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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Omnia sunt communia
Article mis en ligne le 11 octobre 2015

par F.G.

■ Maurice PIANZOLA
THOMAS MÜNZER OU LA GUERRE DES PAYSANS
Préface de Raoul Vaneigem
Genève, Éditions Héros-Limite, « Feuilles d’herbe », 2015, 272 p., ill.

Édité en 1958 au Club français du livre (Paris), réédité en 1997 chez Ludd (Paris) avec une préface de Raoul Vaneigem et repris aujourd’hui par les genevoises Éditions Héros-Limite, cet indispensable récit en quatorze chapitres de Maurice Pianzola [1] restitue, dans toute sa vigueur théologico-sociale, l’histoire complexe et violente de cette « guerre des paysans » qui, en 1525, menaça de faire chavirer, au nom de Dieu et de l’insoumise volonté des pauvres, l’ordre apparemment intangible du Saint-Empire romain germanique. En soulevant la plèbe contre les élites politico-religieuses de son temps, cette insurrection majeure – où le prédicateur Thomas Münzer [1489 (ou 1490)-1525] joua un rôle de premier plan – posa, pour la première fois à cette échelle et malgré ses limites, la question de la propriété commune et de l’émancipation sociale. Tant par le radicalisme évangélique qui la nourrit que par la dynamique de libération qu’elle enclencha, cette expérience historique d’un temps très reculé entre étrangement en écho avec notre époque. En cela et à la faveur de la réédition de ce désormais classique essai de Pianzola, elle mérite qu’on s’arrête sur ses causes, son déroulement et ses singularités.



Le XVIe siècle voit, en Europe, les transformations économiques (renforcement du capitalisme), sociales (déclin du féodalisme rural, montée en puissance des compagnies privées et de la bourgeoisie urbaine, paupérisation de l’artisanat et des campagnes) et politiques (création de l’État moderne) engendrer des séismes qui, par leur étendue et leur virulence, portent la marque d’une mutation majeure fort bien décrite par Friedrich Engels lorsqu’il traite, en 1850, au lendemain de l’échec du la révolution allemande de 1848 [2], de cette question dans un opuscule intitulé La Guerre des paysans allemands : « L’industrialisation de la société allemande, écrit-il, connaîtra, au cours du XVe et XVIe siècles, un essor considérable. À l’industrie locale, rurale et féodale s’était substituée l’industrie corporative des villes, produisant pour un marché élargi, et même pour des marchés assez lointains. Le tissage de lainages grossiers et de la toile était devenu une industrie permanente et très répandue. On fabriquait à Augsbourg des tissus de laine assez fins ainsi que des soieries qui s’exportaient dans l’Europe entière. À côté du tissage, s’était développée en particulier cette industrie proche de l’art, qui trouvait un aliment dans le luxe ecclésiastique et séculier de la fin du Moyen Âge : celle des joailliers, des statuaires, des sculpteurs, des graveurs sur cuivre et sur bois, des armuriers, des médailleurs, des tourneurs, etc. Toute une série d’inventions plus ou moins importantes, dont historiquement les apogées sont celles de la poudre et de l’imprimerie, avaient contribué considérablement au développement de l’industrie et au renforcement du pouvoir de l’État naissant. Le commerce se développait au même pas que l’industrie. [3]. »

C’est dans ce contexte économique et social que, en 1524, près de Forchheim, à proximité de Nuremberg, puis à Mühlhausen, dans la région d’Erfurt, des révoltes armées d’une ampleur exceptionnelle par leur vigueur, leur durée et leur étendue, agitent les campagnes et gagnent les villes du sud du Saint-Empire romain germanique, sans qu’aucune force constituée ne parvienne, dans un premier temps, à les contenir. En octobre de la même année, les paysans se soulèvent tout aussi massivement à Wutachtal, près de Stühlingen, et, peu de temps après, 3 500 paysans font route vers Furtwangen, en Haute-Souabe et autour du lac de Constance. En février et mars 1525 se forment, en fort peu de temps, trois bandes de paysans en armes avec des bourgeois et des religieux en rupture avec une Église dont l’impudeur, le luxe et le lucre sont perçus comme autant d’injures aux dogmes qu’elle était censée « incarner ». Les bandes insurgées voient dans le message christique un idéal de justice, de paix et de fraternité qu’ils prennent au pied de la lettre sous l’impulsion de Thomas Münzer, un pasteur itinérant qualifié à tort d’anabaptiste – « un illuminé, mais pas un fou », précise Maurice Pianzola. Ils assaillent quelque mille châteaux forts, pillent ou exproprient les monastères des régions concernées en redistribuant leurs richesses, car cette opulence fait, à leurs yeux, injure aux nécessiteux – et donc à Dieu – dont le nombre ne cesse de croître. Cette insolente richesse, fruit d’une prédation organisée par les princes et les évêques, dont l’accroissement n’a d’égal que les difficultés quotidiennes qu’éprouve le petit peuple, leur est devenue de plus en plus insupportable. C’est plus de 40 000 paysans en armes qui se dressent alors, révoltés contre l’injustice de leur condition.



Pour les Églises, fussent-elles réformées, l’obéissance et la soumission à l’autorité relèvent d’un impératif catégorique. Dès lors qu’il est reconnu par le pouvoir temporel de son temps, Luther ne déroge pas à la règle : il prend ouvertement – et énergiquement – parti pour les princes et la défense de leurs privilèges et, ce faisant, engage le protestantisme dans le camp du renforcement de la domination sociale. Il se dresse, en effet, contre l’esprit révolutionnaire qui s’est répandu dans les campagnes à l’occasion du combat contre les abus auxquels l’Église et ses serviteurs se sont livrés dans un contexte de déclin du féodalisme et de montée en puissance de la bourgeoisie urbaine – laquelle, dans un premier temps, soutiendra les paysans, puis, prudente, attendra de voir de quel côté penchera le glaive avant de trahir ceux qu’au fond elle méprisait, en s’engageant finalement du côté du vainqueur.

Lors des révoltes plébéiennes qui enflamment, de 1524 à 1526, l’Allemagne du Sud et s’étendent de la Suisse à l’Alsace et à la Lorraine, Luther, qui préconise une « réforme par le haut », s’oppose avec vigueur à Thomas Münzer, l’âme et la voix des paysans en guerre, ce propagandiste à la plume alerte dont les contacts sont nombreux avec les diverses régions et bandes insurgées parmi lesquelles il diffuse, grâce à l’imprimerie et même si la censure limite leur portée, ses libelles, prédications et sermons. Ce lecteur passionné de la Bible, ouvert à la question sociale, s’impose comme élément décisif dans la formulation de leurs revendications et leur justification théologique.

Prolongeant les insurrections hussites (1412-1415) – et d’autres, moins célèbres, comme celles menées par Joß Fritz en 1502, 1513 et 1517 –, ces révoltes ont une forte dimension religieuse et un évident caractère de classe. Elles associent des paysans et des artisans écrasés par la dîme, les corvées et les taxes de toutes sortes qui les dépossèdent du fruit de leurs travaux, des maîtres drapiers déclassés et des mineurs exploités (alors que la sidérurgie est en plein développement), mais aussi des marginaux chassés de chez eux par la transformation naissante de l’appareil productif, des mendiants et toute une population paupérisée convaincue de pouvoir modifier l’ordre du monde en chantant des cantiques. Face à la plèbe, la coalition des princes, de l’Église romaine et des luthériens de haute condition sociale recourt aux lansquenets, ces mercenaires qui ravagèrent l’Italie, une armée de professionnels équipée à grands frais par la haute noblesse (notamment les Grands Électeurs du Saint-Empire romain germanique), et donc dotée d’artillerie, de cavalerie et, pour l’époque, de tous les moyens modernes permettant de guerroyer dans le seul but d’exterminer jusqu’au souvenir du désir d’émancipation qui poussait les pauvres à se révolter. Ces pauvres ne furent pas seulement massacrés – selon les sources, entre 100 000 et 130 000 – parce qu’ils avaient une lecture différente des principes énoncés dans les « Saintes Écritures », ni même parce qu’ils en exigeaient l’application stricte en leur bas monde, mais surtout parce que leur révolte débouchait sur une organisation de la société fondée sur l’égalité entre les hommes, la justice et l’honneur pour tous, une meilleure répartition des richesses et, in fine, une forme de communisme agraire [4].

En puisant leur légitimité dans le message christique, les paysans de Franconie, de Souabe et du Tyrol, étaient persuadés, galvanisés par les prêches et les publications de Thomas Münzer, que Dieu allait les aider à accomplir « sa Volonté » sur Terre. Forts de leur bon droit, ils avaient la conviction que, puisque Dieu sanctifiait leur combat, il leur donnerait la « miraculeuse » victoire militaire à laquelle, pourtant, rien ne les avait préparés. Voués à la honte et au déshonneur, les arrogants qui oseraient se dresser contre la volonté du « juge suprême » – et cela visait, bien sûr, les maîtres des Églises, des châteaux et des palais –, verraient sa sentence exécutée au son des cantiques et à grand renfort de citations de la Bible, comme Münzer savait si bien le faire dans ses prêches.



Comme le fit remarquer Blaise Pascal, la clé de voûte de l’édifice de tout pouvoir réside dans le fait qu’« il ne faut pas que le peuple obéisse aux lois parce qu’il les croit justes, mais parce que c’est la Loi ». Or, il apparut qu’elles ne l’étaient point. La parole qui devait porter cette aspiration, somme toute relativement nouvelle en terme de confrontation directe avec les forces ponctuellement chancelantes du pouvoir – les grands princes et la hiérarchie catholique –, restera pendant un certain temps encore à la charge du Religieux dans son expression temporelle. L’Église officielle s’étant rangée du côté de la domination, elle fut jugée indigne de porter le message de Dieu, message justifiant, dans l’esprit des insurgés, leurs revendications. À la trahison des idéaux évangéliques, il s’agissait donc d’opposer une autre parole, inspirée, puisée aux origines.

L’Église ne sera pas en reste lorsqu’il s’agira d’en finir avec ceux qu’elle considérait comme des hérétiques – en fait de « dangereux agitateurs » qui réclamaient, au nom de Dieu, une justice sociale qu’elle méprisait au nom de son pouvoir et de sa richesse. Qu’elle leur fît subir le même traitement qu’avaient connu ses saints – mort lente et cruelle, bûchers, tortures – atteste de son ambiguïté. Comme s’il n’y avait au fond rien de plus grave que de prendre au sérieux le message évangélique dont pourtant elle assurait être la seule dépositaire. Edward Gibbon résume parfaitement la situation lorsqu’il précise, dans son ouvrage Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, que « …les hommes affligés de calamités et par le mépris où les tient le monde, écoutent avec joie la divine promesse d’un bonheur éternel, tandis que, au contraire, les favorisés du sort se contentent de la possession du monde » [5]. À croire que, en ce siècle de renaissance, « la divine promesse » ne suffisait plus et qu’une revendication nouvelle se faisait jour. On entrevoyait, du côté des pauvres, la nécessité – et la possibilité – de construire « un monde » plus juste et on ne croyait plus que les souffrances du peuple puissent être l’expression du désir de Dieu ; on s’imaginait que, porté par sa parole, il était au contraire dans son dessein d’établir un monde plus juste dans lequel le respect et les relations égalitaires entre les hommes seraient le fondement d’un ordre des choses qui aurait la forme d’une démocratie directe fondée sur l’autonomie des communautés, et d’une socialisation des richesses produites [6].



En s’attaquant, en Allemagne, en Autriche, en Suisse, en France, à l’injustice et à l’égoïsme des puissants, les révoltes paysannes du XVIe siècle ont tenté d’inverser le cours de l’histoire sociale du monde chrétien. Agissant au nom de la fraternité des hommes mais sous l’égide de la parole de Dieu, « l’homme commun grevé de charge » a, dans sa grande naïveté, pris pour argent comptant, en de telles circonstances, ce qui au fond n’était qu’un habillage idéologique chargé de le tenir dans l’état de misère dans lequel l’enfermait la servitude qui était la sienne. Son crime, impardonnable – et qui justifia toutes les trahisons, les mensonges, les manquements à la parole donnée, et pour finir des massacres de masse d’une sauvagerie et d’une ampleur qui n’eurent d’égal que les carnages coloniaux –, fut d’avoir voulu impulser des transformations sociales au nom de « la justice » et de « l’honneur » auxquels chaque homme, quelle que soit sa condition, a le droit. Ces révoltes aspirèrent, du moins dans ses franges les plus ardemment conscientes, à une forme de communisme agraire – « Omnia sunt communia » (Toutes choses sont communes) –, espérance dont Engels, doutant que son application fût adaptée aux circonstances historiques du moment, souligna l’inspiration « messianique » [7].

Déployant, au nom de « l’amour », une haine dont la violence attise le désir de faire souffrir « l’autre » avant de le détruire, soutenant, encourageant, en bon apôtre de la violence répressive, la torture, le meurtre et la déshumanisation de ses victimes, le christianisme connut, au XVIe et XVIIe siècles, un de ses paroxysmes d’intolérance. En matière d’horreur, de crimes gratuits, de violence sociale paroxysmique, les catholiques et les luthériens n’ont pas démérité. La liste des crimes qu’ils encouragèrent, provoquèrent, approuvèrent et justifièrent – qu’ils fussent commis directement ou délégués à une soldatesque consacrée, parfois en grande pompe, par les plus hautes instances religieuses dirigeantes – est longue.

L’histoire des religions est « une histoire pleine de bruit et de fureur » dont l’une des spécificités est la déshumanisation de ses victimes. Et cela est vrai de toutes les religions. Sans exception. Y compris dans sa forme laïcisée, comme en témoigne le culte de l’économie. Dans sa préface au livre de Pianzola, Vaneigem pointe ce qui, dans les formes de contestation contemporaine et les discours critiques qui les nourrissent et les portent, se rapporte à cette ancienne tradition de soumission volontaire. Il écrit ainsi, à l’adresse de ceux qui, malgré la justesse de leurs revendications, auraient substitué à une parole arrimée à des idéaux religieux une idéologie produite par un processus d’aliénation tout aussi abstrait : « Hier, ils succombaient au piège de la parole théologique, aujourd’hui ils s’engluent dans le jargon de l’économisme, comme s’il était possible de se servir, pour s’émanciper, d’une langue qui prescrit la servitude ». La mise en garde n’est pas vaine, bien qu’elle soit assez peu entendue, il faut en convenir, hélas !

Cette nouvelle religion de l’économie, promue par le « sujet automate » [8] évoqué par Marx dans sa critique de la valeur, en a bien les attributs, notamment quand elle se perçoit comme ultime instance, reléguant l’éthique loin derrière elle, une éthique improbable devenue une sorte de hochet pour amuser quelques officiants qui s’agitent sur le devant de la scène. C’est désormais à l’aune de ses supposées vertus que doit se fonder la « cité radieuse » promise, dans une constante recherche de la « valeur ajoutée », par les flux monétaires (dettes, crédits, capitaux et spéculations) et l’accumulation incessante de marchandises qui mobilisent l’ensemble de l’organisation sociale et que le « sujet automate » a « produit ». Course sans fin car, comme le cycliste risquant, selon les lois de l’équilibre, la chute dès que son mouvement cesse, sa propre conservation suppose une production sans cesse accrue de valeur provenant de la transformation du travail abstrait en marchandises absorbées par le marché en produits manufacturés mais aussi – et de plus en plus – en argent sous toutes ses formes (monnaies, titres, crédits et dettes).

Face à cette puissance abstraite, intemporelle, capable de produire sa propre subjectivité, l’homo economicus semble avoir abandonné toute ambition éthique au profit d’une croyance qui, faute de s’en libérer, l’enferme dans une parole qui n’augure d’aucune rupture et qui, à l’évidence, risque bien de causer sa perte.

Jean-Luc DEBRY


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