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Digression sur une épouvante
Article mis en ligne le 13 décembre 2023

par F.G.


À Monica

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Répétons-nous, puisqu’il le faut : « La logique de punition collective indiscriminée que subit sans répit, depuis le 8 octobre, la population gazaouie – écrivais-je dans ma « Digression sur un cauchemar » du 3 novembre – semble relever, que cela plaise ou non, d’un génocide programmé fondé sur une volonté d’anéantissement et d’éradication, non pas du seul Hamas, mais de tout un peuple. Et tout est mis en place pour qu’elle aille à son terme. De la même façon que le furent en leur temps les juifs par les nazis, les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie se voient animalisés, effacés de la communauté humaine, condamnés à disparaître. Le cauchemar est là, dans cette horrible évidence qui crève les yeux : un génocide au pays des survivants ! »

Un mois plus tard, les faits parlent d’eux-mêmes. Cette logique génocidaire est avérée. Le cauchemar est devenu épouvante.


Il y a un certain illogisme à traquer dans cette référence au génocide une sorte d’intentionnalité cachée, comme me l’ont « fraternellement » reproché quelques lecteurs qui me lisent bien mal et me connaissent bien peu. Comme si, en sous-texte, il m’était fait grief de lier le sort du peuple juif exterminé par les nazis du IIIe Reich à celui des populations palestiniennes de Gaza écrasées sous les bombes de Netanyahou. Il me faut donc m’expliquer à l’intention des camarades lecteurs malentendants qui comprennent ce qu’ils veulent comprendre, quitte à extrapoler des intentions suspectes. Hors le fait que le concept de génocide ou d’actes génocidaires est juridiquement défini, et assez précisément, par le droit international, celui sur lequel tous les criminels de guerre – dirigeants du Hamas ou fascistes israéliens – s’essuient les bottes, la volonté génocidaire d’une opération militaire est attestable par son bilan. Et celle-ci, qui dure maintenant depuis deux mois, a déjà provoqué plus de morts civils – pas loin de 20 000 à ce jour, et sur un territoire lilliputien – que la guerre d’Irak en quatre ans. Quand on lâche en pagaille des bombes de 250 kilos sur des « animaux humains » [1] pris dans une souricière, quand on se vante, et ce dès les premiers jours de l’opération, comme Daniel Hagari, porte-parole de l’Armée israélienne, de se consacrer « sur ce qui fait le maximum de dégâts », « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel » – définition du génocide – laisse peu de place au doute, même en cas de tempérament prudent, sur la nature exterminatrice de cette opération de destruction massive.


Dès lors, la question qui, pour moi, se pose, obsédante, c’est, me semble-t-il, Daniel Schneidermann qui l’a formulée au mieux, au plus juste : « Comment admettre que les descendants de victimes d’un génocide, moins d’un siècle plus tard, pratiquent elles-mêmes un génocide ? [2] Pas le même Génocide, pas la « solution finale » – encore que pour les morts civils gazaouis, ça revienne au même –, mais le ciblage indiscriminé d’une population qui serait liquidable du fait d’être palestinienne, et donc supposément soutien du Hamas.

Cette question, la question par excellence, il faut se la poser clairement, aussi clairement que se la pose Schneidermann. Cette question, je n’ai fait que l’effleurer de manière conclusive et exclamative dans ma « Digression sur un cauchemar ». Pourquoi ? Parce l’affronter, cette question, c’est à coup sûr attiser la douleur de la mémoire, c’est raviver des visages, des voix, des humanités d’exception qui, heureusement pour elles, même si nombreux étaient celles et ceux qui l’avaient pressenti, n’ont pas à vivre ce moment de l’histoire où, devenant bourreau, un peuple de mémoire semble avoir perdu la sienne. Qu’on m’entende bien, je sais, et comment l’oublierais-je, qu’un peuple n’est jamais réductible à ses représentants, mais tout de même il faut qu’une brèche sacrément béante ait perforé l’entendement du commun israélien pour que la bande de tueurs qui dirige le pays des « survivants » le fasse, dans l’épouvante et pour son malheur, au nom du peuple qui l’a élue.


En ces temps désastreux où la confusion règne en maître sur nos consciences fatiguées, c’est bien à la mémoire qu’il faut faire appel, à notre mémoire intime. Sa force, c’est d’être peuplée de fantômes si vivants qu’ils continuent de faire repères dans le trou noir des idées réductrices et malsaines que nous assènent sans trêve et à jet continu depuis deux mois, au nom du Bien contre le Mal, les défenseurs inconditionnels de la juste cause de « la civilisation ». Avec la même morgue que les inconditionnels de l’Ordre nouveau de « Radio-Paris ment… Radio-Paris est allemand » – qui la voulait aryenne et débarrassée des juifs, en d’autres temps d’infamie –, ils la veulent nettoyée, cette civilisation de malheur, de l’impureté palestinienne puisqu’on ne saurait être palestinien sans soutenir les tueurs du Hamas. Et les éditorialistes de se vautrer, sûrs de leur cause et aveuglés par leur passion justicière, dans l’indécence majuscule d’un moment d’histoire où, sous nos yeux, se commet un crime contre l’humanité. Comment admettre, sans mourir de honte, que les défenseurs les plus fanatiques de l’éradication en cours se trouvent essentiellement du côté de l’extrême centre, de la droite extrémisée et de l’extrême droite ? Comment accepter, sans mourir de honte, que la juste cause de la lutte contre l’antisémitisme soit en voie d’être privatisée, au nom d’un nouvel arc républicain sans Mélenchon, par les pires ennemis de la République, les héritiers des cagoulards et autres fascistes qui l’ont déjà tuée une fois – en 1940 –, sous Pétain, « grand soldat », pour Macron et « sauveur de juifs », pour Zemmour.

La mémoire donc, la mémoire comme boussole, mémoire de voix et de visages, les miens, ceux de Rosa Rozenblat, de Tonio Molina (dit « Libertario »), d’Ahmed Habib. Rosa, je l’ai connue au début des années 1970 dans les locaux parisiens de la bibliothèque du Bund [3], où je travaillais sur les rapports – pas toujours faciles – entre bundistes [4] et anarchistes juifs. Militante bundiste, mais de tradition familiale libertaire, elle m’a aidé – et comment ! – à démêler partie de cet entrelacs de passions contraires entre ces frères ennemis du judaïsme révolutionnaire. De là naquit une complicité durable puisque nous nous vîmes à date plus ou moins régulière jusqu’à sa mort en 1988. Tonio, anarchiste d’Espagne et lecteur passionné de Landauer, était parti en Israël, en 1949, sans racines juives aucunes, tenter l’expérience des kibboutz qu’il assimilait, internationaliste qu’il était, à celle des collectivités d’Aragon du « bref été de l’anarchie ». Ahmed, natif de Palestine et fils de fellah, qui ne concevait de vivre que dans un exil permanent, travaillait comme veilleur de nuit dans une imprimerie parisienne dont j’étais alors salarié. De Rosa, j’ai appris la distance critique, celle-là même qu’elle appliquait systématiquement aux « militaristes sionistes », comme elle disait, qui dévoyaient, à ses yeux, par leur logique étatiste, la cause du peuple juif ; de Tonio, qui devint, sans être juif, une figure de son kibboutz, j’ai appris la complexité d’un moment historique où les logiques de colonisation territoriale et d’émancipation sociale pouvaient marcher d’un même pas, mais contradictoirement ; d’Ahmed, j’ai appris que le culte des racines pouvait amputer la conscience de toute dimension de libération sociale quand l’appel de la terre servait de vecteur à la seule revendication de libération nationale. Ce n’est pas rien tout ça. À eux, à ces disparus de la mémoire dissidente des logiques étatiques existantes ou en devenir, celles-là mêmes qui clôturent, persécutent, excluent, emprisonnent, je dois beaucoup, et d’abord la conviction que pour penser il faut d’abord penser contre soi-même.


Pourquoi ai-je repris, dans ma « Digression sur un cauchemar », m’a demandé un ami, cette idée de la solution à deux États ? Qu’on ne m’en veuille pas de me citer une seconde fois, mais il faut être précis. Voici donc : « Un temps, tout sembla indiquer que, comme le sionisme parvint à ses fins en accédant à la forme État, le mouvement national palestinien finirait par suivre le même chemin en s’engageant dans la voie de la séparation : deux peuples et deux États séparés, contenus dans des frontières stables, internationalement définies et garantissant leur survie respective. La perspective avait au moins l’avantage d’assainir une situation sans issue. Un temps, ce partage sembla possible, même si c’était sans compter sur la folie des colons du Grand-Israël et sur celle qu’alimentait l’idée absurde de retour à la Grande-Palestine. Cette solution de raison à deux États, que seule pourrait imposer une pression internationale intelligente et déterminée, semble, en ces temps cauchemardesques, plus éloignée que jamais. » On admettra que l’enthousiasme ne transpirait pas de mon propos. Ni concernant la « solution » en elle-même et encore moins la possibilité de sa réactivation dans le présent déraisonnable que nous connaissons. Pour être encore plus précis, je n’ai jamais cru que cette « solution » était la panacée. Je me suis contenté d’admettre que, vu le tour que prenait l’affrontement inégal entre Israéliens et Palestiniens au début de ce siècle, ce pis-aller pouvait être accepté en espérant, sans rien en attendre d’enthousiasmant, qu’il aurait peut-être pour effet de ralentir le mouvement infini du curseur de la haine entre deux peuples se côtoyant. Quant à savoir quelles auraient pu être les frontières de ces deux entités étatiques, j’ai vite renoncé à les imaginer en consultant une carte, tant la réalité de ce petit bout de terre me semblait irréductible à tout partage à peu près logique. Autrement dit, cette « solution » n’avait à mes yeux qu’un seul avantage : ouvrir l’imaginaire à autre chose que le chaos existant, chaos qui s’est amplifié – et comment ! – depuis vingt ans. Peut-elle être, sous une forme ou sous une autre, rendue possible, cette déjà vieille idée de « deux peuples deux États » ? J’en doute, mais quand tout sombre dans l’épouvante et que cette épouvante peut durer longtemps, on peut admettre de s’accrocher au rideau de la seule solution pacifique que ce conflit sans fin a esquissée. Malgré Netanyahou et le Hamas, ces deux oiseaux du malheur qui, les deux s’en tapant, peuvent se faire la guerre aussi longtemps qu’on ne leur coupera pas les crédits. Et ce n’est pas demain la veille.

Reste encore l’hypothèse de l’État binational, reformulée ainsi par Ivan Segré dans un récent article de Lundi Matin : un « État commun du Jourdain à la mer, mais cette fois clairement et explicitement fondé sur la reconnaissance, en Palestine, d’une légitimité égale des faits nationaux arabe et juif, palestinien et israélien ». Après tout, pourquoi pas ? Même si, là encore, on peine à croire que la chose soit possible, ni même envisageable, au vu de la haine que nourrissent, l’un envers l’autre, les deux peuples en conflit.

L’urgence, c’est d’en finir au plus tôt avec cette épouvante. En revendiquant haut et fort un cessez-le-feu immédiat qui ait quelque chance, s’il en reste, de préserver un quelconque avenir de paix civile à ces deux peuples que l’histoire a jetés là et qui doivent vivre ensemble. En pensant contre eux-mêmes, s’il le faut, pour laisser ouverte une possibilité de faire, contre leurs dirigeants respectifs, humanité commune. L’utopie reste, après tout, la seule voie tenable quand le réel ne nous offre plus que des murs.

Freddy GOMEZ


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