Bandeau
A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Quand la CNT suscita une fascination irritée
À contretemps, n° 2, avril 2001
Article mis en ligne le 27 novembre 2008
dernière modification le 21 octobre 2014

par F.G.


■ Jérémie BERTHUIN
LA CGT-SR ET LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE
Paris, Éditions CNT, 2000, 200 p.

Dans les années 1930, l’anarchisme avait un phare. Sa lumière l’irradiait. Elle venait du sud du continent européen, d’un étrange pays de soldatesque et de chevaliers errants, de cléricalisme outrancier et de bouffeurs de curés, de nobliaux de caricature et d’hijos del pueblo. Entre mer et mer, la terre y était aride et verdoyante, le relief plat et montagneux, les langues multiples et variées et le Moyen Âge y côtoyait la modernité du siècle. Lieu de violents contrastes et d’âpres luttes, le mouvement ouvrier y avait cette curieuse particularité d’avoir entendu, au siècle précédent, la bonne parole portée par Fanelli, un Italien qui ne parlait pas la langue, député garibaldien de son état et néanmoins ami de Bakounine, qui, par extraordinaire, maladresse ou distraction, avait confondu les statuts de l’Internationale et ceux de l’Alliance pour la démocratie socialiste. Depuis, les exploités, qui devaient y trouver leur compte, s’étaient majoritairement rangés derrière le diable russe malgré tous les efforts d’un Lafargue qui ne paressa point pour les ramener vers le socialisme dit scientifique de son beau-père Marx. On chercha, au cours des ans, une explication à cet étrange entêtement. On n’en trouva pas de convaincante. Il fallut s’y faire : entre Pyrénées et Tarifa, l’anarchisme avait trouvé son point d’ancrage pour longtemps. D’où cette fascination que la mythique Espagne de la CNT et de la FAI exerça sur les minorités anarchistes agissantes qui s’en réclamaient en d’autres contrées où le marxisme, le léninisme, puis le stalinisme battaient mesure sans qu’on pût leur opposer de vraie résistance.

Par comparaison, l’anarcho-syndicalisme espagnol des années 1930 connaissait aussi bien sa force que les faiblesses des autres. Ce déséquilibre induisait en permanence d’étranges relations avec l’extérieur, faites de paternalisme et de condescendance, un certain hispano-centrisme l’incitant, d’ailleurs, plus volontiers au repli qu’à l’ouverture. Nosotros solos (Nous seuls) aurait pu être sa devise et servir à caractériser tant les liens qui l’unissaient, à travers l’AIT, à ses organisations sœurs que sa difficulté à concevoir une stratégie d’alliance [1] qui ne fût pas de reddition pure et simple. Nul doute n’est possible sur ce point : la CNT fut dominatrice. Certes, elle pouvait se le permettre : un bon million d’adhérents [2] aguerris à la lutte à la veille de la guerre civile, une presse d’excellente qualité largement répandue [3], une belle infrastructure de locaux divers (syndicats, bibliothèques, imprimeries, athénées). L’arrogance va souvent de pair avec la loi du nombre. La CNT en usa, en abusa même. Si elle pouvait irriter parfois, elle fascinait toujours.

Le livre qui nous intéresse ici a quelque chose à voir avec cette fascination irritée. Avec son contraire aussi : la désillusion qui naît du sentiment de trahison quand on attendait beaucoup, trop peut-être.

Jérémie Berthuin s’est plongé dans le sujet avec méthode. Très construit, l’ouvrage s’articule autour de trois grands thèmes : les histoires parallèles de la CGT-SR et de la CNT-FAI , la révolution sociale proprement dite et le « déviationnisme » de la CNT-FAI [4]. Synthétique, problématique, l’étude évite l’écueil du dogmatisme et la simplification. Le point de vue de Berthuin, clairement énoncé, rejoint la thèse de la CGT-SR sur les renoncements et – même si le terme est écarté – sur la capitulation de la CNT devant la contre-révolution stalino-républicaine.

Retenant comme objet d’étude la période allant de juillet 1936 (l’explosion révolutionnaire) à décembre 1937 (date du congrès de l’AIT qui légitime la position « circonstancialiste » de la CNT), Berthuin s’appuie sur une lecture systématique du Combat syndicaliste, hebdomadaire de la CGT-SR, couvrant la période. Il note la place prépondérante qu’y occupe le sujet espagnol et commente : « Cette tendance montre, d’une part, l’extrême dépendance de la CGT-SR envers les “compagnons” espagnols, véritables références ; d’autre part, la faiblesse organisationnelle de la centrale française obligée de puiser, la plupart du temps, en Espagne, de quoi remplir les colonnes de son hebdomadaire. » La relation de dépendance existe bien : la CNT, c’est, du point de vue de l’influence, ce que ne parviendra jamais à devenir la CGT-SR. Groupusculaire, elle passera par la fascination, par l’irritation et par la désillusion. Sa grande sœur, jouant de sa puissance d’abord, des « circonstances » du combat ensuite, la traita toujours avec dédain et commisération, avant de la mettre au pas pour que critique se taise.

L’histoire de la CGT-SR, mal connue et qui mériterait une étude spécifique, est d’abord l’histoire d’un empêchement : empêchement de mordre sur les bases de la CGT et de la CGTU, empêchement de radicaliser l’évènement en juin 1936, empêchement de peser suffisamment pour prétendre influer sur la CNT pendant la révolution espagnole. Ce qui lui manqua, ce ne fut ni l’énergie déployée – considérable –, ni l’intuition nécessaire – indiscutable sur certains aspects –, mais l’adhésion des masses à ses thèses. Or il est une loi de l’histoire qui, hélas, ne se dément pas : la pureté des intentions n’est rien sans le pouvoir de conviction. Dans le cas présent, la vigilance critique de la CGT-SR ne déborda jamais de son cadre, sans parvenir même à entraîner l’adhésion d’un mouvement libertaire français morcelé et cultivant ses rivalités. Bien sûr, elle joua son rôle, et pleinement, au sein de l’AIT, mais la CNT, qui pratiquait le rapport de force avec habileté, s’en tint à l’isolationnisme et n’en souffrit pas outre mesure. Elle se battait les armes à la main contre le fascisme quand la FAUD et l’USI n’avaient pu le vaincre. Elle s’en glorifiait quand cela lui servait. Le pragmatisme dont elle faisait preuve, disait-elle, était la condition de la victoire, sous-entendant qu’il fallait se taire dans les rangs. Et, sauf exception, la voix baissait toujours de peur qu’on finît par l’assimiler à celle de l’ennemi. Les principes ne tenaient pas devant la réalité. La guerre avait bon dos.

Prenons les choses au début et revenons-en à la fascination irritée. L’attrait qu’exerça la CNT sur toutes les minorités libertaires, et spécifiquement sur les anarcho-syndicalistes de l’époque – nous parlons des cinq années qui précédèrent la guerre civile – tenait précisément à sa capacité de sortir la théorie du bois en la mettant en pratique. La CNT irriguait les masses et ce, dans une période de repli généralisé de l’idée libertaire. S’il relevait indéniablement le moral, ce mouvement, par ses caractéristiques propres, heurtait cette culture de minorité qu’avait finie par intégrer l’anarchisme déclinant d’après la révolution russe. Quand le refuge dans la théorie masquait la débâcle générale, les compañeros se souciaient moins des sacro-saints principes que de la dynamique révolutionnaire. S’ils polémiquaient, s’ils se divisaient, s’ils scissionnaient même, c’était moins sur des questions purement doctrinales ou sur des interprétations historiques [5] que sur l’adaptation de la théorie à la réalité et aux circonstances auxquelles se confrontait la dynamique révolutionnaire. Ainsi, la question du « trentisme » relève de ce schéma : il était une réponse syndicaliste révolutionnaire à l’« insurrectionnalisme » et, de la même façon, la « gymnastique révolutionnaire » en était une autre au « possibilisme ». Aucun clivage ne reposait, stricto sensu, sur l’approche théorique. Il pouvait y trouver, certes, une filiation ou une justification, mais il partait, toujours, de l’interprétation de la réalité. Cet intérêt de l’anarcho-syndicalisme espagnol pour le réel en faisait sans doute une de ses caractéristiques.

L’exemple de l’attitude, pas toujours compréhensible, qu’il adopta, par exemple, quand se posa, à trois reprises pendant ces cinq ans, la question électorale, pourrait en attester. Si le mot d’ordre, chaque fois, fut celui de l’abstention, sa traduction dans les faits releva plus du pragmatisme [6] – de l’opportunité, pourrait-on dire – que de la théorie basique de l’anarchisme. Quand Berhuin, reprenant les interrogations de la CGT-SR, s’étonne de la position de la CNT, en février 1936, il relève bien le principe de réalité ( la question des emprisonnés) qui a présidé à son anti-électoralisme un peu schizophrénique (principe d’abstention sans campagne active), mais semble ignorer qu’il en avait été de même, en avril 1931 (avènement de la République). En novembre 1933, en revanche, la CNT avait prôné l’abstention active et s’était démenée pour le faire savoir. La raison, cette fois-ci encore, relevait du pur principe de réalité : il fallait que les socialistes paient le prix fort de la politique anti-ouvrière – et anti-cénétiste – qu’ils avaient menée en étant au pouvoir. La CNT, ce faisant, ramenait, certes, la droite aux affaires, mais pouvait espérer radicaliser la base ugétiste. Ce sens des réalités, au cœur de la pratique espagnole de l’anarcho-syndicalisme, était modérément prisé à l’extérieur. La CGT-SR le confirme quand, à la veille des élections de février 1936, elle rappelle : « La déclaration de principe : voter, c’est accepter d’être et de rester esclave, ne doit-elle pas demeurer aussi précise, aussi nécessaire, aussi indispensable qu’elle l’était en 1933 ? Oui, incontestablement. C’est la révolution et non un “gouvernement dit républicain” qui libérera les otages pris dans nos rangs. » Il n’empêche, tout porte à croire que la CNT ne fut pas pour rien dans l’arrivée au pouvoir du front populaire et... la libération consécutive des 20 000 prisonniers politiques, libertaires dans leur grande majorité.

Paradoxalement, l’idée assez précise que la CNT se faisait de sa force et de sa mission émancipatrice pouvait, comme ce fut le cas, la ramener au principe de réalité, mais elle n’en usait pas – ou peu – politiquement. Elle ne négocia jamais, par exemple – ce qu’elle aurait pu faire – une dérogation à ses principes contre un avantage quelconque, mais se détermina uniquement en fonction de ce qui lui paraissait favoriser le développement de sa mystique révolutionnaire. La contradiction est souvent soulignée par certains historiens qui, à l’occasion, ne manquent pas de relever, dissimulée sous la superbe et la prétention, une grande naïveté politique. La guerre civile, il est vrai, en révéla certains aspects.

C’est, donc, sur un terrain qu’elles n’avaient ni choisi ni souhaité que la CNT et la FAI se lancèrent à l’assaut du ciel : la résistance à un coup d’État militaire. D’emblée, les « rebelles » n’étaient pas ceux qu’on aurait pu croire, mais les autres. Par une étrange ironie de l’histoire, les hijos del pueblo se retrouvaient, de facto, dans le camp des « gouvernementaux » et des « légalistes ». Au cœur de la dynamique antifasciste, les militants anarchistes tentèrent spontanément, là où ils le purent, de déclencher la révolution, ignorant alors que la contre-révolution serait, malgré leur force, son ombre portée. Immédiatement se posa à la CNT la question du principe de réalité et des circonstances de la lutte, mais elle se posa dans des termes qu’elle n’avait pas soupçonnés et qui relevaient du piège.

Le 20 juillet 1936, la CNT est indiscutablement maîtresse du jeu en Catalogne. La situation est moins claire ailleurs : d’un côté, l’ennemi n’a pas été vaincu dans toute l’Espagne ; de l’autre, la CNT est partout la force déterminante, mais pas toujours la force décisive. Il lui faut donc partager la victoire avec les autres secteurs de l’antifascisme. Deux options se présentent : implanter le communisme libertaire – en assumant les conséquences que cela suppose – en Catalogne, en Aragon et dans une partie du Levant ou renoncer à la révolution tant désirée pour entrer dans une dynamique de coexistence politique antifasciste. Car telle fut bien l’alternative, et non celle de « dictature anarchiste » ou de « collaboration » [7]. José Peirats, dont l’analyse sur ce point précis [8] est d’autant plus fine qu’il ne nie pas les circonstances particulières du moment, date le renoncement de la CNT et de la FAI du jour où, formellement, elles reconnurent, en le légitimant, le pouvoir de la Généralité de Catalogne (soit vingt-quatre heures après le déclenchement de la révolution), le faux débat « dictature »-« collaboration » servant d’explication commode aux dérogations futures et de justificatif évident à la direction du mouvement – toutes tendances confondues, des « faïstes » [9] aux « réformistes » – pour faire admettre tous les accommodements que la guerre lui imposera.

De l’autre côté des Pyrénées, il s’agit de soutenir la révolution espagnole. La CGT-SR s’y emploie en mettant sur pied, avec les autres organisations du mouvement libertaire, le Comité anarcho-syndicaliste pour la défense et la libération du prolétariat espagnol (CASDLPE). Organisme de solidarité, le CASDLPE entend aussi livrer bataille sur le plan de l’information à travers L’Espagne antifasciste. La tâche est rude, cependant, d’autant plus rude que, comme le souligne Berthuin, « devant une classe ouvrière encadrée par les appareils politiques communiste (PCF) et socialiste (SFIO) et une CGT ultra-majoritaire (plusieurs millions de membres), les libertaires, et particulièrement la CGT-SR, ont du mal à se faire entendre ». Il n’empêche, la CGT-SR ne démérite pas : elle organise meetings et souscriptions, elle cherche des armes (et en obtient) pour ses compagnons d’Espagne, elle s’implique comme elle peut dans la construction du monde nouveau en y étant présente, à travers son comité de liaison de Barcelone où Aristide Lapeyre et Alexandre Mirande sont chargés d’accueillir les volontaires libertaires français à leur arrivée dans la capitale catalane. Elle mène aussi le combat idéologique contre le ralliement blumiste à la non-intervention, interprétée un peu mécaniquement comme volonté d’ « encercler la révolution espagnole ». Car, pour la CGT-SR, nul doute n’est permis : l’Espagne sera fasciste ou anarcho-syndicaliste.

On peut gloser sur l’illusion lyrique d’une époque que le triste temps présent rend si lointaine qu’elle prend des airs de légende. On peut y critiquer aussi cette part importante d’optimisme volontariste qu’elle portait en elle, ce goût immodéré pour la grandiloquence et la mystique révolutionnaire. Il reste que ces éléments étaient bien constitutifs du rêve émancipateur. Présents des deux côtés des Pyrénées, ils expliquent aussi le fossé qui finira par se creuser entre CNT et CGT-SR. L’épreuve des faits y sera pour beaucoup. Le commentaire sur la révolution n’est pas la révolution elle-même, surtout quand la guerre s’y mêle et, avec elle, l’inépuisable débat sur la meilleure façon de la gagner sans renoncer – ou le moins possible – au rêve émancipateur.

« Construire ? – pouvait-on lire dans l’éditorial du Combat syndicaliste daté du 4 septembre 1936 – Cela signifie : établir un système pour l’homme, un système qu’il impulsera, dirigera et fera mouvoir et qui ne l’écrasera jamais ; un système dont il sera le maître et non l’esclave, un système où il vivra, au lieu d’être condamné par lui au sacrifice et à la mort. » Confrontée à l’indépassable réalité espagnole d’une guerre imposée par le fascisme, la belle définition qui précède ne pouvait, évidemment, n’être qu’un vœu pieux. En septembre 1936, les circonstances de la lutte étaient connues et assimilées par le comité national de la CNT et le comité péninsulaire de la FAI : la guerre serait plus longue que prévu, l’inégale implantation de l’anarchisme ne permettait pas d’ignorer les autres forces, la collaboration était bien engagée à travers différents organismes de direction [10], le pacte de non-intervention était entré en vigueur. Dès lors, le déphasage entre la réalité et son interprétation ne fera que grandir, sans que la CNT ni la CGT-SR n’y contribuent d’ailleurs, mais simplement du fait du point de vue ou de la perspective du regard : on ne vivait pas à Barcelone ce qu’on vivait à Madrid, a fortiori à Paris.

Le mouvement révolutionnaire qu’ont connu la Catalogne et l’Aragon fut la conséquence d’un soulèvement populaire de résistance à un soulèvement militaire. La CNT et la FAI y étaient en position hégémonique. Au lendemain de la victoire, les instances du mouvement libertaire, dans la confusion certes, mais après réflexion, renoncent, par pragmatisme, intuition ou principe de réalité, à pousser leur avantage. Elles déclenchent un mécanisme de collaboration qui induira tous les choix postérieurs qu’elles effectueront. Parallèlement à ce renoncement – de fait, à la révolution –, se déroule spontanément un processus de collectivisation et de socialisation [11]. Il dure tout le mois de juillet sans contrôle aucun de la part de la direction de la CNT [12]. Ainsi, par un double mouvement, les organisations libertaires prennent, d’un côté, le pouvoir réel et, de l’autre et parallèlement, semblent organiser sa négation.

Deux types d’explication ont été avancées pour tenter de comprendre semblable paradoxe. Les deux relèvent de la classique dialectique base-sommet : soit la base aurait forcément été trahie par le sommet, soit le sommet, forcément plus responsable que la base, aurait interprété les circonstances à leur juste valeur. Selon qu’on regarde la lorgnette par l’un ou l’autre bout, on peut effectivement y adapter son point de vue. La vision globale des contradictions, pourtant, ne saurait faire abstraction de deux données, existentielles plus que théoriques, qui préludèrent au choix opéré : l’improvisation et la peur du vide. La première est facilement compréhensible : toute décision se prenait alors dans la plus grande précipitation, à chaud, sans le recul nécessaire ni la possibilité d’examiner les conséquences de tel ou tel choix. Cette part d’improvisation, tous les militants de l’époque la soulignent. La seconde donnée mérite qu’on s’y arrête un peu. Louis Mercier Vega n’est sans doute pas loin de la vérité quand il écrit : « Ce sont les dimensions du vide qu’ils ont à combler, c’est la nature des affaires internationales, c’est l’inconnu de la guerre moderne qui leur donnent tout à coup un sentiment d’infériorité. Ils se sentent hors de proportion avec les tâches qui relèvent classiquement de l’État : les finances nationales, la diplomatie, le commerce extérieur, la conduite de la guerre. [13] » Autrement dit, la tâche paraissait soudainement immense à des militants pourtant aguerris et préparés au combat. Autrement dit encore, la CNT et la FAI improvisèrent et collaborèrent parce que l’ampleur de l’événement brouillait leurs repères, parce que la responsabilité de la défaite était inassumable, parce que, circonstances aidant, l’antifascisme primait désormais sur l’anarchisme. Il n’est pas sûr que, dans les mêmes circonstances et disposant d’une identique force, la CGT-SR n’ait pas cédé aux mêmes impulsions.

S’il y eut bien mésentente ou déception à la suite de l’accueil, poli mais distant, que la CNT réserva aux projets de Pierre Besnard pour internationaliser le conflit en l’étendant au Portugal et au Maroc espagnol [14], Jérémie Berthuin date avec raison le point d’achoppement entre les deux organisations de l’entrée de la CNT au gouvernement de Largo Caballero en novembre 1936. « Si l’anarchisme commet l’erreur stupide de collaborer avec Caballero, ou simplement de l’appuyer, déclare Besnard, la révolution est perdue à jamais. L’unique moyen qu’a l’anarchisme de sortir de ce cercle infernal où il s’est laissé enfermer, c’est l’épreuve de force. Mais je me demande si les dirigeants de la CNT, aujourd’hui, sont les mêmes hommes que ceux du 19 juillet. » Les hommes étaient bien les mêmes. Seule la saison avait changé : on entrait dans l’hiver. Comme le remarque Berthuin, c’est pourtant « dans les mêmes termes » que se posait, en novembre, le choix de juillet. S’il existait une différence, elle n’était pas substantielle : quand Caballero proposa à la CNT d’entrer au gouvernement central, elle participait déjà au gouvernement catalan, au Conseil des Asturies, au premier Conseil d’Aragon, au Comité de salut public de Malaga. L’accession au gouvernement central ne pouvait s’interpréter autrement que comme le dernier degré d’une stratégie mise en place au lendemain de la « victoire » de juillet. Hormis la charge symbolique – et assez insupportable pour des anti-étatistes – que représentait sans doute ce nouveau pas en avant, il était logique, c’est-à-dire cohérent avec la ligne stratégique adoptée. Or, d’après la minutieuse analyse de texte que fait Berthuin, il apparaît que la première vraie critique de la CGT-SR date de fin octobre 1936 [15] et porte sur la dissolution du Comité central des milices antifascistes de Catalogne, sans doute sur-valorisé et présenté comme « organisme de défense révolutionnaire » et non comme organe de collaboration antifasciste. Suivront une série de mises en garde contre le déviationnisme et la prédiction, rapporte Berthuin, d’ « un divorce inéluctable entre des “dirigeants pleutres” (en l’occurrence, à mots couverts, ceux de la CNT-FAI) et une base (celle de la même CNT-FAI) sincèrement révolutionnaire ». Comme alternative à la dérive, la CGT-SR proposait, nous dit Berthuin, « l’alliance de classe et la “collaboration prolétarienne” sur le mode de l’unité d’action révolutionnaire souscrite par l’UGT et la CNT dans les Asturies en 1934 » et saluait en Durruti « l’une des forces sûres de la révolution, la garantie ferme que le mouvement s’acheminerait, malgré ses vicissitudes, vers les buts qui lui avaient été assignés », ce qui, l’hommage étant nécrologique, pouvait signifier, par antonomase, que la révolution était perdue.

À l’évidence, la CGT-SR s’est attaquée à retardement au « circonstancialisme » de la CNT et de la FAI. S’il semble que, dans un premier temps, la fascination et la mystique révolutionnaire aient, assez naturellement, nui à l’analyse lucide de la stratégie mise en place, il n’est pas sûr, cependant, que les anarcho-syndicalistes français ait opéré le lien entre la ligne choisie, au lendemain de la révolution, par les instances de la CNT et de la FAI et ses répercussions futures. Par ailleurs, la faiblesse argumentaire qui caractérisait leur critique et l’alternative proposée – l’alliance avec une UGT déjà en voie de satellisation par le stalinisme – nuisaient à la démonstration générale.

Si la suite des événements – cette réalité que seule la durée impose – a donné indiscutablement tort à la ligne stratégique adoptée par la CNT et la FAI, puisque non seulement elles ont été vaincues, mais qu’elles y ont laissé aussi beaucoup de leur âme, elle n’a pas validé pour autant l’hypothèse qu’une autre ligne de conduite eût été possible. Qu’on s’y pliât ou pas, les « circonstances » étaient bien celles qui poussèrent la CNT et la FAI à dévier des principes et à adhérer ponctuellement au front populaire antifasciste en en assumant toutes les conséquences. Le reste, bien sûr, en découla. C’est sans doute là que le jugement doit se faire plus sévère, ou moins compréhensif. Ce n’est pas la question de la collaboration antifasciste qui pose réellement problème, mais l’application avec laquelle la CNT et la FAI s’enfermèrent dans le piège, non de la collaboration, mais de la participation, puis de l’intégration à l’appareil d’Etat. « Les leaders anarchistes, écrira Mercier Vega, subitement sollicités par des hommes comme Luis Companys ou Largo Caballero, salués par leurs adversaires d’hier, placés sous les projecteurs de l’information vont s’efforcer de paraître aussi “sérieux” et “responsables” que les vieux renards de la politique classique ou de la diplomatie internationale. Le cas échéant, ils en remettront. [16] » La chose est certaine. Ni le courage physique dont ils avaient pu faire preuve, ni leur formation ne les protégèrent contre la dynamique interne des organes de pouvoir auxquels ils participèrent pour des raisons tactiques relevant du principe de réalité. Quant à la base, cette base mythique que cherchera désespérément la CGT-SR, cette base dont elle souhaita même qu’elle se soulevât contre des dirigeants « pleutres » ou capitulards, il faut bien reconnaître – et là est sûrement le point faible des thèses basistes – qu’elle ne le fit pas. Citons, une fois encore, Mercier Vega : « Malgré un manque d’enthousiasme évident, une mauvaise volonté de tous les jours et de fréquentes rébellions, les bataillons compacts de militants acceptèrent d’appliquer des mots d’ordre qui allaient à l’encontre de toutes leurs conceptions et de tout leur passé. [17] » On peut s’interroger sur ce relatif mais réel consensus entre la base et le sommet des organisations libertaires et, là encore, il est difficile de faire abstraction de la nature de la lutte et de la croyance générale à l’unité dans la guerre antifasciste, à la mobilisation de tous contre le fascisme [18]. Les militants aguerris, par ailleurs, se consacraient à des tâches d’organisation, de production, de combat. La double résistance que, de fait, ils menaient, contre les fascistes sur le front et les contre les stalino-républicains à l’arrière, les occupait assez pour avoir encore à mettre en question la valeur de leurs propres porte-parole. Quant aux nouveaux adhérents de la CNT – les « circonstanciels » de la guerre [19] –, ils n’avaient sans doute ni la même préparation ni les mêmes exigences que les anciens. Pour toutes ces raisons, la croyance, théorique elle aussi, en un soudain réveil des bases contre la trahison des dirigeants, relevait d’une vision assez largement mythique de l’anarcho-syndicalisme espagnol et d’une certaine méconnaissance des conditions de la lutte.

Si l’étude de Berthuin est porteuse d’enseignement, c’est peut-être précisément parce qu’elle montre parfaitement comment le fossé s’agrandit entre la CNT et la CGT-SR à la faveur d’un double mouvement de fuite en avant, pragmatique de la part de la première, de repli théorique de la part de la seconde. À la primauté donnée par l’une à la guerre antifasciste [20] répond la défense inconditionnelle de la révolution, chez l’autre. Au principe de réalité s’oppose le rappel systématique de principes intangibles. Sans équivalence avec la position « centriste » de Camillo Berneri [21] – dont l’opposition déterminée aux « anarchistes-gouvernementalistes » évitait la caricature et reposait sur une profonde connaissance, y compris militaire [22], de la situation politique et des rapports de force internes au camp républicain –, celle de la CGT-SR, si elle mit – parfois à contretemps – le doigt sur la plaie, n’évita pas toujours l’écueil du gauchisme, entendu ici comme un radicalisme un peu commode. De par sa situation, pourtant, elle aurait pu garder la hauteur nécessaire pour affiner son analyse et, d’une certaine façon, la rendre moins vulnérable.

En s’évertuant à traquer la différence entre la CNT d’avant et celle d’après juillet 36, en minimisant le poids des conditions existantes, en se réfugiant dans l’incessant rappel des principes, la section française de l’AIT est peut-être passée à côté de l’essentiel : une critique politique des « déviations » de la CNT. Pour en poser les jalons, il eût été nécessaire de chercher, outre les points de rupture, les similitudes de comportement entre l’avant-guerre et la guerre. Il y en eut au moins deux : le principe de réalité et la naïveté politique. Rien n’obligeait, en effet, la CNT et la FAI à s’intégrer aux instances de pouvoir. Seules les forces impliquées dans la reconstruction de l’appareil d’État avaient intérêt à les intégrer dans le but qu’elles lui transfèrent le pouvoir de la rue – qui n’est pas tout le pouvoir, mais sans lequel le pouvoir n’est rien – qu’elles incarnaient. Ce qui demeure étrange, et peu relevé, c’est le paradoxe suivant : pourquoi la CNT et la FAI ont-elles si mal négocié ce virage que les circonstances pouvaient justifier ? Pourquoi ont-elles accepté ce marché de dupes contre quelques postes de pouvoir au pouvoir très relatif [23] ? À cette question centrale, la réponse est malaisée. Felipe Orero avance l’explication suivante : « Les moyens de pression dont disposait le gouvernement – et, certes, il en avait – furent sur-valorisés. En revanche, furent sous-valorisés ceux dont elle [la CNT] disposait – et ils étaient conséquents et efficaces. La clef du problème, il faut peut-être la chercher dans la croyance, largement répandue et partagée alors, en une victoire républicaine. [24] » Qu’est-ce qui empêchait, en effet, la CNT, une fois écartée l’impossible ligne jusqu’au-boutiste et admise la collaboration antifasciste, de négocier en utilisant le rapport de force [25] favorable dont elle bénéficiait encore ? S’il fallait pousser plus avant la collaboration, pourquoi n’avoir pas accordé un soutien sans participation au gouvernement Caballero contre la garantie d’une reconnaissance des bases du pouvoir réel de la CNT et de ses conquêtes révolutionnaires ?

Le manque de vision politique, alors, serait bien le principal élément d’explication, et il vaudrait pour toute la suite de l’histoire. Un manque de vision qui – liée à la peur du vide, à l’improvisation et au mythe de l’unité antifasciste déjà évoqués – entraîna, par étapes successives, la CNT sur une route sans issue où l’argument « circonstancialiste » du profit qu’elle pouvait en tirer fut assez rapidement réduit à néant [26] et où elle perdit beaucoup de sa capacité à freiner la contre-révolution stalino-républicaine. Celle-ci joua avec constance toutes les cartes dont elles disposaient – l’ « aide » soviétique, la grande peur de la petite-bourgeoisie, l’asphyxie des forces révolutionnaires – jusqu’au coup de force catalan de mai 1937 où, sur sa terre d’élection, les militants de la CNT et de la FAI durent céder aux consternantes injonctions de cesser le feu de García Oliver et de Montseny. Là encore, une autre voie était sans doute possible, médiane, qui évita et la fausse victoire et la capitulation, un armistice par exemple ou une paix armée négociée sur la base du rapport de force toujours favorable à la CNT. Il n’en fut rien. Dès lors, les instances dirigeantes de la CNT et de la FAI n’assumaient plus leur propre force. Elles avaient fini par avoir peur de leur ombre, par abdiquer l’idée même d’un sursaut. En dix mois, la contre-révolution avait vaincu sans vraie résistance.

Dès lors, le désaccord entre la CNT et la CGT-SR était consommé. L’une et l’autre allaient s’enfermer dans leur logique et le terrain de l’affrontement sera l’AIT. Malgré une victoire temporaire des thèses de la centrale française au plénum de juin 1937, les Espagnols finiront par reprendre la main au congrès extraordinaire de décembre de la même année en imposant les siennes et, au nom de l’autodiscipline, une certaine forme de silence dans les rangs. La CGT-SR s’y soumettra et perdra, de fait, la direction du secrétariat de l’AIT.

En conclusion de son ouvrage, Berthuin, dans un raccourci un peu osé, déclare : « La CNT-FAI, guidée par les “circonstances”, a abandonné ce qui a toujours fait la spécificité de l’anarcho-syndicalisme. Il n’est plus, désormais, question de déviation mais de reniement identitaire pur et simple. » Le jugement porté, bien sûr, fait peu de cas de la complexité de la situation et s’en tient à l’idée, un peu simpliste, de l’abandon et de la trahison. Peut-être eût-il été préférable de saisir et de résumer la problématique à laquelle se trouvèrent confrontés les anarcho-syndicalistes espagnols face à la guerre civile. Si la question centrale était de gagner la guerre contre le fascisme, les techniques de mobilisation et de commandement finissaient par prendre le pas sur tout le reste. Ce point de vue existait aussi largement chez les libertaires, base et sommet confondus. Si la question était de gagner la guerre contre les fascistes en faisant la révolution, le choix des moyens se posait différemment. En renonçant à la tentative de créer un front antifranquiste dans le Rif, aux maquis andalous, à la guerre de guérillas, à l’utilisation politique de leur force, les libertaires espagnols ne renonçaient sûrement pas consciemment à la révolution, mais mettaient objectivement de leur côté tous les risques de la perdre. Il ne semble pas exagéré de dire que, partant du principe de réalité, l’anarchisme a cédé, dans un premier temps, à la dynamique de l’antifascisme et, par la suite, a joué la guerre au détriment de la révolution. Pour perdre l’une et l’autre. Il n’est pas sûr, pour autant, qu’à rallier les thèses de la CGT-SR, il ait eu, in fine, plus de chances de vaincre.

José FERGO


Dans la même rubrique