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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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D’une mutation anthropologique
Réflexions générales sur l’apparition du capitalisme
Article mis en ligne le 4 mai 2015

par F.G.


Aux confluences d’une approche marxienne et anthropologique, Silvia Federici, historienne et militante féministe étasunienne, se penche, dans Caliban et la sorcière [1], sur les mutations économiques liées au développement du capitalisme et de l’État qui – de la fin du XVe siècle (mais surtout du XVIe) et jusqu’à la fin du XVIIIe – vont bouleverser les sociétés rurales européennes et provoquer des dynamiques de conflits dont l’étude peut nous instruire dans un contexte historique où, rebaptisé néo-libéralisme, ce système s’impose désormais comme fait social universel et univoque.

Le fétichisme de la marchandise, disait Marx, est un rapport social [2]. Il se présente historiquement comme un procès de transformation de la subjectivité des individus mis désormais au service de l’économique. Cette subjectivité est le produit d’une société donnée – avec ses mythes, ses rites, son univers symbolique, son organisation sociale, sa relation à la communauté des « hommes » et à la nature. Elle façonne tout un système de représentation et d’échanges constituant le sujet dans ce qu’il a de plus intime. Feindre de l’ignorer, c’est déjà opérer un choix épistémologique qui tourne le dos à tout un pan des sciences humaines. C’est donc sous cet angle que Caliban et la sorcière ouvre des perspectives nouvelles à la critique sociale en analysant le capitalisme comme procès de domination de l’économique sur le social et d’enfermement de ses sujets dans un système de représentation qui lui est propre.

Sur les luttes sociales de la fin de l’époque médiévale, les processus d’expropriation qui se développent en Europe à la fin du XVe siècle, la « lutte contre le corps rebelle » et la « grande chasse aux sorcières », les réflexions de Silvia Federici entrent souvent en écho avec les travaux de certains théoriciens classiques de l’École de Francfort, mais aussi avec les théoriciens de la critique de la valeur (Krisis, Anselm Jappe, Gérard Briche, etc.). L’historienne s’efforce de démontrer comment, à partir du XVIe siècle et tout au long du XVIIe, se mettent en place, au nom de la rationalité et du principe de rendement, des politiques étatiques qui bénéficieront, au XIXe siècle, des conditions historiques de leur triomphe avec, notamment, la constitution du mythe de l’État-Nation fonctionnant comme instrumentalisation de l’histoire (le roman national) et de la géographie (le mythe des frontières naturelles). Cette forme d’expression d’une rationalité exclusive et hégémonique – culte du progrès, de l’efficience et de la performance – représente une forme de paradigme que l’on peut tout aussi bien décliner pour comprendre notre époque. Dans la continuité de Marx, Silvia Federici se concentre sur la période anglaise des « enclosures », période durant laquelle les grands propriétaires fonciers clôturent les terres qui appartenaient à la communauté paysanne afin de rentabiliser l’élevage des moutons. Avec les « enclosures » s’amorce, à la fin du XVe siècle, en Angleterre, un mouvement de privatisation des terres qui se développera aux XVIe et XVIIe siècles. Le développement du salariat – et surtout la primauté accordée à la valeur d’échange sur la valeur d’usage, qui induit une relation au travail marquant la fin du monde médiéval – annonce le début d’une ère nouvelle. Cette mutation économique, sociale et idéologique, insiste l’historienne, va aussi transformer, pour les besoins de la rationalisation capitaliste de la production, le corps en « machine-travail » : il sera dès lors « travaillé » par une logique propre au processus de création de la valeur. De plus en plus subordonné « à un procès de travail reposant sur des formes uniformes et prévisibles », le corps « pourra donc devenir un outil s’ouvrant aux infinies possibilités des manipulations uniformes et prévisibles » [3]. Cette mutation va de pair avec la création d’un État dont Hobbes fut, avec son Léviathan, le théoricien.



Les sociétés précapitalistes se présentaient comme des sociétés régies par des structures symboliques relativement homogènes englobant le social et l’économique, mais aussi ce que la société contemporaine soumise à l’économie marchande qualifiera d’art, et bien entendu certains aspects de la vie psychique, y compris ses manifestations considérées comme pathologiques dans le cadre d’un processus d’acculturation (Georges Devereux). Dans ces sociétés, le fou, le mystique et le simple avaient, nous dit Yves-Marie Bergé, une fonction intégratrice pour l’ensemble de la communauté [4]. Leurs paroles, insolentes ou naïves, facétieuses ou railleuses, presque toujours décalées et parfois inspirées, disaient des « vérités socialement subjectives » dont le « contre-ordre », accordé par la coutume, favorisait l’expression. L’État moderne s’attachera à l’éradiquer à travers son appareil policier et idéologique.

Il est sans doute bon de rappeler, à ce propos, qu’en France la résistance à la création d’un État fort et centralisé se manifesta sous le règne de Louis XIII et de son premier ministre, le cardinal de Richelieu, puis de Mazarin, véritables gestionnaires de fortune, au sens moderne du terme, pour eux-mêmes et leurs amis, apôtres de la concentration des moyens de production et du contrôle de l’impôt. L’État imposa sa loi sur le modèle du droit romain qui se voulait universel. La transformation est fondamentale. Régine Pernoud nous aide, à travers le court extrait qui suit, à comprendre ce que cela implique en termes de « fait social » : « Or, justement, toute volonté individuelle se trouve limitée et déterminée par ce qui fut la grande force de l’Âge féodal : la coutume. On ne comprendra jamais ce que fut cette société si l’on méconnaît la coutume, c’est-à-dire cet ensemble d’usages nés de faits concrets et tirant leur pouvoir du temps qui les consacre ; sa dynamique est celle de la tradition. Un donné, mais un donné vivant, non figé, toujours susceptible d’évolution sans être jamais soumis à une volonté particulière. [5] » La transcendance de la loi se substituera à l’immanence de la coutume. Vers la fin du XVIe siècle se développe un processus de « gestion » du royaume qui préfigure la création d’une fonction publique moderne (Max Weber). Ce qui va enfin pouvoir se mettre en place à cette occasion, c’est un processus de dépossession qui facilitera la réification des rapports sociaux [6]. Deux conditions qui vont de pair avec la mainmise du pouvoir de l’économique sur le social – dont le capitalisme assurera, parce que nécessaire à son essor comme système, le triomphe, « pour que soient remplies les conditions d’une production capitaliste à plein rendement » [7]. La volonté de construire un ordre social assujetti à un État centralisé, et donc à ses lois, ira en se renforçant jusqu’à l’invention de l’État-Nation. Mais, nous disent ces auteurs, les résistances sont aussi anciennes que sa stratégie.



Les révoltes plébéiennes sont d’autant plus dérangeantes que, dans l’immense majorité des cas, elles demeurent bien souvent insaisissables si l’on néglige leur dimension anthropologique en leur appliquant une grille de lecture mécanique de type marxiste. Leur complexité – manifeste, notamment, dans le rapport qu’elles entretiennent avec l’irrationnel et le fait religieux (comme fait social) – ne peut être approchée qu’en prenant des chemins de traverse, comme ceux qu’emprunta, par exemple, Walter Benjamin.

Citons les soulèvements des communes du sud-ouest de la France – Quercy (1624), Angoumois (1636), Gascogne (1639-1643), Rouergue (1643), Limousin (1650) – qui mêlaient hobereaux, roturiers, curés de paroisse et praticiens de village, paysans vivant dans une misère sporadique, écrasés par le poids des inégalités et de l’injustice face à l’impôt, notamment la gabelle, qui firent suite aux révoltes de 1548 en Guyenne [8]. Sans oublier, les rébellions des Pitauds, en 1548, sous le règne d’Henry II, des Gautiers, en Normandie, en 1589, et les guerres paysannes en Alsace et en Lorraine, aux confins de l’Empire germanique, en 1525. La révolte des Croquants, dénomination qui, dès 1594, désignaient de façon péjorative les paysans révoltés du Périgord, inspira deux siècles plus tard au romancier périgourdin Eugène Leroy la figure de Jacquou le croquant. L’historien Jean Nicolas recense, entre 1660 et mai 1789, sur l’ensemble du territoire français, pas moins de 8 528 cas de rébellions, révoltes et séditions plus ou moins graves dont les archives gardent des traces [9].

L’instauration de taxes de plus en plus lourdes justifiées par les frais de fonctionnement d’une justice, d’une police et d’une armée de métier au service d’un ordre social soumis au pouvoir central, provoque des réactions violentes réprimées sans ménagements (massacres de masses, tortures, procès iniques). Mais la résistance prend aussi la forme d’un affrontement culturel qui touche toute une société. Ainsi, dans sa volonté de réforme, la « technocratie » étatique s’opposera parfois aux officiers royaux et aux magistrats en place [10]. À ces charges supplémentaires viennent s’ajouter, dans les campagnes, le poids des conscriptions militaires qui, en temps de guerre, se multiplient, désorganisant la vie communautaire, brisant des liens sociaux, et désorganisant les travaux des champs – car les labours et les moissons sont une affaire collective vécue au rythme des saisons et des rites qui les accompagnent. Cette soldatesque, avec son lot de déserteurs, de démobilisés livrés à eux-mêmes, sans oublier les unités d’active, garnisons et régiments, entretenant avec « la légalité et la discipline un rapport d’à-peu-près » [11], est source de tensions pour la société qui en porte le fardeau. De même, l’entretien d’une caste de fonctionnaires et autres stipendiés d’un appareil d’État bureaucratique de plus en plus important pèse durement sur la vie quotidienne de la population administrée, ce qui alimente en retour le ressentiment dans un contexte d’acculturation douloureuse. Car si on voit la charge de cet appareil, les « services » qu’il rend vont rarement au-delà de la coercition imposée par des hommes d’armes chargés de le mettre en place de gré ou de force. D’autant que la santé et l’éducation sont laissées aux bons soins des congrégations religieuses qui disposent de leur propre source de revenus en imposant lesdites populations en tant qu’institution et/ou en tant que propriétaires terriens prélevant cens, droits de banalité, etc. La fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe voient les notables s’enrichir. Ces « nouveaux riches » ne tarderont pas à s’emparer des fonctions de contrôle social et des moyens de production propres à l’économie de marché. Le « bourgeois gentilhomme » de Molière (1670) est bien ridicule dans sa volonté de singer ses « clients », mais, un siècle plus tard, ses petits-enfants et arrière-petits-enfants auront acquis et les codes conférant leur légitimité à leur volonté de puissance et la science de leur utilisation qui leur permit d’exercer le droit qu’ils s’imaginaient avoir de prendre la place qu’ils convoitaient. En toute bonne foi !



Dans le prolongement des projets politiques de Richelieu ou de Fouchet, de Louvois et de Colbert, la création de vastes zones administrativement homogènes, la concentration des moyens de production à travers le développement des manufactures, la sécurisation des axes interurbains de nature à faciliter la circulation des marchandises manufacturées et des denrées alimentaires en direction des villes vont de pair avec le contrôle idéologique et policier des populations concernées. Dès le XVIIe siècle, les biens communautaires [12] furent objet de remises en cause provoquant, à chaque fois, des réactions très vives de la part des communautés rurales. Il s’agissait là encore d’une atteinte à une forme d’organisation incluant la participation des villageois aux assemblées générales pour y délibérer et prendre part aux votes dans le cadre d’une gestion collective de la vie communautaire, pratique dont on comprend aisément en quoi elle entravait les transformations sociales requises par le développement de l’échange marchand dans le cadre d’un modèle capitaliste.

Le XVIIe siècle sera ainsi traversé de convulsions, de révoltes armées, de manifestations anomiques. La nature hystérique des possessions, des transes, des exorcismes et des affects irréductibles à l’ordre de la Raison technicienne ne doivent pas occulter la nature profonde des enjeux, alors incompréhensibles pour l’entendement d’un « homme dans le siècle », et ce quelle que soit son origine sociale ou géographique. C’est aussi en ce temps-là que les industries textiles et métallurgiques prennent une certaine ampleur et que, par voie de conséquence, apparaît – à côté des rentiers de la terre, du négoce et des offices royaux – une nouvelle « strate socio-culturelle » qui en viendra peu à peu à réclamer son dû en terme de partage du pouvoir. Son idéologie, tout d’abord véhiculée par le calvinisme, jouera un rôle de premier plan dans la transformation sociale à venir [13].

Avec l’instauration, en lieu et place du projet « césaro-papiste » des princes catholiques, d’un pouvoir issu du développement de l’humanisme (Érasme) et de la théologie évangélique (Calvin, Luther), une conception nouvelle s’impose, adaptée aux évolutions de la production et du commerce, principalement dans le textile. Alors que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales devient une puissance « commerciale privée » avec laquelle il faut désormais compter, les Princes protestants entrent en concurrence avec les grandes puissances de l’époque : l’Angleterre, l’Espagne, et bien entendu les Habsbourg. C’est ainsi qu’alliés aux marchands ils donnent à leur puissance commerciale naissante « une légitimité théologico-juridique » (Blandine Kriegel) qui leur permet de penser et de vivre leur émancipation comme une nécessité soumise aux impératifs du commerce, certes, mais aussi comme une exigence d’autonomie ne trouvant pas sa place dans le cadre juridique imposé par une théologie romaine prise dans les rets de ses propres contradictions [14].

Une transformation qui n’ira pas sans à-coups, crispations et adaptations douloureuses. Il en va ainsi de la confrontation entre des laboureurs attachés à leurs mascarades, paillardises, carnavals [15] et des bourgeois des villes ralliés à un calvinisme austère, ascétique, refusant la danse et les réjouissances agraires qui ponctuent la vie au gré des moissons et des saisons, défendant un ordre moral qui deviendra, un peu plus tard, celui des jansénistes et des puritains. Dans les Cévennes, ce sont les camisards qui, après avoir embrassé le protestantisme en réaction aux raidissements d’une bourgeoisie urbaine ralliée aux thèses de la contre-réforme, affronteront les troupes royales et les forces catholiques. Comme les deux faces de la même pièce, l’envers et l’avers.



Dans tous les cas, les campagnes défendent un mode de vie, une culture, une religion populaire qui composent avec des rites ancestraux et pratiquent un vieux fonds de paganisme dont le souvenir demeure vivace. Il y a là une relation au travail et à son produit, à la terre et au corps, dont ne peut s’accommoder le processus de valorisation de la valeur tel qu’il s’engage, partout en Europe, à la fin du XVIe siècle, et plus massivement tout au long du XVIIe pour finir par triompher à fin du XVIIIe et dominer pleinement au XIXe. Pour le dire avec les mots d’Isabelle Stengers, dès la fin du XVIe, « la valeur d’échange supplante la valeur d’usage » en un temps où la valeur d’échange n’a pas encore acquis sa forme indépendante, à une époque où « la production avait encore pour but la valeur d’usage, avant qu’elle ne devienne un simple moyen d’échange » [16] et « le travail et le profit […] une sphère autonome » [17]. Dans le même temps, « deux paupérisations salariale et foncière se renforcent ; le “petit homme” est appauvri deux fois, comme salarié, comme propriétaire parcellaire… Le bonheur du profit est conditionné par le malheur du salaire », dit encore Emmanuel Le Roy Ladurie [18]. Et, pour peu que l’on soit capable de le faire dialoguer avec Georg Lukacs, on entend ce dernier ajouter : « On y voit une rationalisation sans cesse croissante, une élimination toujours plus grande des propriétés qualitatives, humaines et individuelles du travailleur » [19]. Car le produit du travail humain qui s’objective dans la marchandise sera, selon Marx, le résultat du « travail abstrait » tel qu’il se mesure en « temps de travail socialement nécessaire ». Le travail est morcelé, découpé en séquences abstraites après avoir été rationalisé, mesuré [20] jusqu’à devenir « une quantité objectivement calculable ». Désormais, le travail s’évaluera en termes de quantité – temps, monnaie – et non plus, comme dans les sociétés traditionnelles, à partir de son résultat.

L’organisation collective du travail se verra progressivement détruite. Dans ces conditions, pour la plus grande masse de la population, ceux qui survivaient péniblement de la culture des quelques arpents de terre qu’ils exploitaient, et les marginaux de toutes sortes, le salaire va rapidement devenir le seul moyen de subsistance. Comme le signale Emmanuel Le Roy Ladurie, le processus de concentration des richesses, notamment à travers les politiques de remembrement et de démembrement, fut persistant, malgré des aléas conjoncturels, et vit « nobles, bourgeois, coqs de village et rassembleurs de terre » en tirer grands profits et être ainsi appelés à jouer un rôle économique qui ira croissant. La norme sociale change, les mentalités se transforment. En 1714, Bernard Mandeville (1670-1733) publie, à Londres, La Fable des abeilles dans laquelle il dénonce la modestie, la décence, l’honnêteté et loue la convoitise, l’orgueil et la vanité, qu’il considère comme étant les ressorts de ce que l’on nomme aujourd’hui « la croissance ». Il souligne l’importance des vices pour le bon fonctionnement d’une économie tout entière vouée à l’enrichissement de quelques-uns. La recherche du bien commun devient, sous la plume de Mandeville, un vice. Les vertus auxquelles, selon lui, l’économie doit avoir recours pour se développer, « croître et prospérer » – et dont il faut encourager la propagation – sont donc la recherche du profit immédiat et personnel, l’orgueil et, concomitamment, le goût du pouvoir. Il suffit d’y ajouter la culture du narcissisme pour en exprimer toute la modernité.

Et dès lors qu’il s’agit de « promouvoir l’égoïsme économique comme vecteur du progrès social qu’ils jugent à l’aune de leur richesse personnelle fraîchement acquise », tous ceux qui, comme on dit, « vivent agréablement dans le siècle » se font les propagandistes de ce nouveau credo puisque, disent-ils en reprenant sous forme de mot d’ordre fédérateur et révélateur de la justification qu’ils donnent à leur actes, la célèbre formule de Thomas Hobbes (1588-1679) : « L’homme est un loup pour l’homme ». C’est au fond l’histoire de l’instauration d’une subjectivité nouvelle reposant sur « la gestion et la propriété » qui se raconte à ce tournant des temps. Et c’est pourquoi, il n’est sans doute pas vain de s’y arrêter pour tenter de comprendre la spécificité anthropologique du capitalisme.

Jean-Luc DEBRY


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