par la folie dans laquelle sombra progressivement sa mère, sous le coup du chagrin, mais aussi des persécutions que lui firent subir des commères haineuses qui les traitaient, elle et son fils, de bolcheviks, de défaitistes et de boches [3]. Anar jusqu’au plus profond de sa substantifique moelle, il a appris à refuser la soumission. Comme son père, mais la bonhomie du bon gars en moins, aussi écœuré par l’apathie des victimes qui « faisaient bêêê ! sur le chemin de l’abattoir » que par le cynisme du pouvoir qui les manipulait.

Arpète exploité dans les ateliers de mécanique de Belleville durant sa jeunesse, Meckert l’insoumis multiplia ensuite les petits boulots pour survivre. Partant de cette expérience, il sait de quoi il parle lorsqu’il fait vivre des personnages qui se coltinent un monde où, quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils disent, ils seront toujours les dindons de la farce capitaliste. La sordide condition du petit employé obligé de vendre son âme pour gagner trois francs six sous, avec la misère morale en prime, prend littéralement le lecteur aux tripes (Un meurtre et Abîme). Parce que, d’une façon ou d’une autre, il faut bien survivre, le dégoût de soi est toujours proportionnel à la perception qu’on a des relations de pouvoir qui nous asservissent. D’où la férocité qui monte des livres de Meckert, une férocité vécue dans l’extrême solitude de la conscience qu’il en a, lui. Au bout, il pourrait y avoir du désespoir, mais ce serait sans compter sur l’énergie vitale qui se dégage de sa prose. À lire Meckert, on partage, certes, le regard lucide et souvent désespéré qu’il porte sur les hommes et sur le monde dans lequel ils vivent – le nôtre –, mais on hérite aussi de sa volonté de se tenir debout – « comme un écho errant ». En cela, il nous maintient en éveil. Surtout quand nous serions tentés de plier. Le courage, nous dit-il, est toujours préférable au conformisme de la normalité bien-pensante des petits-bourgeois.

Jean-Luc DEBRY


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