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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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La liberté par en bas :
de l’anarcho-syndicalisme au pragmatisme libertaire
À contretemps, n° 28, octobre 2007
Article mis en ligne le 24 juillet 2008
dernière modification le 30 novembre 2014

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Il en est de Rudolf Rocker comme d’autres grandes figures de l’anarchie. Ses disciples voudraient ne garder d’elles que ce qui colle à l’idée héroïque qu’ils se font du rêve émancipateur, entre insoumissions et barricades. C’est sans doute l’époque qui veut cela, cette basse époque où, pour ne pas sombrer, l’imaginaire se doit de puiser aux sources d’une histoire suffisamment légendée pour maintenir la flamme d’un autre possible. De là, ce goût immodéré des libertaires pour les héros morts au combat, et jeunes de préférence. L’épitaphe s’écrit alors d’elle-même, en lettres rouge sang, avec un peu de noir, pour l’esthétique.

Rocker, lui, est mort vieux, et de sa belle mort. Pour certains, c’est un tort. Et ce d’autant que la durée modifie souvent le regard porté sur les choses du monde et, ce faisant, sur la meilleure façon de le transformer. Ce fut son cas. Avec le temps, Rocker finit par douter de l’anarcho-syndicalisme, même s’il en garda l’idée de la liberté par en bas et le goût de la culture de soi-même – si chère à Pelloutier. Pour le reste, au sortir d’une guerre dévastatrice, il se mit en tête de penser l’émancipation selon d’autres prismes et sous d’autres angles.

Cette après-guerre est, le plus souvent, absente des études sur Rocker. Comme si le penchant qu’il manifesta, alors, pour un certain révisionnisme libertaire – ou son glissement vers ce que Jorge N. Solomonoff qualifia de « libéralisme d’avant-garde » – dispensait, par avance, de saisir le questionnement qui le sous-tendait. Sur cet aspect fort mal connu de l’évolution intellectuelle de Rocker, l’étude de Gaël Cheptou publiée ci-après apporte, pensons-nous, quelques utiles éclaircissements. Elle a, en outre, l’avantage de s’intéresser à certains traits spécifiques de l’anarcho-syndicalisme allemand, comme le furent, lors de sa genèse, la synthèse opérée entre plusieurs courants ou encore sa conception inédite de l’organisation ouvrière considérée comme « mouvement de culture ».


L’évolution de la pensée de Rudolf Rocker est difficile à saisir, non pas tant en raison de la complexité de ses idées mais du fait de ses modes d’expression. Des modes d’expression imposés, en grande partie, par les circonstances : discours et brochures d’agitation, ceux-ci étant souvent juste remaniés dans celles-là ; écrits traduits avant même de paraître dans leur langue d’origine, ce qui d’ailleurs n’a pas toujours été le cas. Il convient d’ajouter que rien ne se perdait chez Rocker. Ses inlassables activités de propagandiste itinérant et de libre chercheur – certaines parties de Nationalisme et culture, dont la rédaction lui a pris près d’un quart de siècle, ont d’abord paru dans la presse libertaire ou ont été présentées en conférence – lui ont fait prendre l’habitude de réutiliser, dans une large mesure, ses écrits antérieurs. Ainsi, des passages entiers se retrouvent dans des publications successives, parfois sur plusieurs décennies et jusque dans ses tout derniers articles. Par moments, on aurait presque le sentiment que Rocker n’a cessé, en fin de compte, de réécrire le même texte, qu’il modifiait selon les nécessités de l’heure, en en accentuant certains aspects, insérant ici un exemple historique, là une réflexion sur la situation générale : ce qui est sûr pour lui, c’est que la liberté doit venir par en bas  [1]. Une impression générale de continuité, donc. La pensée de Rocker connaîtra pourtant des inflexions sensibles avec le temps, en particulier au plan des rapports entre anarchisme et mouvement ouvrier. L’expérience des désastres d’un siècle qui, de ce point de vue, a été plus que généreux va, in fine, le conduire à remettre en cause les fondements d’un mouvement – l’anarcho-syndicalisme – qu’il avait pourtant largement contribué à définir, et le porter à promouvoir un anarchisme fort pragmatique.

Construire l’anarcho-syndicalisme

Témoin des balbutiements du syndicalisme d’action directe en France, Rocker en a d’abord été l’un des passeurs à l’étranger, par ses traductions vers le yiddish (Yvetot, Pierrot, Roller, etc.), mais aussi par sa participation à la lutte contre le « système de la sueur » dans l’East End de Londres, en particulier lors de la grande grève victorieuse de 1912. Avant la Première Guerre mondiale, alors que la social-démocratie internationale traverse une crise passagère, il y voit, quant à lui, et surtout, un moyen de surmonter les divisions du mouvement ouvrier et d’en finir avec sa fixation sur la conquête du pouvoir politique. Délégué de la Fédération anarchiste juive de Londres au congrès d’Amsterdam de 1907, il prend le parti de Malatesta au cours de la fameuse controverse sur le syndicalisme. À la question – selon lui purement rhétorique – de savoir si le syndicalisme révolutionnaire se suffit à lui-même, il répond, en général, par une boutade : rien ne se suffit à soi-même en ce bas monde – comme au ciel, d’ailleurs, n’en déplaise aux théologiens, Dieu n’ayant pu se passer de compagnie ! Plus sérieusement, il déclare : « L’anarchisme reste stérile s’il ne s’enracine pas dans un mouvement ouvrier ; et les luttes du mouvement ouvrier sont vaines si celui-ci n’est pas porté par les grands idéaux du socialisme libertaire. » [2]

Pour Rocker, la conscience de classe n’est tout au plus qu’un « vœu pieux ». Les luttes ouvrières sont déterminées par le « sentiment du droit », qui n’est pas l’effet immédiat des conditions économiques, mais l’effet plus général de la culture humaine dans l’individu – celle-ci donnant à l’indignation morale des hommes une expression juridique qui permet le passage à l’action (la solidarité). D’ailleurs, remarque Rocker, la vie économique n’est au fond que l’une des nombreuses manifestations de l’évolution culturelle. Ainsi, la culture humaine, « dont la formation a été l’œuvre d’innombrables générations et d’innombrables individus de toutes les couches sociales », constitue le « point de départ de toute évolution sociale, le pont qui relie le passé au futur » [3]. Pour lui, la question sociale ne saurait se réduire à une question de ventre. Jamais il ne cessera d’insister sur l’aliénation des travailleurs par rapport à l’espèce humaine, sur la nécessité de la culture de soi-même, dont il faut leur faire prendre conscience, tâche qui doit être au cœur de toute activité d’éducation libertaire [4]. Et, sous son influence – et celle de Gustav Landauer, dont il se fait ici le disciple –, la FAUD adoptera une conception similaire de la culture : « Sous le terme “culture”, nous rassemblons tous les efforts spirituels et physiques qui ont été faits par le passé dans le but d’arracher à la Nature une somme toujours plus importante de valeurs spirituelles et matérielles, de façon que chacun puisse en profiter aujourd’hui et demain. Pour nous, la grandeur de la culture ne se mesure pas à la multiplicité des possibilités qu’elle pourrait offrir ; c’est la proportion dans laquelle tous les individus sont associés aux acquis de la culture qui nous montre la grandeur de celle-ci […]. En ce sens, pour nous, justice sociale, culture et communisme sont des équivalents. »  [5]

Au cours de son premier exil, les doutes que Rocker nourrit à propos de la théorie sociale-démocrate, curieux mélange de lassallisme mal assumé et de marxisme darwinisé, se changent en certitudes qui ne le quitteront plus. En particulier, l’expérience de la misère dans l’East End lui a montré qu’il existe une limite physique en deçà de laquelle l’individu n’est plus capable de se révolter contre sa condition [6]. « La misère a la vertu de rejeter le futur dans le néant […]. Le régime du pain sec et de la margarine sécrète, en un sens, son propre analgésique », a écrit un connaisseur [7]. Pour Rocker, la « paupérisation absolue » des masses laborieuses empêche leur transformation morale et culturelle. S’il ne nie pas qu’une crise économique soudaine puisse provoquer une réaction populaire, ça n’est possible, selon lui, qu’à condition que les hommes aient gardé le souvenir de temps meilleurs. Opposé aux thèses catastrophistes – « plus ça va mal, mieux c’est ! » – ou ultra-radicales – « tout ou rien ! » – qu’il critiquera énergiquement jusqu’à la fin de ses jours, il privilégie la lutte offensive pour obtenir des améliorations immédiates du sort des travailleurs et la lutte défensive pour les conserver quand, acquises, elles sont menacées.

L’histoire enseigne, écrira-t-il en 1925, « qu’une grande misère n’a jamais été un facteur révolutionnaire […]. Dans le cas le plus favorable, la faim pousse les hommes à agir par désespoir, mais elle est incapable d’éveiller les instincts créateurs du peuple sans lesquels une révolution est tout bonnement impossible » [8].

C’est à Rocker, de retour d’exil en 1919, que la commission administrative de la FVdG va confier le soin de rédiger son nouveau programme. Celui que l’Union a adopté avant la guerre se révèle insuffisant, et une grande confusion règne parmi les localistes en ces temps de révolution : non seulement on appelle à la constitution d’un front unique avec les partis « ouvriers », les spartakistes et les « indépendants », mais on se prononce encore en faveur de la dictature du prolétariat. Adoptée en décembre 1919, la Déclaration de principes de la FAUD restera le grand texte programmatique des anarcho-syndicalistes allemands jusqu’en 1933. Elle s’inspire largement du communisme anarchiste, dont elle reprend explicitement les notions d’éthique sociale et de sociabilité naturelle telles que P. Kropotkine les a développées dans son ouvrage L’entraide, un facteur de l’évolution : « La division de la société en classes et la lutte brutale de “tous contre tous” sont deux caractéristiques de l’ordre capitaliste qui, conjuguant leurs funestes effets, pervertissent le caractère et le sens moral des hommes en repoussant les précieuses vertus de l’entraide et du sentiment d’appartenance à la communauté humaine – un trésor inestimable que l’humanité a hérité des différentes périodes de son évolution – au profit d’usages et de traits pathologiquement antisociaux qui trouvent leur expression dans le crime, la prostitution et dans toutes les autres manifestations de décomposition sociale. » [9]

Plus volontariste que Kropotkine, qui reste toujours plus ou moins prisonnier de sa croyance au fond libérateur de la science, Rocker espère pouvoir contrecarrer la déresponsabilisation éthique et la désagrégation communautaire induites par le Capital et l’État. Dans les syndicats, il voit, par exemple, la possibilité de restaurer ou de renforcer, par l’action directe et la solidarité de classe, ce qu’il appelle le « courage moral » des travailleurs. Parallèlement et à plus long terme, l’éducation socialiste doit leur transmettre les « capacités administratives » nécessaires à la gestion de la production et de la distribution que prendraient en charge, à la suite d’une grève générale, les syndicats organisés en associations verticales et horizontales de producteurs (fédérations d’industrie et Bourses ouvrières). Pour Rocker, il va de soi que les conditions de réalisation du socialisme libertaire ne résident pas dans l’évolution des forces productives mais dans une élévation générale du niveau culturel des masses laborieuses, que contrarie toute forme de pouvoir centralisé : « Considérant que le socialisme, qui est en dernière instance une question de culture, ne pourra être réalisé que par l’activité créatrice du peuple par en bas, les syndicalistes révolutionnaires rejettent toute forme d’étatisation, laquelle ne conduira jamais au socialisme, mais à la pire forme d’exploitation possible, le capitalisme d’État. » [10]

Dans une période où la FAUD compte plus de membres que le jeune parti communiste (KPD), Rocker considère que les anarcho-syndicalistes pourraient devenir l’avant-garde de la révolution : « Nous voulons être un avant-poste, un groupe de pionniers et d’éclaireurs de la minorité révolutionnaire, celle qui est capable de traduire […] en paroles et en actes, au cours de la révolution sociale, ce qui sommeille dans l’âme et le cœur des masses. » [11]

Jusqu’au milieu des années 1920, les articles et les discours de Rocker peuvent être considérés comme un long commentaire de sa Déclaration de principes destiné à en préciser certains points mal compris au sein de la FAUD – dont il devient le mentor et le théoricien sans y occuper de fonction officielle. Ainsi, il va associer à la critique de l’État (et de la dictature du prolétariat) une réflexion approfondie sur le fédéralisme : « Il existe deux types de vie sociale : il y a une vie sociale dont les formes particulières sont imposées aux hommes par en haut, par un pouvoir central. Et il y a une vie sociale qui se développe librement de la base au sommet et qui se fonde naturellement sur la communauté d’intérêts des hommes et sur leurs liens de solidarité réciproques. » [12]

Pour Rocker, centralisme et fédéralisme ne sont pas seulement « deux organisations techniques différentes » mais deux « états d’esprit » opposés qui se manifestent, par ailleurs, dans les formes d’organisation du prolétariat [13].

Quant à l’organisation justement, il ne se lasse pas de répéter que le syndicat est la seule qui soit réellement prolétarienne. D’un point de vue historique, remarque Rocker, les « partis prétendument ouvriers » sont le fruit de la transposition d’une forme d’organisation spécifiquement bourgeoise dans le mouvement ouvrier, ce dont témoigne, en particulier, leur fixation sur la question de la prise du pouvoir (et la centralisation interne qui lui correspond) [14]. En outre, il est incontestable, à ses yeux, que le « système parlementaire n’a qu’un seul but, celui de couvrir du voile de la légalité juridique un système de mensonges et d’inégalité sociale – de faire en sorte que l’esclave appose lui-même le tampon de la Loi sur sa condition d’esclave » [15].

Ce qui distingue, à l’époque, la FAUD des autres organisations révolutionnaires en Allemagne, c’est son antimilitarisme militant et les principes non violents qu’elle adopte. Et l’un des écrits de Rocker les plus diffusés en Allemagne (à des centaines de milliers d’exemplaires), c’est précisément le discours qu’il prononce devant un congrès national des ouvriers de l’armement, à Erfurt, en mars 1919, dans lequel il appelle à cesser la production d’armes de guerre – qui ne peut que servir les intérêts de la contre-révolution – et à la transformer, par les méthodes de l’action directe, en production de biens socialement utiles [16]. En ce qui concerne le recours à des moyens violents, Rocker défend, quant à lui, une position plus nuancée : « Si l’idée d’une phase de violences me répugne, je ne crois pas qu’on puisse s’en sortir dans certains circonstances sans utiliser la violence comme moyen de défense. C’est pourquoi, même en ce qui concerne les actes isolés, mon avis diffère de celui de Oerter [non-violent intégral] ; je me range ici plutôt à l’avis de Malatesta (“Pas plus de violence que nécessaire”). » [17]

Les luttes pour le pain quotidien

À partir de 1923-1924, Rocker estime que la période d’agitation révolutionnaire est terminée en Allemagne. Avec le recul, il prend conscience qu’on a qualifié abusivement de révolution les événements survenus en novembre 1918.

« La révolution est le déchaînement de toutes les forces nouvelles qui, agissant au sein de l’ancienne société, aspirent à la réorganisation de la vie sociale et qui, arrivées à maturité, font sauter les formes anciennes pour créer une vie nouvelle adaptée à leurs besoins propres […]. Une autre caractéristique de la révolution tient en ceci que ce renouvellement des conditions de la vie sociale n’est pas dicté d’en haut, mais surgit de l’action directe et immédiate des masses populaires. » [18]

La révolution de Novembre n’a été que la débâcle d’un système politique causée par les dépenses de guerre et la défaite militaire du Reich allemand. Et peut-être même sa planche de salut. Alors, pour préparer la prochaine révolution, il faut revenir aux fondamentaux. À l’éducation socialiste de longue haleine. Rocker va donc chercher à démontrer que les luttes pour le pain quotidien sont des « batailles à l’avant-garde de la révolution ».

Les syndicats constituent, pour Rocker, les « écoles pratiques et foyers d’éducation » de la classe ouvrière dans lesquelles les expériences quotidiennes du combat de classe sont décortiquées et assimilées par les travailleurs, ce qui leur ouvre de nouveaux horizons et fait naître en eux de plus hautes aspirations de culture. Il s’agit là de « l’une des plus grandes conquêtes des luttes prolétariennes contre la classe des capitalistes » [19].

La FAUD ne s’en tient pas aux luttes salariales qui, de toute façon, ne résoudront pas en elles-mêmes la question sociale. Pour Rocker, le « pain quotidien », c’est le pain mangé librement. Les anarcho-syndicalistes doivent tout faire pour réduire le champ d’action de l’État, pour contenir l’influence néfaste qu’il exerce sur les différents domaines de la vie sociale dès que l’occasion s’en présente. C’est d’ailleurs, insiste-t-il de plus en plus à cette époque, ce qui distingue radicalement le mouvement anarcho-syndicaliste des autres organisations, sociales-démocrates ou bolcheviques, qui œuvrent, quant à elles, pour le capitalisme d’État.

Pour Rocker, être contre l’État ne signifie nullement être indifférent à la forme qu’il prend, car l’extension des libertés collectives est nécessaire à l’émancipation du prolétariat du triple point de vue politique, économique et social. Depuis son passage dans les groupes illégalistes de Paris au début des années 1890, il sait que le mouvement libertaire ne peut pas remplir sa mission éducative dans la clandestinité – laquelle conduit par ailleurs à reproduire les structures autoritaires de la société que l’on prétend combattre (« Les extrêmes se touchent »). Qu’il doit, au contraire, tâcher d’élargir sans cesse son audience auprès des masses laborieuses. De là, ayant sans doute à l’esprit le sort tragique de ses amis italiens et espagnols, Rocker conclut, en 1925, que de deux maux, il faut savoir choisir le moindre : « Et si, un jour, nous sommes obligés de choisir entre un régime fasciste ou dictatorial ou bien un Etat constitutionnel bourgeois, nous privilégierons sans hésiter le second. En faisant ce choix, nous ne nous ferons pas la moindre illusion. Nous savons pertinemment que cette décision ne nous libérera pas du joug de l’autorité étatique ni de la tyrannie de la législation bourgeoise. Mais nous savons aussi qu’il y a une profonde différence selon que l’on est obligé de vivre dans un régime où la libre parole est étranglée, où tous les droits conquis de haute lutte sont supprimés, où toute action en faveur des opprimés est étouffée dans l’œuf, où notre dignité est sans arrêt traînée dans la boue – ou de vivre dans un système politique qui nous donne la possibilité de nous exprimer librement, oralement et par écrit, de nous organiser, un système garantissant à l’individu une certaine liberté d’action qui lui offre un espace plus ou moins étendu pour comprendre et défendre ses intérêts sociaux. »  [20]

De la part de révolutionnaires, c’est une pure folie, pense-t-il, de croire qu’un régime d’oppression brutale (ou une période de noire misère) provoquerait automatiquement une forte réaction populaire, favorisant du même coup la cause de l’émancipation des travailleurs. S’adressant explicitement aux groupes dits « ultra-gauches », il affirme avec force, au contraire, qu’il est absurde de considérer que les droits sociaux et les libertés collectives constitueraient un inutile cadeau offert, dans un bon jour, par les maîtres – ou subtilisé, en douce, par leurs laquais au Parlement. Ou encore un cadeau empoisonné, autre formule à la mode dans cet « eldorado des slogans politiques » qu’est l’Allemagne de l’époque [21]. Pour Rocker, en effet, c’est, dans les deux cas, confondre les causes et les effets. Les gouvernements, tout comme les patrons d’ailleurs, accordent des droits non pas par bienveillance à l’égard des masses, mais parce qu’ils y sont contraints sous la pression populaire et qu’ils veulent à tout prix leur donner force de loi de peur que les dominés se rendent compte, un beau jour, que ces droits ne viennent pas d’en haut mais qu’ils ont été acquis par eux-mêmes, du fait de leurs propres forces. Ces droits sont d’ailleurs toujours l’objet de menaces, car les oppresseurs cherchent constamment à les abroger ou, plus mesquinement, à les vider de leur substance par des tours de passe-passe juridiques. Ainsi, d’après Rocker, seule une vigilance de tous les instants permet de les sauvegarder : « Ce n’est pas parce qu’ils sont écrits sur un morceau de papier juridique que les droits existent ; non, les droits n’existent réellement que lorsqu’ils sont devenus un besoin existentiel du peuple, quand celui-ci les a, pour ainsi dire, dans le sang. Et on les respectera tant que ce besoin restera vivant au sein du peuple. Quand ce n’est plus le cas, il est inutile de compter sur l’opposition parlementaire ou de se réclamer de la Constitution […]. Les droits et les libertés politiques n’ont d’utilité pratique que lorsqu’ils font partie des mœurs du peuple, quand tout projet qui y porterait atteinte doit tenir compte d’une résistance des plus acharnées de la part des masses. C’est en sachant conserver sa dignité d’être humain qu’on impose le respect. » [22]

Pour Rocker, il existe donc un seuil minimum de liberté – comme il existe un seuil minimum d’aisance matérielle – en deçà duquel tous les efforts d’émancipation sont voués à l’échec.

Libéralisme contre barbarie

À la fin des années 1920, devant la montée des fascismes brun et rouge, Rocker prend conscience des tendances profondément nationalistes, impérialistes et antilibérales de la forme étatique de capitalisme qui succède au système de libre concurrence.

Pour lui, c’est un « nouveau féodalisme » qui se profile à l’horizon, une rechute dans la barbarie. Rocker voit dans la rationalisation de l’économie capitaliste – caractérisée par la création de monopoles d’État et l’introduction de nouvelles méthodes de travail à grande échelle (taylorisme-fordisme) – une « tendance ouvertement réactionnaire » qui, nécessitant des formes de domination mieux adaptées, mène tout droit au « fascisme déclaré ou masqué » [23].

Fragmentée, la classe ouvrière se retrouve désarmée pour résister au cours des événements. Pour Rocker, elle a toujours été divisée en de nombreuses catégories de travailleurs, dont la « morgue de caste » n’aurait rien à envier, dit-il, à celle des autres couches sociales. Mais, à l’heure actuelle, ces oppositions naturelles sont d’autant plus funestes que la tactique des capitalistes consiste justement à détruire la solidarité ouvrière à coups de primes personnalisées et au moyen du chômage de masse. En conséquence, il considère que les tensions exacerbées à dessein entre travailleurs qualifiés et non qualifiés, entre ouvriers et employés, et surtout entre ouvriers actifs et chômeurs, « ne pourront être surmontées que par des éléments d’ordre éthique » [24]. Par l’éducation socialiste, encore et toujours. Mais le problème, c’est que la désunion des prolétaires n’est pas la seule conséquence de la rationalisation de l’économie : « Le travail à la chaîne et l’utilisation raffinée de chaque mouvement musculaire font du travailleur un automate pour qui le travail perd toute signification, et qui doit payer au prix de sa santé et de sa vie cette infâme atteinte à son humanité. » [25]

Rocker évoque même la possibilité d’une « dégénérescence totale de la classe des producteurs ». En effet, pour lui, il ne fait pas de doute que les nouvelles méthodes de travail, en intensifiant l’exploitation des travailleurs, étouffent du même coup leurs aspirations culturelles. D’où son mot d’ordre : « Non à la division intensive du travail et à la rationalisation au prix de la dégradation physique et spirituelle des hommes ! Unité du travail, décentralisation de l’industrie, union de l’industrie et de l’agriculture, et éducation intégrale des hommes leur permettant de travailler physiquement et intellectuellement : voilà les fondements et les conditions d’un socialisme pratique et constructif. » [26]

Pessimiste, il prédit, alors, qu’une vague de répression sans précédent va s’abattre, en particulier sur les organisations anarcho-syndicalistes – comme c’est déjà le cas dans plusieurs pays du monde –, car elles sont les seules à faire preuve de combativité et de résistance. Le mouvement ouvrier organisé, quant à lui, se nationalise, et il « s’embourgeoise » en devenant, de facto, un pilier essentiel de l’ordre capitaliste mondial [27]. D’une manière générale, Rocker entrevoit un système de domination « dans lequel les organisations économiques du mouvement ouvrier seraient totalement neutralisées en tant que forces sociales d’opposition » [28]. Ainsi, là où réside précisément, la puissance des travailleurs, le système la vide de sa substance. Face à cela, la seule solution que Rocker envisage consisterait à promouvoir un regroupement international des organisations économiques révolutionnaires dans le but de mener des actions au-delà des frontières nationales.

Quand le SPD et le KPD voient dans l’étatisation de l’économie une période de transition vers la société future, Rocker critique violemment cette acceptation résignée de l’évolution économique apparaissant au « marxisme » comme une « nécessité historique ». Pour lui, le capitalisme organisé tel que le théorise, par exemple, le dirigeant social-démocrate austro-allemand Rudolf Hilferding, c’est « le capitalisme d’État dans toute sa splendeur » : « C’est en réalité l’organisation du capital en vue du pillage méthodique des producteurs et des consommateurs. » [29]

À sa façon, Rocker souligne ainsi la contradiction insoluble dans laquelle la social-démocratie allemande est enfermée depuis la fin du premier conflit mondial, contradiction qui explique ce qu’il appelle la « faiblesse de caractère » des sociaux-démocrates, qui se retrouvent devant le fascisme comme le lapin hypnotisé par le serpent. Cette social-démocratie voudrait conserver en temps de paix ce qu’elle appelle les « acquis du socialisme de guerre » (ou parfois « socialisme » tout court) tout en préservant le parlementarisme et les droits démocratiques, auxquels elle est attachée en raison de son passé d’opposition libérale à l’Empire wilhelminien. Et ce, écrira Willy Huhn, jusqu’à ce que des « sociaux-démocrates plus conséquents » de ce point de vue-là – les nationaux-socialistes – reprennent son projet sans s’embarrasser, pour leur part, de la moindre considération démocratique [30].

Face aux dangers que fait courir à l’humanité l’expansion mondiale du capitalisme d’État, Rocker va s’efforcer, au début des années 1930, de justifier historiquement – par-delà les luttes de tendances qui ont eu raison de la Première Internationale – l’opposition irréductible entre le socialisme libertaire et le socialisme autoritaire, en ayant amplement recours à l’héritage du libéralisme. Ainsi, il en viendra à considérer le socialisme libertaire comme « l’exécuteur testamentaire du libéralisme » [31].

Pour lui, en effet, le socialisme a subi, au cours de son évolution, l’influence de deux grands courants de pensée antinomiques : le libéralisme et la démocratie. Partant de l’individu, le libéralisme entend limiter l’action de l’État, tandis que la démocratie veut l’étendre en essayant de lui faire correspondre la notion abstraite de « volonté générale » [32]. Mais attachés, l’un comme l’autre, au droit de propriété, ces deux camps politiques ne sont pas parvenus à réaliser leurs idéaux respectifs car, rappelle Rocker, tant que les travailleurs seront obligés de vendre leur force de travail aux propriétaires des moyens de production, il ne saurait être question de « garantie des droits personnels de chacun » ou d’« égalité de tous devant la loi ». De la rencontre du socialisme naissant avec la démocratie et le libéralisme, d’une part, et avec le mouvement ouvrier, d’autre part, vont naître les ailes autoritaire et anti-autoritaire de l’Association internationale des travailleurs. Alors que les premiers feront tout pour s’emparer du pouvoir politique dans le but de transformer la société par l’État, les libertaires refuseront, quant à eux, de combattre le mal par le mal. L’État et l’ordre capitaliste ne faisant qu’un, à leurs yeux, la lutte contre l’exploitation économique doit nécessairement s’accompagner d’une lutte radicale contre la machine qui la rend possible.

Les socialistes autoritaires étant responsables de la disparition de la Première Internationale et de la profonde division du mouvement ouvrier qui en a résulté, ils sont mal placés, estime Rocker, pour appeler désormais à l’unité des travailleurs contre le fascisme. De la même façon, comme l’a montré l’expérience de la Russie bolchevique, la politique d’hégémonie des « partis marxistes » – qu’illustre, pour l’heure, la lutte féroce que se livrent, en Allemagne, communistes et sociaux-démocrates – ne conduira jamais au socialisme.

Pour le mouvement anarcho-syndicaliste, le temps est donc venu de faire plus que jamais preuve d’intransigeance à leur égard : « L’horrible peste de notre temps, ce n’est pas la réaction politique qui, sous des formes fascistes ou voisines, menace actuellement la société ; le plus grave danger aujourd’hui, c’est la réaction spirituelle qui fait que les hommes soient sensibles à ce genre de mouvements. Et c’est pour cette raison que faire la moindre concession au nationalisme fasciste ou au capitalisme d’État russe revient à faire perdre un peu plus de terrain au socialisme, à trahir la liberté humaine, à poignarder la future révolution sociale. » [33]

Refusant tout front unique, Rocker se voit même reprocher, au sein de la FAUD, un manque de souplesse tactique. Les désastres qui s’enchaînent à partir de la prise du pouvoir par les nazis en Allemagne jusqu’à la Seconde Guerre mondiale lui semblent cependant confirmer ses analyses et ses prédictions pessimistes. Pour lui, l’écrasement de la révolution espagnole dans une indifférence quasi générale prouve que le mouvement ouvrier a cédé aux sirènes du capitalisme d’État et que, trop idéalisées, les masses y ont, après tout, peut-être trouvé leur compte. En 1939, comme Janus, la réaction dévoile enfin son vrai visage après avoir détruit les dernières organisations révolutionnaires.

Ayant pris conscience de l’extrême vulnérabilité des sociétés libérales, Rocker va alors tenter, dans la limite de ses possibilités d’expression et de ses moyens, de mettre à leur service certains acquis de son anarchisme. Si tel n’a pas été, évidemment, le but initial de la rédaction de son grand œuvre, Nationalisme et culture – dont Augustin Souchy dira que son auteur méritait au moins le prix Nobel –, sa traduction en anglais (1937) alimente, en tout cas, bien des discussions, surtout dans la gauche libérale américaine et exilée [34]. Pour Rocker, il s’agit bien, désormais, de prévenir la « catastrophe universelle » et de défendre les sociétés libérales, qui sont les seules, insiste-il, à garantir un minimum vital de liberté et d’aisance matérielle. Partant de là, on commence d’observer, chez lui, une certaine réhabilitation de l’État démocratique, qui se confirmera avec le temps, même si, jusqu’à la fin de sa vie, il affirmera qu’il n’a toujours pas fait la paix avec lui.

Quand survient cette « catastrophe universelle » qu’il redoute depuis 1933, Rocker se range résolument du côté des Alliés. De même, il appelle les anarchistes à résister aux « cannibales bruns » qui, selon lui, ont sciemment provoqué la guerre. Reprenant presque terme à terme la position qui fut celle de Kropotkine en 1914, cette guerre est un combat pour la défense de la culture et de la « Déclaration universelle des droits de l’homme ». Quant à ses positions d’antan – que ne manquent pas de lui rappeler les militants anarchistes opposés à la participation à la résistance (ceux qui le surnomment alors le pro-war anarchist) –, elles lui semblent pour le moins dépassées. D’ailleurs, il se sent tenu d’admettre que, déjà à l’époque, P. Kropotkine « avait un bien meilleur jugement de la situation générale en Europe » [35].

Après la catastrophe : le révisionnisme libertaire

Qu’il nous soit permis de citer ici une opinion somme toute assez significative de l’état d’esprit qui prévalait chez les libertaires allemands au sortir de la catastrophe que représenta la guerre. Elle est d’Eugen Brenner, ouvrier peintre et anarcho-syndicaliste. « Ils me font pitié, déclarait-il, tous ceux qui ne savent pas encore que la démocratie est une forme de société dans laquelle, pour des individus libertaires, il est possible de vivre, et la dictature une forme dans laquelle cela est impossible. Soit ils ont vécu sur la Lune ; soit ils n’ont connu ni les camps de concentration, les caves de la Gestapo ou les prisons nazies, ni la cruelle émigration, ni les caves du Guépéou. Aujourd’hui, je suis prêt à défendre, les armes à la main, la démocratie soi-disant capitaliste contre tout agresseur, qu’il soit de droite ou de gauche. » [36]

L’après-guerre venue sur la défaite du régime nazi, l’ « impérialisme rouge » constitue, désormais, pour Rocker, le principal danger qui menace la paix mondiale. Convaincu que l’histoire risque de se répéter, il est persuadé que l’URSS, en empêchant la démilitarisation générale des peuples, succède au Reich allemand comme bastion de la réaction. Pour lui, c’est à l’humanité tout entière de tirer les leçons du passé et d’en finir avec la funeste politique d’hégémonie des États, tâche indispensable si elle veut éviter que se produise un nouveau cataclysme mondial, à dimension probablement nucléaire cette fois [37].

Dès lors, une conviction s’ancre en lui : il faut sortir de l’ornière du mouvement ouvrier. Pour Rocker, en effet, le temps de la conquête des usines par les ouvriers est définitivement révolu. Comme l’écrit, en 1946, un de ses correspondants, l’anarchisme doit désormais dépasser la « vision prolétarienne du monde » qu’il incarne pour devenir un « humanisme ou libéralisme révolutionnaire » [38]. En l’espace de quelques décennies, entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, l’héritage d’un siècle et demi de libéralisme a été mis à sac. À l’avenir, pense alors Rocker, il faudra redoubler d’efforts pour ré-enraciner les idées de liberté et de dignité humaines au sein des masses populaires, ce qui prendra, estime-t-il, sans doute plusieurs générations. Prenant ses distances avec la théorie kropotkinienne, il n’est plus question pour lui, comme au début des années 1920, d’éveiller les consciences, mais de les éduquer, voire de les rééduquer. Dans ces conditions, poursuit-il, le mouvement libertaire doit devenir le gardien de la tradition libérale, ce qui impose de repenser fondamentalement l’anarcho-syndicalisme classique. De l’AIT, écrit Rocker à Helmut Rüdiger au début des années 1950, « il ne reste plus que le nom, et ce qu’il faudrait envisager à l’avenir, c’est une internationale libertaire sur une base beaucoup plus large » [39].

Dans le prolongement d’une série d’articles parus, à la fin des années 1920, dans le Fanal d’Erich Mühsam, où il avait examiné les « problèmes actuels de l’anarchisme », Rocker remet maintenant en question la doctrine anarcho-syndicaliste elle-même, et en particulier la perspective d’un socialisme libertaire fondé sur les syndicats : « Il faut rejeter la croyance en un système économique unitaire parce qu’un tel système tuerait l’économie […]. Ce qui a réellement fait la grandeur de la pensée socialiste, ça n’a jamais été de chercher à donner une forme unitaire à l’économie, mais de lui donner un fondement éthique qui vise à répartir aussi équitablement que possible les produits du travail. » [40]

Dans la même veine, il s’en prend aux « fanatiques de l’unité à tout prix » – parmi lesquels il range la CGT d’avant 1914 –, qui « croient pouvoir tout ramener à une norme unique avec leur rouleau compresseur, alors qu’en réalité ils détruisent tout ce qu’il y a d’organique, en en faisant une insipide bouillie » ; ces unitaires à tout prix oublieraient que « la réaction commence toujours là où on essaie de ramener la vie à une certaine norme » [41]. Malgré le ton général de ses remarques et les exemples qu’il choisit, il n’est pas douteux que Rocker se livre, alors, à un réexamen largement autocritique. Si l’organisation continue, à ses yeux, d’être une nécessité, il insiste désormais sur le fait qu’elle peut aussi représenter un réel danger d’étouffement de l’esprit et de l’initiative de ses membres [42]. Transposant ici à toute forme d’organisation ouvrière – et non plus seulement au socialisme autoritaire – la critique appliquée au centralisme politique, qu’on retrouve pleinement développée dans Nationalisme et culture, Rocker y voit une force tendanciellement mécanique qui incline toujours, tout comme l’État, à ne plus respecter les lois de la vie. Même s’il ne renie pas – ni ne reniera jamais – ses positions du début des années 1920, il pose les jalons d’une critique radicale de l’anarcho-syndicalisme, que va développer, dans toutes ses implications, son ami Rüdiger. En voulant se doter d’une forme d’organisation et d’une pratique adéquates puisées, au tournant du siècle, dans le syndicalisme révolutionnaire français, le mouvement libertaire se serait imprégné, au passage, de la théorie fataliste de la lutte des classes et d’une conception naïve de la révolution, aux forts relents millénaristes et jacobins. De là découlerait, selon Rüdiger, une croyance – infondée, mais largement répandue chez les anarchistes – à la révolution comme « panacée universelle » devant mettre fin, d’un seul coup, aux souffrances de l’humanité par l’action de classe et la syndicalisation de la société [43].

Désormais, Rocker pense l’émancipation d’après-guerre en des termes forts différents. Ainsi, il incite, par exemple, les anarchistes à envisager la création d’une « fédération mondiale des peuples libres », peuples eux-mêmes organisés sur le principe fédéraliste, qui se substituerait aux États autoritaires, centralisateurs et nationalistes. Dans son projet, il accorde un rôle déterminant à l’Allemagne et à l’Europe. À l’Allemagne parce qu’elle a perdu toute souveraineté étatique en 1945 et que, « pays du milieu », elle pourrait devenir le pivot d’une « fédération des peuples européens » ; à l’Europe parce qu’elle doit s’unifier sur le plan économique si elle veut venir à bout des problèmes que pose la reconstruction.

« Désormais c’est à l’aune du projet de fédération européenne qu’on doit mesurer l’intérêt de tout mouvement social et de toute proposition visant à transformer les conditions actuelles. » [44]

Pour Rocker, la situation de l’Allemagne en 1945 permet aux libertaires de reprendre l’initiative. Ainsi, dans une brochure éditée deux ans plus tard par la SAC suédoise et préfacée par Rüdiger, il se propose de définir des champs d’intervention concrète dans l’Allemagne vaincue. Ce texte donne une image assez fidèle de son anarchisme révisé. Un anarchisme fortement teinté de libéralisme, plus pragmatique, plus « constructif » ; une pensée, en somme, qui reste attachée à la perspective anarchiste tout en rejetant les luttes de classes et la révolutionnarité.

Rocker invite, par exemple, les rescapés de la FAUD à intervenir au niveau municipal pour mettre en pratique, dans le cadre de la reconstruction du pays, les principes fédéralistes du socialisme libertaire. Il leur recommande, par ailleurs, d’adhérer aux syndicats renaissants – qu’il pense plus ouverts aux expériences de la FAUD – dans le but de les inciter à prendre en charge la réorganisation et la gestion de la production. Pour lui, les luttes salariales doivent désormais passer au second plan. Œuvrant à la « destruction de l’économie de profit et à la transformation de la vie sociale par une répartition équitable des produits du travail », le mouvement coopératif constitue, à ses yeux, un autre terrain d’activité à ne pas délaisser [45]. Et c’est sur ces trois piliers (municipalités, syndicats et coopératives) que Rocker fait reposer l’ordre social nouveau, première étape vers la « fédération des peuples européens », qui doit préfigurer cette « fédération mondiale des peuples libres » qu’il appelle de ses vœux.

Son programme semble abonder dans le sens des discussions des groupes anarcho-syndicalistes locaux qui se reforment depuis 1945 – au moins pour certains d’entre eux, en particulier à Darmstadt, où Alfred et Grete Leinau organisent plusieurs rencontres qui vont déboucher sur la fondation, en 1947, de la Fédération des socialistes libertaires (FSL). De fait, les activités de la FSL ne vont pas tarder à se limiter à la publication d’une revue purement théorique (Die freie Gesellschaft), au demeurant peu appréciée des militants – surtout en Rhénanie et dans la Ruhr –, qui la trouvent trop molle et trop éloignée des réalités de la vie pour attirer les jeunes travailleurs. À l’Est, s’ils ne se retrouvent pas dans les camps de concentration dont ils viennent à peine de sortir, les anarchistes ont très peu de possibilités d’action au niveau municipal, à moins d’adhérer à un des partis autorisés.

Des voix s’élèvent alors contre la révision doctrinale de Rocker et son approche pragmatique des choses. C’est le cas, en particulier, du Groupe international Bakounine, qui rassemble des anciens collaborateurs de la revue War Commentary et dont le groupe londonien Freedom se charge de diffuser les publications. On lui reproche, et vivement, de verser dans l’opportunisme en mettant les anarchistes allemands sous la coupe du gouvernement militaire d’occupation et en promouvant une forme de capitalisme autogéré au niveau communal. Une violente polémique éclatera même à propos d’Erich Mühsam, dont les deux tendances revendiquent la filiation intellectuelle et politique. Le courant anti-Rocker cherchera, de son côté, à former – sans succès – des organisations unitaires sur le modèle des « blocs anti-autoritaires » qui sont nés spontanément, au milieu des années 1920, du rapprochement des anarchistes, des anarcho-syndicalistes et des communistes de conseils dans quelques villes allemandes.

Dans ses derniers textes, d’inspiration sensiblement proudhonienne, Rocker critiquera tous ceux qui, parmi les anarchistes, lui semblent voir les choses « à travers les verres fumés de la tradition ». Ainsi, indiquera-t-il, le terme de compromis serait devenu un « mot-fétiche » qui déclencherait chez eux d’incontrôlables réactions de peur [46]. En faisant clairement référence au social-démocrate Eduard Bernstein, pour qui il a visiblement de l’estime [47], Rocker est d’avis qu’un « révisionniste », loin de trahir la cause, est un homme qui cherche seulement de nouvelles voies praticables.

« L’anarchisme et l’idée de la liberté en général sont des idées, non pas absolues, mais seulement relatives et partant, elles sont soumises à de continuelles transformations […]. Les idées absolues conduisent toujours au despotisme de la pensée et, là où leurs représentants en ont le pouvoir, au despotisme du fait. » [48]

Cette mise en garde a, pour lui, valeur testamentaire : elle expliquerait pourquoi les révolutionnaires d’hier sont très souvent les réactionnaires d’aujourd’hui.

Gaël CHEPTOU