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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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La chandelle d’André B.
À contretemps, n° 34, mai 2009
Article mis en ligne le 19 mai 2010
dernière modification le 16 décembre 2014

par F.G.

■ André BERNARD
MA CHANDELLE EST VIVE, JE N’AI PAS DE DIEU
Papiers collés et petits textes

Lyon, Atelier de création libertaire, 2008, 128 p., 20 x 29, ill.

Chez certains êtres doublement inspirés, la lutte collective attise, en même temps que l’enthousiasme pour l’action directe, le goût du repli vers des territoires d’exception où seul le face-à-face entre soi et son monde peut donner sens au moment vécu. Ainsi, « c’est pendant un conflit de la presse, très dur […], très long (1975-1977, plus de deux ans), du syndicat du Livre contre un patron de journal » qu’André Bernard « commença de coller ses bouts de papier ». Pour « tenter un passage » et « renouer ainsi un dialogue sur d’autres bases que les mots ». Le collage comme une autre façon de dire, en somme. Avec les mains. Ces mains d’homme que la conscience doit retenir quand, le désespoir s’en mêlant, elles pourraient vouloir frapper la sale gueule du pouvoir. Au risque de se faire manger par lui ou de devenir son alter ego. Cette retenue, André Bernard l’a déjà apprise, du fond d’une autre lutte, comme on dit du fond d’un cachot, celui où il purgea dix-huit mois pour insoumission à la guerre d’Algérie. Une autre lutte, beaucoup plus difficile celle-là, qu’il mena auprès de sa compagne Anita et de quelques indéfectibles amis de l’Action civique non violente [1]. Sorti du trou, il ne varia pas, entre anarchisme et non-violence, tenant son rang. Par la plume et par le geste.

À quarante ans, donc, André Bernard décide de se servir de ses mains autrement que pour écrire ou pour enfoncer des clous de sédition dans les murailles du vieux monde. De la main à plume à la main à ciseaux et à colle, l’apprentissage se fera sur le tas. Le reste est affaire alchimique. On ne l’explique pas. Il assemble comme en rêve et le rêve porte la voix, celle du dedans. La rencontre avec le surréalisme, dit-il, se fit « par hasard ». On veut bien le croire, à condition qu’il fût objectif. Car elle venait de loin, pensons-nous, cette perspective cavalière. D’un en deçà de la mémoire vagabonde, à peine cultivée, certes, mais prête à jaillir. Comme envols de « rouges papillons » dans « l’impasse de la lune noire ».

À tourner les pages de ce splendide opus – quatre-vingt-quinze « papiers collés » et quelques « petits textes » de belle facture –, il faut bien en convenir : l’ouvrier du Livre, de surcroît traqueur de salissures et correcteur d’à-peu-près, a fini par faire œuvre propre entre images reconquises et mots de feu. Sans même le vouloir, en allant simplement de l’avant, au gré de ses errances poétiques et de « l’idée » – sans majuscule – qui le porte, comme l’anarchie porte le vent d’une éternelle révolte du sens commun. Le tout de l’œuvre – ou presque – est là, sous le regard chaviré de celui qui, la connaissant par bribes, la perçoit dans son ensemble.

Au cœur de l’œuvre, il y a la femme, immensément présente comme « turbulence de l’œil qui dort », errante, étrangère, libellule ou hippocampe. Et l’utopie, qui n’en est que l’autre versant quand elle se niche « sous les jupes de Flora Tristan », l’utopie « hors les lignes » et « quelques pas devant nous » faisant mouvement « entre les sources noires », déjà prête à « passer à l’acte ». Le monde, enfin, comme une menace, ce monde où « rien ne change », où la « soupe au sang » rougit « les dents sans lèvre du néant », ce monde qui n’est le nôtre que parce qu’il nous faut y vivre, ne serait-ce que pour attendre l’ « entrouverture des hostilités ». Avec patience, mais sans renoncement. Il y a tout cela dans l’œuvre graphique d’André Bernard, tout cela et le reste : la part des larmes et l’aube des passions, le mystère des signes et la vie rêvée des hommes. Tout en vrac, de papier collé en papier collé, comme chemin d’incertitude vers un autre temps de renaissance.

Encore on tourne les pages de ce livre, aussi soigné qu’on pouvait le souhaiter, et l’on se dit que l’amitié peut faire merveille quand elle se met au service d’une cause. Non par devoir, mais parce qu’elle le mérite. Alors, l’on se doit de saluer l’épatant travail des artisans libertaires lyonnais et de Solange Bidault. Cet André Bernard, que l’on tient soi-même pour un ami, le méritait bien, lui qui, sans compter, n’hésite jamais à mettre son savoir-faire d’ouvrier du Livre au service des copains. Car cette chandelle-là se passe aussi de main en main. Pour que le feu tienne et qu’il réchauffe les révoltes logiques. Il le faut.

Freddy GOMEZ