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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Le deuil de l’innocence
À contretemps, n° 36, janvier 2010
Article mis en ligne le 13 janvier 2011
dernière modification le 28 décembre 2014

par F.G.

Jann-Marc ROUILLAN
DE MÉMOIRE (2)
Le deuil de l’innocence : un jour de septembre 1973 à Barcelone

Marseille, Agone, « Mémoires sociales », 2009, 170 p.

Un préalable s’impose. On ne peut évoquer le nom de Jann-Marc Rouillan, auteur de l’ouvrage qui nous occupe ici, sans indiquer que son état de prisonnier à vie témoigne, de la part de la République, d’une authentique volonté d’acharnement. En d’autres temps, le sort – d’exception – qui lui est réservé aurait soulevé, dans les rangs mêmes des adeptes de l’ordre républicain, une levée de boucliers. Aujourd’hui, le silence des petits clercs médiatiques et des éditorialistes du consensus est assourdissant. On les savait lâches, c’est vrai, mais pas à ce point.

Partant de cette humaine constatation, De mémoire (2) s’ouvre donc sur un opportun « Avant-propos de circonstance », signé des éditeurs, qui rappelle le plus objectivement du monde les faits et gestes qui conduisirent J.-M. Rouillan là où il est depuis vingt-cinq ans. Et revient sur sa « semi-liberté », obtenue le 6 décembre 2007 et subordonnée, selon les termes en usage, et parmi d’autres obligations de « bonne conduite », à celle de « s’abstenir de toute intervention publique relative à l’infraction commise ».

Engagé, le 17 décembre, par les Éditions Agone, comme fabricant, l’ennemi public numéro un quitta donc quotidiennement, six mois durant, sa cellule des Baumettes, à 7 heures du matin, pour se livrer à ses activités de salarié « semi-libre » avant d’y retourner à 19 heures. Six mois durant, donc. Jusqu’au jour où, drôlement piégé par un jeune carnassier pigeant à L’Express, le « semi-libre » Rouillan tomba dans le panneau. À une question du Rouletabille de poubelle sur d’éventuels regrets quant à ses actes, l’ex-guérillero, omettant de botter simplement en touche, lâcha un très laconique : « Je n’ai pas le droit de m’exprimer là-dessus… Mais le fait que je ne m’exprime pas est une réponse. Car il est évident que, si je crachais sur tout ce qu’on avait fait, je pourrais m’exprimer. Par cette obligation de silence on empêche aussi notre expérience de tirer son vrai bilan critique. » Le reste relève de la curée médiatico-judiciaire. Pour qui n’aurait pas accordé la nécessaire attention à cette affaire fabriquée de toutes pièces, cet « Avant-propos de circonstance » fournit une édifiante revue de presse des dégueulis journalistiques qu’elle suscita. Le résultat est connu : le 16 octobre 2008, le tribunal de l’application des peines révoqua, sans hésiter, le régime de semi-liberté de J.-M. Rouillan, décision confirmée en appel.

En ces temps de progressive substitution « d’une justice imparfaite par une justice d’exception » – dite « anti-terroriste » –, cette affaire révèle exemplairement – comme celle de la « cellule invisible » de Tarnac, quelques mois plus tard – à quel niveau de bassesse est tombée une presse assumant, désormais, sans le moindre état d’âme, un rôle de supplétif de police.


Venons-en au livre de J.-M. Rouillan. Commentant le premier volume de ses souvenirs de jeunesse, nous avions pointé « le peu d’intérêt » que représentait, à nos yeux, « ce récit auto-complaisant […] où le mythe du héros sans retour se nourri[ssait] des tics d’une époque ressassée jusqu’à l’écœurement » [1]. Et souhaité, dans un même mouvement, que la suite fût, si possible, désencombrée de cette funeste prédisposition à l’auto-légende.

Lecture faite de ce second volume, ce travers, sans être tout à fait dissipé, paraît fortement atténué. C’est sans doute que son auteur tient mieux son récit – concentré sur une seule journée de septembre 1973 – et qu’il s’y dégage une part de vérité documentaire indéniable sur une époque où la lutte armée n’avait de sens que pour les quelques combattants qui la menaient. Ceux que décrit ce livre appartiennent au Mouvement ibérique de libération (MIL). Ils sont trois – Cricri, le Metge et Sebas – et forment, après les récentes arrestations qui ont frappé l’organisation, son dernier « noyau ». Autour d’eux, la souricière est en train de se refermer.

À lire ces pages, on saisit tout d’abord, ce que l’existence de ces clandestins, réglée comme un perpétuel empêchement de vivre, peut avoir de triste. Isolés, coupés du monde, dépendants les uns des autres, ils ne survivent que par l’idée qu’ils se font de leur mission historique. De la guerre d’Espagne, ils cultivent le souvenir d’une épopée magnifique. De la Résistance, l’idée de la plus juste des causes. De 68, la mémoire « d’une ancienne histoire de guerre ». Le reste est affaire de foi : l’Histoire, forcément majuscule, « a un début » et doit avoir une « fin ». « Aussi certainement que la Garonne naît tout en haut du Val d’Aran et vient mourir dans l’estuaire de la Gironde. » Comme si l’existence des hommes suivaient les mêmes méandres que celle d’un fleuve…

Cette foi, c’est celle d’une jeunesse qui ne s’encombre pas de demi-mesures. Pour elle, le monde relève de l’esthétique tauromachique : sol y sombra. Au fond, ces trois copains de tout juste vingt ans n’ont de la vie qu’une idée vague. Ils sont sortis de l’adolescence et ont plongé dans la mare aux certitudes politiques. Car nous sommes loin, ici, des déconnades des années d’insouciance toulousaine. Le « deuil de l’innocence » – qui fait l’excellent sous-titre de ce livre – est passé par là. En marquant un point de non-retour. L’entrée dans la cohorte fantasmée des martyrs de la noble cause, c’est la marche vers la mort. Violente ou lente, au gré des partitions.

Comme à son habitude, J.-M. Rouillan cède volontiers à la grandiloquence, assénant, ici ou là, de fortes sentences à la vérité contestable. On n’insistera pas sur ce point. Il faudrait trop de place pour les consigner. On indiquera, en revanche, que cette prédisposition à la péroraison donne très exactement le ton d’une époque. La question qui se pose, et qui reste en suspens, est de savoir si l’auteur continue de l’adopter par fidélité à ce qu’il pensait alors, ce qui serait simplement honnête, ou s’il continue de penser de même, ce qui serait simplement stupéfiant. La question est d’importance, car, pour qui sait lire, il est évident que pointe, ici ou là et par petites touches, dans ce récit, une volonté d’ouvrir les yeux sur les effets dévastateurs de cette impossible guerre menée par une « poignée de gamins » déguisés en « fidèles du drame épique ». « À part les proches du mouvement et les flics des deux côtés de la frontière, écrit l’auteur, personne n’a jamais entendu parler du MIL. » Ce qui est juste, comme est juste ce : « On se sent bien seuls. Mais libres. D’une liberté vertigineuse ! » Celle qui précède la chute, elle aussi vertigineuse.

Le panégyrique guérillero de J.-M. Rouillan n’est, par ailleurs, pas très regardant. Il y inclut, sans sourciller, la « Mano Negra » – machine de guerre créée de toutes pièces par les autorités pour fomenter, en 1882, un complot anti-anarchiste dans la province de Cadix –, le très limite (et limité) Jean Genet, adorateur de la force virile, et le très discuté Cristino Garcia qui, pour avoir été fusillé par les franquistes, n’en fut pas moins un stalinien de la pire espèce. Comme quoi le goût du martyrologe ne remplacera jamais la capacité d’analyse ou de jugement.

Au bout de cette journée de septembre 1973, le Metge – Salvador Puig Antich – sera arrêté au cours d’un affrontement avec la police. Six mois plus tard, il sera garrotté à la Modelo de Barcelone. Cricri – Jean-Claude Torrès – et Sebas – J.-M. Rouillan – parviendront à passer en France. Condamnés à mort par contumace, en décembre, ils retourneront clandestinement en Espagne pour s’y livrer à des activités subversives. Jean-Claude Torrès décida d’en finir avec la vie au début des années 1980. J.-M. Rouillan, lui, s’enfonça chaque fois davantage dans cette folle « action armée », dont il croyait sans doute encore qu’elle rencontrait « un formidable écho dans la jeunesse rebelle européenne ». À moins qu’il ne crût, plus simplement, que cesser était trahir. Et que, d’une certaine façon, il continue à penser aujourd’hui, malgré ses vingt-cinq années de cabane et la très faible perspective d’en sortir, qu’il est désormais le dernier représentant d’une race éteinte.

Il faut être décidément obtus comme un garde-chiourme, un magistrat ou un journaliste pour croire que cet homme, malade et laissé sans soins, n’a pas suffisamment payé ses engagements de jeunesse.

Freddy GOMEZ