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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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L’énigme de la révolution allemande
À contretemps, n° 42, février 2012
Article mis en ligne le 20 novembre 2013
dernière modification le 29 janvier 2015

par F.G.

« … nous excusant au surplus de ne pouvoir fournir une analyse “marxiste” [de la Révolution allemande], attendu que les idées que nous nous formions sur les rapports entre l’homme et l’histoire, la doctrine et la tactique, etc., ont précisément sombré sur l’écueil de la révolution allemande. »

André et Dori Prudhommeaux,
Spartacus et la Commune de Berlin 1918-1919.



L’écrasement de la Commune de Paris marque le repli du mouvement ouvrier international autour de la social-démocratie allemande, qui devient le modèle sur lequel les autres socialismes doivent se régler. Les espoirs de révolution sociale se tournent alors vers l’Allemagne, « terre d’origine et d’élection du marxisme » (Henri de Man), là où se trouve désormais, dit-on, le centre de gravité du socialisme européen. Espoirs d’autant plus fondés du point de vue marxiste que l’Allemagne accomplira sa révolution dans des conditions plus favorables que dans le reste de l’Europe : la révolution bourgeoise allemande est en retard par rapport aux autres pays avancés et le prolétariat industriel y est plus puissamment développé et plus solidement organisé que partout ailleurs. La révolution démocratique sera le prologue immédiat de la révolution prolétarienne.

« N’est-il pas entendu, depuis 1871, au moins chez les marxistes, que la révolution sociale serait l’œuvre du prolétariat industriel moderne, qui occupait en Allemagne une position clé par ses effectifs, sa concentration formidable, sa puissance de production et son esprit d’organisation, ses connaissances, sa situation au cœur de l’Europe, son unité et sa discipline politique ? [1] » Prudhommeaux en vient à remarquer que, du point de vue marxiste, la révolution allemande pose une déconcertante énigme. En effet, au sortir de la guerre mondiale, toutes les conditions semblent réunies pour que la révolution s’accomplisse dans ce grand pays industrialisé qui se trouve au plus haut stade de développement capitaliste et où le prolétariat, tout imprégné de marxisme, dispose de puissantes organisations de classe : l’Allemagne impériale s’est effondrée politiquement et économiquement. « Pour un esprit nourri de matérialisme historique, aucun doute n’était possible à ce sujet. Là seulement les conditions de maturité optimum étaient réalisées pour l’avènement du socialisme prolétarien [2]. » Pourtant, tandis que, ne parvenant pas à créer une situation de double pouvoir comme en Russie, les conseils d’ouvriers et de soldats sont vidés de leur substance avant d’être liquidés, la Commune spartakiste est écrasée dans le sang en janvier 1919. De là – étant entendu qu’il est indéniable, au moins depuis la répression de Cronstadt, que le soviétisme russe a évolué vers la dictature d’un parti « qui fonctionne surtout comme représentant d’intérêts non prolétariens », en raison même de l’absence de révolution en Europe occidentale et du retard de développement de la Russie [3] – l’échec du prolétariat allemand ne remet-il pas en cause la capacité révolutionnaire du prolétariat en toute autre partie du monde ? Pour Prudhommeaux, cette question centrale se transforme en une lancinante « inquiétude de pensée » qui ne va cesser de le hanter jusqu’à ce qu’il fasse, vers 1932, ses « adieux au marxisme, même spontanéiste et sans parti » et qu’il soit définitivement gagné à l’anarchisme. Et même peut-être encore après puisque, en 1949, dans la postface à la réédition des textes de Spartacus, il se sent tenu de préciser à nouveau ses idées sur ce sujet.

Il faut dire que, à la fin des années 1920, l’insurrection spartakiste reste très peu connue en France. Elle a subi diverses déformations intéressées ; elle est calomniée aussi, en particulier par les léninistes qui, dans les pas de leur grand homme, taxent d’« infantilisme » la gauche allemande, en insistant sur le manque de réalisme politique dont elle aurait fait preuve dans sa spontanéité révolutionnaire.

Aussi, écrit Prudhommeaux, « tout conspirait pour faire de l’expérience vécue par des milliers, par des millions d’hommes, de l’autre côté du Rhin, aux frontières même de la France, pendant les années décisives où s’était réglé le sort de l’Europe, une inconnue pour les révolutionnaires de la génération montante » [4].

C’est que l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht le 15 janvier 1919 a marqué la première d’une série de lourdes défaites pour le mouvement ouvrier révolutionnaire. Défaites contre-révolutionnaires, du reste, qui ne sont pas seulement ou essentiellement venues du dehors, comme les fascismes italien ou allemand, mais bien de l’intérieur même du mouvement prolétarien. « La défaite dans la défaite », selon la belle formule de l’historien allemand Christian Riechers [5]. De 1925 à 1934, André et Dori Prudhommeaux entreprennent plusieurs voyages en Allemagne pour « enregistrer les confessions, les souvenirs, les discussions de bien des compagnons appartenant à ce qu’on appelait alors “l’ultra-gauche” du mouvement ouvrier allemand » (KAPD et AAUD) et pour y récolter des archives concernant le spartakisme et ses descendants [6]. Ils éditent un nouveau journal intitulé Spartacus dans lequel ils présentent, en quelque sorte, la première mouture de la brochure Spartacus et la Commune de Berlin qui sera éditée en 1934 par René Lefeuvre.

Dans le troisième numéro de Spartacus, A. Prudhommeaux – ce nous semble – énonce les traits du spartakisme qui lui semblent alors essentiels :

« 1.– Son initiative a été prise par les masses, par-dessus la tête des chefs socialistes.

 » 2.– Elle a pris le caractère d’une lutte pour la remise des armes, des subsistances et des outils aux organes spontanés du prolétariat (les conseils), en opposition avec les formules de la république socialiste établissant par en haut le crédit, les services publics et la grande industrie.

 » 3.– Elle a créé un renouveau idéologique où se sont fondus et régénérés les éléments de la tradition marxiste (dictature du prolétariat), de la tradition anarchiste (communisme libertaire), de la tradition syndicaliste révolutionnaire (action directe, grève générale). […]

 » 4.– Elle a dépassé toutes les formes organisatoires périmées, purement politiques (partis parlementaires), purement économiques (syndicats), les organisations de direction bureaucratique de la masse, les organes d’adaptation de la masse au système capitaliste et de division de la classe ouvrière en vue de compromis séparés, et enfin les organisations de plusieurs classes propres à la stabilisation de la révolution dans le stade national-étatique.

 » Elle les a remplacées par l’organisation de combat d’une seule couche sociale, visant à assurer à une seule classe le pouvoir direct. La couche sociale représentée par les “spartakistes” était celle des ouvriers surexploités, des soldats, des marins et chômeurs dénués de ressources, directement menacés de mort par le capitalisme. Son terrain était le seul terrain où la classe prolétarienne tout entière puisse réaliser son unité, le terrain de la lutte à mort, pour la liquidation de tout privilège et de toute exploitation. Et la forme d’organisation totale qu’elle tendait à faire triompher comme expression de l’unité révolutionnaire du prolétariat, c’était la forme spontanément trouvée des “conseils”, une forme qui laisse derrière elle l’organisation politique en partis et l’organisation économique en syndicats, mais qui poursuit la lutte révolutionnaire concrète, c’est-à-dire économico-politique. [7] »

Entre le réformisme des partis socialistes d’État et l’opportunisme des partis bolchevisés, le marxiste Prudhommeaux entrevoit alors un autre choix possible, celui du luxemburgisme, du communisme de conseil. Ce qui sépare l’« ultra-gauche » du bolchevisme, ce qui trace entre eux une ligne de division infranchissable, c’est l’opposition qui existe entre la révolution bourgeoise – nationale-jacobine – des Russes, où le prolétariat a été une force parmi d’autres, quoique prédominante, et la révolution communiste mondiale du monde industriel, où le « prolétariat est seul » (Gorter), où il agit tout seul sans faire alliance avec les classes de petits producteurs et de petits propriétaires. L’action révolutionnaire – qui doit être immédiatement élargie aux autres pays – s’oriente vers la conquête de toutes les fonctions sociales par les conseils ouvriers, les organes d’auto-gouvernement du prolétariat [8] qui, directement issus de la lutte, constituent tous ensemble un véritable « système illégaliste ».

Désormais, la lutte ne peut être que « finale », ne peut être que la destruction du règne de la nécessité capitaliste, car, à l’époque du capitalisme monopolisateur et de l’impérialisme, il n’est plus possible de grappiller quelques avantages ou concessions. De ce point de vue, le spartakisme a ouvert une ère nouvelle en tant que dépassement du bolchevisme lui-même et incarnation de la tendance fondamentale de la révolution anticapitaliste internationale. Pour Prudhommeaux, le programme de la Ligue spartakiste doit donc devenir la nouvelle charte des travailleurs révolutionnaires de tous les pays. « Pour autant que l’on puisse prévoir, écrit-il, les formes que revêtiront la libération du prolétariat des pays industrialisés et la destruction du capitalisme exterminateur, ces formes seront l’élargissement et l’achèvement de ce que Spartacus a commencé. [9] »

Pour analyser la défaite du prolétariat allemand, André Prudhommeaux va successivement avancer trois grands types d’explication. La première, somme toute assez classique dans les milieux communistes de gauche, tient à la trahison des chefs sociaux-démocrates. Le gouvernement des « majoritaires » s’allie aux corps francs pour écraser l’insurrection pendant que les « indépendants », soutenus matériellement et financièrement par les bolcheviks russes, ne font, en fin de compte, que remplir leur devoir de socialistes d’État – ou de capitalistes d’État si on se place du point de vue des ouvriers – en frappant dans le dos les partisans du « communisme d’expropriation et d’émancipation intégrales » [10]. À cela s’ajoute le rôle néfaste de la bureaucratie politique et syndicale, laquelle ne pouvait qu’entrer en conflit avec l’auto-organisation des travailleurs – ce dont ils n’ont pas eu, d’ailleurs, suffisamment conscience. Après la guerre, il critiquera cette explication qui, selon lui, sert à masquer les responsabilités des traîtres comme des trahis.

La deuxième explication, plus libertaire, insiste davantage sur la domestication et la « disciplinarisation » des prolétaires allemands par le mouvement social-démocrate depuis les années 1860. Le dressage au conformisme et au parlementarisme fait et a fait obstacle à la révolution et explique pourquoi les révolutionnaires sont contraints de battre en retraite vers une position attentiste et hésitante. Face à cela, Prudhommeaux prône la lutte directe et la vie subversive des individus et des minorités agissantes pour éduquer les masses par l’exemple et les préparer moralement à l’avènement d’une société sans classes ni État. Dans ce contexte, il appelle à suivre les voies tracées par Max Hölz et Marinus Van der Lubbe. Sa prose prend ici des accents « psychologiques » qui ne sont pas sans rappeler les thèses que Otto Rühle développe à la même époque [11], ou même les analyses de Wilhelm Reich sur la nature du fascisme. « Qui n’a pas vu s’agiter le communisme allemand en période électorale, écrit Prudhommeaux, ne comprendra jamais à quel point ce combat imaginaire, chez un peuple épris de mystique et de discipline, peut être un équivalent psychologique, une répétition, un succédané de la révolution. C’est là que se décharge en des saturnales de démagogie militariste le besoin d’action collective, d’épanouissement vital, de révolte torrentielle qui s’écrase des années durant dans le cœur des masses allemandes. Sans les élections, cette soupape de sûreté de la dictature, l’explosion aurait depuis près de quinze ans envoyé au diable la bourgeoisie allemande. [12] »

Après la Seconde Guerre mondiale, il en viendra à parler, à ce propos, de particularités nationales : « … il faut convenir que le terrain social allemand, avec ses traditions grégaires et militaires, avec sa déviation trop fréquente d’une pensée studieuse en doctrinarisme, fut souvent particulièrement ingrat pour les semeurs de la pensée et de l’exemple individuels… L’Allemagne est le pays de l’ordre où même les anti-organisateurs (Organisationsgegner) formaient des groupes disciplinés et prononçaient des exclusives. Il y a là, évidemment, une question de physiologie et de climat… [13] »

La dernière explication de l’échec de la révolution allemande relève plutôt de l’histoire-fiction. Il eût fallu une rupture de l’armistice, l’occupation militaire du territoire allemand par les troupes de l’Entente, ce qui aurait permis d’éliminer la force tampon que, en Allemagne, constituaient les généraux et les chefs ouvriers corrompus, de rallier une partie de l’armée à la résistance civile révolutionnaire des masses ouvrières contre l’invasion de la France et de l’Angleterre. « Au socialisme de guerre, bureaucratique et centralisé, œuvre commune des Scheidemann et des Groener, opposer le fédéralisme des forces populaires déchaînées, soldats, ouvriers, marins, patriotes ? Belle tentation pour le feu sacré révolutionnaire d’un Bakounine ; mais qui donc en Allemagne était disposé à tenter l’aventure ? » Prudhommeaux doit tout de même reconnaître que cette tendance aventureuse a été plus ou moins incarnée par les nationaux-bolcheviks de Hambourg. En tout cas, il considère que la meilleure solution eût été celle proposée par le représentant du Brunswick au Conseil des États du Reich, à savoir de répudier l’armistice, de remettre les usines et les terres au peuple, de voir venir – étant donné qu’il n’était pas aberrant d’espérer un mouvement de fraternisation de la part des travailleurs en uniforme de France. « Nous avouons que cet optimisme nous est infiniment sympathique. Le meilleur calcul est peut-être de ne pas en avoir, et de faire simplement ce qu’on a le désir légitime de réaliser, dès que l’occasion s’en présente. [14] » De fait, estime Prudhommeaux, les ouvriers allemands ne songeaient pas à instaurer le socialisme, mais plutôt à en finir avec l’état de guerre, avec les privations, avec le désordre. Il aurait donc existé un « tragique malentendu » entre le peuple allemand et les quelques consciences révolutionnaires disposées au sacrifice ultime.

Dans la première moitié des années 1930, Prudhommeaux va se livrer à une « décomposition du marxisme » en montrant le « divorce catégorique » qui existerait, selon lui, entre le déterminisme économique et l’humanisme révolutionnaire de Marx. « Il faut rejeter de la tradition marxiste, écrit-il, toutes les illusions suivant lesquelles le progrès de la prospérité capitaliste, des échanges internationaux, de la technique, de la “culture” et de la démocratie, c’est-à-dire la “socialisation objective” du capitalisme, constituait la force motrice de la révolution émancipatrice, ou même le tremplin du “saut dans la liberté”. » En effet, ce « socialisme » qui tend aujourd’hui à remplacer le capitalisme est la négation de tout l’humanisme marxien. En conséquence, Prudhommeaux appelle à une révolte des forces irrépressibles de la vie qui se trouvent enserrées dans le despotisme, dans le fascisme, dans le capitalisme d’État [15].




Revenons, pour terminer, à cette « inquiétude de pensée » qui a dirigé la quête et l’action de Prudhommeaux depuis le milieu des années 1920.

En 1947, dans un article du Libertaire, il revient sur la problématique du communisme de conseil. À ses yeux, celui-ci conserve quelque chose d’autoritaire dans la mesure où il attribue au seul prolétariat le rôle de messie révolutionnaire. « Cela est particulièrement sensible, écrit-il, dans l’œuvre de Gorter, idéalisateur du prolétaire “pur”, lequel n’a qu’un défaut, c’est de n’exister nulle part, sinon comme objet d’une religion. » Ce même Gorter, dont il avait traduit et publié, du temps de L’Ouvrier communiste, la fameuse Réponse à Lénine. Il estime par ailleurs que le moyen unique par lequel les communistes de conseil veulent venir à bout de l’exploitation et de l’autorité (« Tout par les conseils ») est à l’opposé du but visé. En effet, pour lui, comme l’aurait montré la révolution espagnole, « les formes d’auto-détermination révolutionnaire sont imprévisibles et illimitées par nature ». Contre le capitalisme et l’État, il y a place pour toutes sortes d’initiatives individuelles et collectives, dont celle des communistes de conseil qu’il range – tout comme Louis Mercier, par exemple – dans le camp anti-autoritaire, car « l’idée fondamentale du mouvement des conseils est une idée anarchiste ». Seulement, elle devient stérile, cette idée, si on continue de croire qu’elle se réalisera par la seule pression des circonstances. Elle ne saurait se passer d’une avant-garde pour être mise en pratique [16].

Prudhommeaux en vient finalement à remettre en cause cette théorie qui, d’après lui, oblige le prolétariat à se sacrifier depuis 1847-48 (Manifeste du Parti communiste) au nom du progrès [17], à « obéir aux impératifs héroïques d’une tâche surhumaine », celle qui consiste à établir la communauté humaine. Qu’on en juge plutôt : « Les exigences de la tactique marxiste supposent un génie directeur surhumain, s’emparant du gouvernement de l’histoire. En effet, le prolétariat doit, chemin faisant, s’appuyer sur les velléités sociales des classes condamnées, reconnaître et prendre son bien partout où il le trouve, nouer et renverser ses alliances avec la promptitude d’un demi-dieu de la politique, diviser pour régner, livrer des campagnes napoléoniennes, changer selon les lieux et les heures, de programme et de stratégie, prendre une conscience immédiate de tout et agir en conséquence. D’autre part, il ne peut, dans l’accomplissement de sa tâche, compter que sur lui-même. Matériellement, spirituellement, socialement, il est posé comme la seule force historique révolutionnaire au milieu d’un monde d’ennemis. À peine dégagé d’un servage séculaire, déraciné de tout, nu comme l’enfant qui vient de naître, il doit vaincre dans une bataille presque immédiatement décisive, dont l’issue est le salut ou la perte de l’homme – le communisme universel ou la chute dans la barbarie. Il ne peut se refuser à ce dilemme, dont l’actualité immédiate est posée à nouveau par chaque grande crise historique. [18] »

Dans sa critique du mythe selon lequel le prolétariat, en s’émancipant par lui-même, fonde et accomplit le salut de l’humanité, Prudhommeaux pose deux questions qui n’ont pas perdu de leur intérêt : « que reste-t-il d’humainement valable dans l’espoir humain qu’avec Liebknecht et Luxemburg nous avions placé dans la Révolution Prolétarienne ? » et « quelle confiance peuvent encore conserver les ouvriers dans la responsabilité collective de leur propre classe ? » [19].

Gaël CHEPTOU


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