Bandeau
A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Flagrant délit d’absence
À contretemps, n° 30, avril 2008
Article mis en ligne le 30 janvier 2009
dernière modification le 3 décembre 2014

par .

« Toute biographie est destructrice, subversive ; elle refait à rebours la route conquise pas à pas par chaque homme en sa vie ; il faut laisser à la police ce genre littéraire. » (Armand Robin, Écrits oubliés II, traductions.)

Cet homme passa son existence entière à refuser de se laisser localiser. Qu’on écrivît qu’il fut né – « contre toute évidence », précisa-t-il – le 19 janvier 1912, à Plouguernevel (Côtes-du-Nord), lui valut d’ironiser sur cette manie de ses contemporains pour l’état civil. Qu’il fût mort, le 29 mars 1961 – contre toute attente, cette fois – à l’Infirmerie spéciale du Dépôt (Paris), referma la parenthèse. Pour le reste, l’opinion commune ignora tout du cheminement de cet éternel proscrit devenu poète et indésirable.

Ce n’est pas sans gêne, par conséquent, que, partant sur ses traces, le chroniqueur soucieux d’en savoir davantage sur cette vie d’homme, s’en remet, par force, à la vieille méthode du pointage chronologique. Il admet, par avance, qu’elle ne dira rien de l’essentiel de cette vie, mais il espère que, mieux connue, son cours chaotique incitera le lecteur à aller voir ailleurs – dans cet au-delà du langage qui seul compta pour Armand Robin, et qui fait œuvre. Durable et magnifique.


1912.– Dans une ferme « grossièrement façonnée et plantée en plein chant de glaise », naissance, donc, le 19 janvier, à Kerfloc’h (Plouguernevel, Côtes-du-Nord), d’Armand Robin, huitième et dernier enfant d’une famille de paysans pauvres et illettrés. Entre un père dur à la tâche et sévère et une mère soumise et aimante, le jeune Robin ne perçoit du monde – son monde – que des échos en fissel, le dialecte de son pays natal. Jusqu’à sa scolarité, il n’entendra pas un mot de français.

1917.– La famille Robin s’installe au lieu-dit d’Ouesquier (Glomel), à une lieue environ de Rostrenen. Il y vivra son enfance entre fougères et ajoncs. « Je fus cette églantine disgraciée, écrira-t-il, dont nul n’eût osé dire qu’un jour elle serait fleur. »

1918-1929.– Une scolarité brillante le mène de l’école publique de Rostrenen à Notre-Dame de Campostal (Rostrenen) – collège religieux –, puis au lycée Anatole-Le Braz (Saint-Brieuc). Le garçon est doué, mais rétif. Brûlant les étapes, il devient un lecteur insatiable et curieux de tout. Au point que ses premiers professeurs, de l’espèce catholique intégriste, s’inquiètent pour son âme. Qu’à cela ne tienne, il ne craint pas de la perdre. Bachelier à 16 ans et déjà frondeur, il est promis, dit-on, aux plus grande destinées.

1924.– La famille Robin s’installe à Kergroas (Plouvenez-Quintin), laissant la ferme d’Ouesquier au fils aîné, Hyppolite, et à sa femme Christine. Armand, qui s’entend bien avec son frère, résidera plus souvent à Ouesquier qu’à Kergroas.

1929-1931.– Inscrit en « khâgne » au lycée Lakanal (Sceaux), le jeune homme trouve en Jean Guéhenno, son professeur de lettres, une oreille attentive. L’humaniste auteur de Caliban se prend, en effet, d’affection pour cet élève hors norme, dont les dispositions intellectuelles n’ont d’égales que l’insolence. Indifférent aux mœurs en usage dans la noble institution, il échoue à l’oral du concours d’entrée à l’École normale supérieure, mais obtient, au vu de son classement, une bourse lui permettant de s’inscrire à la faculté des Lettres de Lyon.

1932.– Inscrit en licence de lettres, le jeune Robin commence de s’intéresser aux autres langues, principalement finno-ougriennes et ouralo-altaïques. C’est à cette époque qu’il commence de s’initier au russe et au polonais.

1933.– Après huit jours de jeûne, en mars, il est exempté de service militaire. Au printemps, il effectue un voyage en Allemagne, où il est témoin des manifestations nazies. À l’été, il séjourne en Pologne, puis en URSS, où il travaille dans un kolkhoze. Sa déception est à la mesure de son attente, immense. Ce séjour décidera de l’orientation de toute sa vie. En novembre, il s’inscrit pour préparer l’agrégation. Le 28 du même mois, sa mère meurt. Le 3 décembre, il écrit à Jean Guéhenno : « Elle vécut comme l’ombre d’une personne, sans avoir jamais pu parvenir à la dignité d’un être ; elle vécut dans une sujétion et dans une peur perpétuelle, n’osant exprimer la moindre volonté, car la moindre volonté était punie. Que de fois celui que la loi m’oblige d’appeler mon père lui a souhaité qu’elle disparaisse ; que de fois elle-même a désiré cette tranquillité, qu’aucune méchanceté humaine ne pourra jamais troubler ! »

1934.– Malgré les désillusions rapportées de son séjour en URSS, il se sent proche de la CGTU et participe activement aux manifestations ouvrières lyonnaises. De retour à Paris, Robin, chaque fois plus préoccupé de « traverser les paroles », continue d’étudier les langues. En plus du russe, qu’il perfectionne, il s’initie, entre autres, au hongrois, à l’arabe, au chinois, au gallois, au flamand, au slovène et au macédonien. Reçu à l’écrit de l’agrégation de lettres, il échoue à l’oral. Le temps qu’il lui reste, il le consacre au voyage : l’Italie et la Bretagne. Pour survivre, il donne des cours.

1935.– Deuxième échec à l’agrégation. En avril paraît sa première critique littéraire dans la revue Europe, alors dirigée par Jean Guéhenno. C’est au même Guéhenno que, le 18 juillet, il livre, crûment, ses impressions d’URSS – « J’y suis allé ; j’ai mis bien longtemps à en revenir » – et sa certitude d’avoir traversé un « cauchemar », celui de se trouver immergé dans « un monde dans lequel tout sens de la dignité humaine est mort, traqué ». Le temps est venu, pour lui, de se tenir en marge de la « fausse parole », celle qui ignore les victimes pour mieux adorer les bourreaux. De cette époque datent Offrande et Sans passé, ses premiers poèmes publiés, et ses premières traductions du poète russe Essénine.

1936.– Nouvel échec à l’agrégation. À l’écrit, il remet une copie tendant à prouver que Madame de Sévigné n’a jamais existé. À l’oral, planchant sur un texte de Montaigne sur les pédants, il conclut son commentaire de texte en lançant aux examinateurs : « Les pédants n’ont pas changé ! » Plongé dans un grand désarroi, Robin ne trouve de bonheur et de repos que dans l’acte d’écrire. Ses textes, qui se dérobent à toute norme et à toute classification, mêlent poésie et prose. Malgré la publication d’Hommes sans destin, première partie du Temps qu’il fait, dans Europe, il cesse toute collaboration à la revue, qu’il juge trop inféodée au PCF et dont Guéhenno a quitté la direction. Désormais, il envoie ses notes de lecture à Esprit. Parallèlement, il entame une correspondance avec Jean Paulhan et publie quelques textes dans diverses revues confidentielles.

1937.– Robin poursuit sa collaboration à Esprit, dont la sensibilité chrétienne n’oblitère pas une certaine liberté de ton. En septembre, il y publie Une journée, nouvelle qui lui permet de se situer clairement dans le débat sur l’URSS. « C’est au nom des pauvres, écrit-il, qu’il faut condamner un système où en leur nom a été constitué dès le premier moment l’appareil le plus propre à les ignorer. » Et il ajoute : « Il faut par ailleurs se contraindre à proclamer que la plus juste, la plus attentive des révolutions ne profite qu’aux pires éléments et n’atteint pas ceux-là seuls qui en sont dignes, qui seuls la justifient. »

1938.– Parution dans Mesures, revue dirigée par Jean Paulhan et Bernard Groethuysen, de trois traductions d’Essénine. En mars, Robin reproche vivement à Guéhenno d’avoir cosigné – avec Aragon, Bernanos, Mauriac et Jules Romain – un « Appel à l’union nationale ». Il se dit plus proche, quant à lui, de la position des anarchistes. L’essentiel de son temps est consacré à l’écriture et aux traductions.

1939.– Début de sa collaboration à la Nouvelle Revue Française. Il y donne son poème Mort d’un arbre et une traduction, doublée d’une présentation, de Sur une flûte de vertèbres, de Maïakovski, travail qui lui vaudra les reproches d’Elsa Triolet et… une durable inimitié. Cette année est consacrée à la mise au point de son premier livre, Ma vie sans moi. Il donne, par ailleurs, des cours au lycée Hoche de Versailles.

1940.– En avril, parution, chez Gallimard, de Ma vie sans moi. La critique ne tarde pas à reconnaître Robin comme poète, mais passe sous silence ses « poèmes-traductions ». En juin, bien que réformé, il est incorporé pour quelque temps au 5e Régiment du génie, à Versailles-Satory. En octobre, il épouse Jacqueline Dastros, elle-même poétesse. En décembre, il donne un poème – Temps passés – à la NRF sous direction de Drieu La Rochelle. Le poème sera amputé d’une allusion, jugée indélicate, à Hitler.

1941.– Le 1er avril, il est engagé comme « collaborateur technique de seconde catégorie » au service des écoutes radiophoniques en langue étrangère du ministère de l’Information. Sa tâche consiste à capter les ondes courtes, la nuit, à son domicile, et à élaborer, pour le ministère, un bulletin d’écoute. Le travail est très lourd, puisqu’il occupe quotidiennement de douze à dix-huit heures de son temps. Parallèlement, il s’inscrit en chinois à l’École des langues orientales, traduit Goethe, achève la rédaction du Temps qu’il fait et collabore à Comoedia et à la NRF, où un court article – « Domaine terrestre » – témoigne de son refus de s’en tenir, comme d’autres, au refus de publier : « La nature propre de la pensée et de l’art, écrit-il, est de continuer – d’où pour l’écrivain des obligations assez simples : celle de ne pas faire dépendre son activité des événements, celle de défendre la civilisation de son pays, même si tout le reste est perdu. » Cette volonté d’insertion dans la vie littéraire de la France occupée lui sera, par la suite, vivement reprochée.

1942.– Parution, dans la collection blanche de Gallimard, du Temps qu’il fait et, dans la Pléiade, de ses traductions de Goethe. Poursuite de son travail de critique littéraire à Comoedia – il y écrit sur Péguy, Claudel, Eluard, Fargue, Valéry, Joyce et le surréalisme – et à la NRF. Réalisation d’émissions poétiques à la radio. Traduction de Pasternak. Sous cette boulimie productive couve, cependant, une authentique crise, dont témoigne le poème Lettre à mon père, daté d’août de cette année :

« Père, je suis allé plus loin qu’à nous il n’est permis ;
Ils me disent poète et savant ! Je n’ai pas trahi
Notre ferme d’éternité. Loin des bourgeois mauvais
Je tiens bon dans notre règne de simples choses vraies. »

1943.– Cette année-là est celle de toutes les ruptures. Le ministère de l’Information, lassé de ses impertinences et de ses provocations répétées, le congédie, ce dont il se félicite. On apprendra, par la suite, comme l’attestèrent Gilles Martinet et Henri-Paul Eydoux, que, depuis 1942, il livrait le double de ses bulletins à la Résistance. Au même moment, il se sépare de sa femme, cesse de collaborer à quelque revue littéraire que ce soit et écrit des textes de combat, qu’il diffuse de la main à la main ou par la poste. Le 6 septembre, il écrit à Paulhan : « Je pouvais continuer à fréquenter les salons, les familles convenablement notées par les milieux littéraires, etc. : non, non et non ! je refuse cet esclavage, je ne veux plus de cette trahison que j’ai trop longtemps supportée. (…) Je suis las, archilas, d’un monde de mensonge, d’un monde où, comme vous dites, on ne peut plus être propre qu’en mettant contre soi toutes les apparences. » Le 5 octobre, il écrit une lettre aux « tueurs » de la Gestapo, où il s’honore de vouloir apprendre la langue hébraïque et dénonce les crimes nazis. Vraisemblablement pris pour un fou, il ne sera pas inquiété. Désormais, la marge sera sa seule règle de conduite.

1944.– Il reprend pour son compte son bulletin d’écoute radiophonique, qu’il diffuse à divers organismes et journaux clandestins. Par ailleurs, il se lance à cœur perdu dans la traduction du poète hongrois André Ady. « Je pris bras dans ses bras, écrira-t-il deux ans plus tard ; dépersonnalisé, je fus sa personne ; dans tous ses mots apparemment je me suis tu ; je me servis de sa vie pour vivre sans moi un instant de plus. » Début novembre – et sur demande expresse, semble-t-il, d’Aragon –, le nom d’Armand Robin se voit ajouté à la « liste noire » du Comité national des écrivains (CNE) publiée le 21 octobre.

1945.– Désormais interdit de publication, Robin s’engage dans une lutte sans merci contre la « police de la pensée ». Il adhère à la Fédération anarchiste (FA) reconstruite – qui édite en plaquette ses Poèmes indésirables – et collabore activement à son journal, Le Libertaire. Pour le reste, il se livre à cette forme de journalisme tout à fait particulier, dont il est l’inventeur et que sa connaissance d’une vingtaine de langues a permis de développer : l’écoute de la propagande radiophonique la plus diverse – la « fausse parole » – et sa transcription et son analyse sous la forme de bulletins ronéotypés et distribués deux fois par semaine, moyennant paiement, à des abonnés, parmi lesquels il compte, dorénavant, l’Élysée, le Vatican, le comte de Paris et la plupart des rédactions de journaux parisiens. Pour ce faire, il s’est installé à son domicile de la rue Falguière un véritable studio d’enregistrement doté de postes de radio très puissants. Les écoutes se font la nuit. Le travail est épuisant.

1946.– Les Éditions anarchistes éditent les Poèmes d’Ady et les Poèmes de Boris Pasternak traduits et présentés par Robin. Sa participation aux activités de la FA est avérée : il participe, avec Georges Brassens, au groupe du 15e arrondissement, il est en charge de la Région Sud de Paris et de la Seine et il collabore régulièrement au Libertaire, qui compte ainsi un observateur très au fait des questions internationales. Parmi ses écrits de l’époque dans Le Libertaire, sa « Demande officielle pour obtenir d’être sur toutes les listes noires », publiée dans le numéro du 29 novembre, fera quelque bruit.

1947.– Robin reste, néanmoins, par bien des aspects, un franc-tireur rétif aux règles de l’engagement. « Dès que les hommes se rassemblent, écrit-il alors, ils travaillent pour quelque erreur, fabriquent des idoles. Seule l’âme solitaire est dialogue avec l’esprit de vérité. » Ainsi, sans renier ses convictions anarchistes, Robin commence à se dégager des pesanteurs militantes, préférant cultiver son penchant pour la solitude. À cette époque, il consacre l’essentiel de son temps à son travail d’ « écouteur », tout en continuant d’apprendre de nouvelles langues – le géorgien en l’occurrence. À partir de septembre, il donne des chroniques hebdomadaires à Combat, dont le matériau de base est tiré de son travail d’écoute des radios internationales. C’est aussi le temps où il opère un rapprochement avec Paulhan, qui a démissionné du CNE avec pertes et fracas.

1948.– En janvier, il donne encore deux articles au Libertaire – dont un sévère « Un petit-bourgeois : Jean Kanapa », qui se veut aussi une défense des surréalistes. Sa collaboration hebdomadaire à Combat se poursuit jusqu’au 29 mai. À la même époque paraissent, dans Les Cahiers de la Pléiade, Les Douze, d’Alexandre Blok, traduit par ses soins. Parallèlement, il renoue avec Paulhan qui, dans La Paille et le Grain, vient de fustiger « l’odieux et le ridicule de la liste noire ». En juin, son père meurt.

1949.– Parution, dans la traduction de Robin, de Quatre poètes russes – Blok, Essénine, Maïakovski, Pasternak – aux Éditions du Seuil. En cette année, il amorce un retour à l’activité littéraire proprement dite, mais réserve généralement ses collaborations à de petites revues – comme 84, fondée à l’initiative de Marcel Bisiaux et d’Henri Thomas –, même si, occasionnellement, il écrit encore dans Combat et à La Revue de Paris, à qui il donne le texte Moscou à la radio. Il travaille également à la rédaction de deux textes importants – L’Homme sans nouvelle et La Fausse Parole – et effectue un voyage en Laponie.

1950-1952.– La revue 84 publie Outre-écoute. Sa traduction des Poèmes d’André Ady est rééditée par les Éditions du Seuil. En octobre 1951 commence, pour lui, une nouvelle aventure : sa participation à « Poésie sans passeport », émission radiophonique de la RTF conçue par Jean Tardieu et Claude Roland-Manuel. L’émission, mensuelle, aura dix-huit livraisons et s’achèvera au printemps 1953. Robin y recréera, sonorités comprises, des textes traduits par ses soins de poètes russes, hongrois, hollandais, bretons et arabes, entre autres. Parallèlement, il inaugurera, en 1952, une chronique sur la naissante télévision, intitulée « L’œil de caniche ». Toujours en 1951, il rencontre Monique Dupont, jeune suissesse, à qui il propose le mariage. En novembre de la même année, il participe au numéro spécial de la NRF commémorant la mort de Gide, en donnant une traduction d’Élégie à Gide, d’Ernst Jirgal. L’année 1952 est également consacrée à la traduction de Savva Groudzine, conte d’Alexeï Remizov, qui paraîtra deux ans plus tard dans La Parisienne et dont Robin fera un scénario pour la RTF. Le 27 novembre 1952, il donne au Libertaire un article sur la disparition d’Eluard – « La véritable mort de Paul Eluard » – qui se conclut par ces lignes : « Par la force d’une sorte d’invisible prière anarchiste, nous voudrions obtenir de Paul Eluard, mort une première fois le jour où par lassitude d’être libre il s’inscrivit à un parti politique (et, dans son cas, le plus réactionnaire de tous), mort ces jours-ci, mais seulement matériellement, nous voudrions obtenir de lui épargner, dans le règne de la vérité et de la lumière, une troisième mort, une mort définitive : la mort sous le mépris… »

1953.– Parution, aux Éditions de Minuit, de La Fausse Parole, point d’orgue de sa réflexion sur la propagande. Parution, chez Gallimard, de Poésie non traduite, comprenant des poèmes « non traduits » du chinois, de la langue tchérémisse des prairies, du breton, du suédois, du finnois, de l’allemand, de l’hollandais, du russe, de l’italien et du hongrois. Collaboration à la Nouvelle NRF (NNRF) et à Preuves, le plus souvent sous la forme de traductions. Le 24 avril, un article d’Arts met fin à dix ans de silence médiatique sur Robin : « Il n’est pas de plus grand tourmenteur de langage », écrit son auteur, Marcel Bisiaux. Rupture avec Monique Dupont.

1954.– Sa collaboration à la revue La Parisienne, fondée par Jacques Laurent, s’ouvre – en avril (n° 16) –, par un article retentissant : « Se garer des révoltes ». Fidèle à lui-même, Robin y écrit : « Les poètes de ce siècle, on les reconnaîtra au fait qu’ils auront tout fait en toute circonstance pour être le plus mal possible avec tous les régimes successifs, avec toutes les polices, avec tous les partis (…). Aucune tactique, aucune stratégie, aucune ruse, aucune crainte de la pauvreté, aucun souci de la renommée. Sur tous les plans, une indépendance totale vis-à-vis de tout. » Au cours de l’année, La Parisienne publiera, en quatre livraisons, sa traduction de Savva Groudzine, d’Alexeï Remizov. Participe assez souvent à l’émission radiophonique de la RTF « Des Belles Lettres ». Traduit Adam Mickiewicz et Ricardo Paseyro. Le 18 novembre, il donne au Libertaire un article savoureux intitulé : « Le sort attristant de François Mitterrand », alors « premier flic de France » et auteur d’un célébrissime, mais hasardeux « L’Algérie c’est la France ».

1955.– Parution des poèmes de Mickiewicz traduits par Robin dans Les Cahiers des saisons, la NNRF et les publications de l’Unesco. Parution de Outre-écoute 1955 dans Monde nouveau.

1956.– Prend fait et cause pour les Algériens dans leur lutte pour l’indépendance. Fréquents démêlés avec la maréchaussée qu’il aime provoquer aux cris de « Je suis un Fellagha ! Je suis un Fellagha ! ». Il s’installe à Sèvres. Il traduit Omar Khayam pour le compte du Club français du livre. Son Bulletin d’écoute atteint sa diffusion maximale : autour de 45 exemplaires.

1957.– En juillet, Robin donne un poème satirique, La Veuve du capitaine, à La Nation française. Il sera suivi, en octobre, du Bébé d’A. et B. Avec la composition de La Restaurandière, évocation poétique de diverses serveuses de restaurant, et la publication, en décembre, du Cycle séverin dans la NNRF, cette année marque un retour à la poésie. Au théâtre du Ranelagh, Gérard Vergez monte, à partir des traductions de Robin, le spectacle Maïakovski par Maïakovski. Dans un article des Lettres françaises, le dénommé Ch. Dobzynski dira le plus grand bien de Maïakovski, le plus grand mal du metteur et scène et, sans jamais le citer, pis que pendre du traducteur. Sans oublier de recommander chaleureusement, au passage, le Maïakovski, vers et prose, d’Elsa Triolet. Comme quoi les porte-lance d’Aragon ne désarmaient pas…

1958.– Parution, chez Gallimard, d’un second volume de Poésie non traduite – avec, entre autres, des poèmes de Maïakovski, Mickiewicz, Ady, Wazyk, Paseyro, Hölderlin, Montale, Dylan Thomas, mais aussi des poètes gallois du VIe siècle et des mongols du XVIIe et XXe. Parution des Rubayat d’Omar Khayam au Club français du livre. Dépôt d’un scénario à la RTF pour un film sur Versailles. Collaboration à La Gazette de Lausanne. Il traduit Shakespeare. Après une séparation de cinq ans, il renoue avec Monique Dupont.

1959.– Parution, au Club français du livre, de deux traductions de Shakespeare : Les Gaillardes Épouses de Windsor et Othello. Parution, dans La Gazette de Lausanne, de la seule traduction du tchèque effectuée par Robin : Le Ballet des chats, de Milos Macourek. Dans la même Gazette de Lausanne est donnée, illustrée par Léonor Fini, sa traduction d’un autre Ballet des chats, imaginé par José Bergamín à partir d’un poème de Lope de Vega. Achat d’un appartement rue Fabert (7e arrondissement), pour lequel il s’endette inconsidérément. Épuisé physiquement et intellectuellement, Robin tombe malade.

1960.– Parution, au Club français du livre, de sa traduction du Roi Lear, de Shakespeare. Parution de deux autres traductions de Robin : une nouvelle de Lauro Olmo, dans les Cahiers des saisons, et trois poèmes de Marx Ernst, dans La Gazette de Lausanne. Pressé par ses créanciers, il utilise divers subterfuges pour reporter ses dettes. Mais rien n’y fait : ses meubles et ses livres sont saisis. Désespéré, il renonce à son mariage avec Monique Dupont et tombe de nouveau malade. Ses derniers Bulletins d’écoute datent de décembre. De pagination squelettique, ils s’interrompent le 6 de ce mois.

1961.– Parution, en janvier, à la NNRF, d’un essai sur les lais de Marie de France intitulé « Le Règne du cœur ». Il s’agit là du dernier texte de Robin édité de son vivant. Le 27 mars, il quitte son domicile. Arrêté le 28, après – semble-t-il – une altercation dans un café, il est conduit manu militari au commissariat du quartier, puis à l’Infirmerie spéciale du Dépôt, de sinistre réputation dans le Paris de cette époque. Il y décède le lendemain dans des conditions jamais éclaircies. Dans une évocation de son ami, Brassens racontera, bien plus tard, à Louis Nucera : « Il avait pris l’habitude de téléphoner tous les soirs au commissariat de son quartier. Il demandait le commissaire, déclinait son identité, donnait son adresse et disait : “Monsieur, j’ai l’honneur de vous dire que vous êtes un con.” Il n’avait pas toujours l’art de se faire des amis. »


Dans un témoignage donné au Monde des livres, le 12 avril 1985, Claude Roland-Manuel raconte : « Après sa mort dans un commissariat de police, nous avons essayé avec Henri Thomas de récupérer ses textes pour les préserver du pire, mais il y avait des scellés sur la porte de Robin. J’ai demandé alors à la concierge de me prévenir quand les déménageurs municipaux viendraient. Elle m’a téléphoné : c’était un 13 juillet. J’y suis allé avec Georges Lambrichs. Il y avait dans l’appartement de Robin une montagne de papiers qui semblaient monter jusqu’au ciel. Nous avons eu dix malheureuses minutes pour essayer de sauver quelques manuscrits. Les déménageurs piétinaient tout. Nous sommes repartis avec trois valises. Le reste des inédits de Robin est allé à la décharge publique. »

Répétons-le : le relevé de ces quelques traces ne disent rien de l’essentiel d’une vie placée sous le signe d’un flagrant délit d’absence, d’un éternel besoin de non-lieu. Détestant le lieu commun et l’apparence factice, Robin vécut toujours à contretemps de son époque, occupé seul d’en saisir les échos mutilants – la propagande –, d’en combattre les embrigadements – le stalinisme, en premier – et d’inciter qui voulut bien l’entendre à l’insoumission définitive. Pour le reste, une fois convaincu de sa non-présence au monde, il se livra au vertige du langage, jusqu’à l’épuisement de son moi dans la parole des autres, ces poètes infinis de l’infinie présence.

Parlant de l’un d’eux, André Ady, il écrivit : « Par sa vie saccagée, en butte aux attaques de tous, par sa destruction par lui contre lui chaque jour assurée, par sa mort insultée, le Hongrois Ady fut au-delà de toutes les patries ma patrie. » Et évoquant Adam Mickiewicz, cette fois, il précisa : « Son œuvre est une lutte contre la manie de définir un homme par les éléments matériellement visibles de son existence apparente : lieux, fréquentations, propos tenus à droite et à gauche. Ayant perdu sa Lituanie natale (et son petit coin lituanien qu’il avait plaisir à comparer à un coin de Bretagne), ayant épousé malgré tous les états civils cette Maryla Wereszczaka que jamais il ne devait revoir et ayant en fait été épousé d’elle malgré toutes les apparences, il mit l’essentiel de ses divers génies à obtenir en tout lieu non-lieu : il disparut de son existence, se suicida pour vivre. Jusque dans sa correspondance (en général, les lettres ne renseignent que sur leur destinataire !), Mickiewicz organisa son absence. »

Dans ces traces de « la vie des autres », on peut bien sûr voir des bribes d’un autoportrait.

Pol LE DROCH


Dans la même rubrique