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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Rabcors
À contretemps, n° 42, février 2012
Article mis en ligne le 27 novembre 2013
dernière modification le 28 janvier 2015

par F.G.


[I] Dans Les Humbles, Maurice Parijanine [1] écrit :

« Comment nous viendrait-il à l’esprit que l’institution des rabcors [2] soit illogique ou contraire à l’esprit révolutionnaire ? Elle n’est que la généralisation et, en URSS, la légalisation, d’un état de fait qui existe depuis les origines de la presse périodique. Tous les services d’information des journaux comptent, parmi leurs ressources les plus précieuses, les lettres reçues quotidiennement, d’abonnés, de lecteurs connus ou inconnus. Il est d’usage de n’utiliser que les lettres signées et donnant quelques garanties de bon sens et de bonne foi. (Bien entendu, la presse, en prenant ses précautions, se dispense elle-même très souvent de l’honnêteté la plus élémentaire.)

 » Il est donc tout à fait naturel et souhaitable que la presse ouvrière sollicite la collaboration bénévole des travailleurs, et elle s’y est appliquée dès les premiers temps du socialisme, – que dis-je ? – dès la Révolution de 89.

 » L’institution des
rabcors n’est donc point une nouveauté. Ce fut toujours un élément essentiel de la démocratie bien comprise… et du journalisme bourgeois aussi bien que du nôtre.

 » Car l’institution a son mécanisme. Comme la place est limitée, comme on ne peut et ne veut tout imprimer de ce qu’écrivent les correspondants ouvriers ou autres, on fait un choix nécessairement arbitraire, ordinairement indiqué par les circonstances, l’actualité, la doctrine du journal et les directives qu’il suit. Supposez, par exemple, qu’un lecteur bourgeois envoie au
Matin une lettre qui gênerait celui-ci dans une campagne entreprise par lui, et devinez ce qui arrivera. Supposez encore qu’un ouvrier révolutionnaire, un vrai rabcor, mais d’opposition, envoie à la Pravda ou à L’Humanité une correspondance indésirable… Je vous laisse à penser.

 » Le mécanisme de l’institution, dans tous les journaux, fonctionne ensuite d’une autre façon. Le texte du correspondant étant admis, on le “met au point”, on l’écourte, on l’accommode par-ci par-là, on lui donne un certain style, sans parler de l’orthographe…

 » Tout cela est nécessaire, inévitable, incontestablement justifié. »

Je coupe provisoirement la parole à Maurice Parijanine pour tirer les conclusions de son témoignage. Ainsi la « correspondance ouvrière », telle qu’elle se manifeste dans un organe quelconque est forcément ce que fait d’elle le cadre du journal et le titulaire de la rubrique ? Elle peut être bourgeoise ou prolétarienne, révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, fidèle ou infidèle, véridique ou mensongère, et cela dépend avant tout de l’individu qui choisit, groupe, taille, corrige et met en page le matériel rabcor ?

Alors, disons le mot : personne n’est assez honnête, personne n’est assez indépendant, personne n’est assez libre de préjugés et de contraintes, personne n’a le cerveau et le cœur assez proche des cerveaux et des cœurs de la masse ouvrière pour assurer la responsabilité d’un tel travail !

Et pourtant, ce travail est à faire. On ne peut pas renoncer à la correspondance ouvrière, on peut y renoncer moins qu’à toute autre chose, et la création de notre Correspondance internationale ouvrière est l’expression de cette certitude chez quelques-uns. Alors ?

Alors, il ne faut pas cacher les difficultés, les imperfections du système. Il faut que le prolétariat sache combien imparfait, approximatif est forcément le résultat, quelle part d’arbitraire individuel entre dans la confection d’un organe comme le nôtre.

D’autre part, il faut réduire au minimum cette part d’arbitraire. Mettre le plus possible les correspondants à même de contrôler les fonctions indispensables de rédaction.

Il ne faut pas confier ces fonctions à un professionnel anonyme, caché au fond d’un bureau, baptisé « Pierre Rabcor » , appointé par un parti et choisi souvent parmi les moins scrupuleux fromagistes d’une équipe de « révolutionnaires professionnels » [3]. Il vaut mieux les accorder à une collectivité ouvrière, à un groupe de réfractaires où soient représentés divers tempéraments, diverses formations, diverses traditions prolétariennes. Exiger de chacun le maximum de désintéressement et d’honnêteté. Placer ce groupe de travail sous le contrôle d’autres groupes, envers qui sa responsabilité soit engagée et qui aient pouvoir de transférer au besoin ses fonctions à une collectivité plus capable ou plus saine. Le système, malgré cela, ne sera pas parfait. Mais au moins, éviterons-nous de voir ce qu’on a vu à L’Huma :

1° La place de « Pierre Rabcor » inaugurée par un petit aventurier à la cervelle déformée par trois ans de fonctionnariat à l’Agit-Prop centrale, l’étudiant André Reymond, qui, depuis, a renié le communisme pour obtenir un poste du gouvernement dans ce qu’il n’aurait pas manqué d’appeler jadis « le raid impérialiste de la mission Citroën au Tibet » ;

2° Cette même place occupée après lui et jusqu’à ce jour par la crapule policière Pierre Célor, mouchard avéré depuis 1925, dénoncée aujourd’hui par L’Huma comme agent provocateur, et qui a pu collectionner, des années durant, les noms et les adresses de tous les rabcors qui renseignaient L’Huma sur les préparatifs militaires du gouvernement [4].



[II] Revenons à Parijanine. Il est possible, à la lumière de son article, d’éclaircir les idées formulées par D. Attruia dans notre premier numéro au sujet de la vraie « littérature prolétarienne » [5].

« En quoi donc peut consister l’innovation communiste, le rabcorisme 100 %, celui que souhaite, je pense, l’Association des écrivains révolutionnaires ?

 » En ceci, que, d’après la bureaucratie, d’après les démagogues, ceux de l’URSS et les nôtres, les correspondants ouvriers créent un art nouveau. Ce que
Nouvel Âge appelait du documentaire. L’Humanité a publié à ce titre une série de papiers dont on ne sait si ce sont des papotages, des pleurnicheries ou des souvenirs fidèles mais informes. Son tort n’a pas été de les publier comme témoignages, mais d’essayer de les présenter comme des œuvres d’art. C’est proprement pervertir les intelligences, distraire le prolétariat de sa tâche révolutionnaire et susciter d’éphémères illusions. C’est donner du métier artistique une idée qu’un ébéniste ou un serrurier n’accepteraient jamais d’avoir du leur. C’est de la démagogie. »

De ce passage, je tire, quant à moi, les conclusions suivantes : si la « littérature rabcor » n’est pas un art, mais un témoignage ; si plus généralement la « littérature prolétarienne » n’est pas « littérature », mais document et propagande, alors la sélection confiée aux rédacteurs de ce journal doit être indifférente aux questions de style, elle ne doit pas considérer l’œuvre d’art, mais le document. De son côté, le correspondant ne doit pas s’inquiéter de toute modification de forme qui n’aurait pour but que de rendre son texte clairement lisible, pourvu que son témoignage ne soit pas déformé dans son esprit, dans son contenu objectif et dans ses conclusions.

Autant, en effet, il paraît inadmissible de déformer la glaise ébauchée par le sculpteur, de châtrer les manuscrits du compositeur ou du poète, d’effacer sur la toile ou sur le bois gravé les empreintes du hasard ou du génie, autant il semble légitime d’améliorer dans sa forme un écrit de document et de propagande qui ne cherche qu’à être clair et facilement lisible et qui peut le devenir par l’élimination de lourdeurs et d’incorrections involontaires.

Le mouleur en fonte ne songe pas à accuser l’ébarbeur, le meuleur et l’ajusteur comme ayant trahi et violé l’expression de son travail – parce qu’ils y ont joint le leur. En effet, les objets qui sortent de ses mains ne sont pas des expressions individuelles répondant à des besoins individuels, mais des utilités collectives qui ne se réalisent que grâce au labeur total de toute une classe de travailleurs.

André PRUDHOMMEAUX [Jean Cello]
Correspondance internationale ouvrière, année I, n° 2, (?) octobre 1932.



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