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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Si les hommes d’État sont faibles,
le peuple l’est plus encore ! [1910]
À contretemps, n° 48, mai 2014
Article mis en ligne le 12 mars 2015
dernière modification le 6 mars 2015

par F.G.

Ce texte fut publié dans le numéro du 15 juin 1910 de Der Sozialist [Landauer AS 3.1, pp. 232-234]. Il a été traduit en suivant la version légèrement différente qui figure dans le recueil publié par Martin Buber en 1924 : Gustav Landauer, Beginnen, Wetzlar, Büchse der Pandora, 1977 (reprint), pp. 51-53.– [NdT.]

Un homme très pâle et très agité, tout malingre et tout faible, trace des notes sur le papier, assis à son bureau. Il est en train de composer une symphonie. Il y travaille avec application, en faisant usage de tous les procédés qu’il a appris. On exécute ensuite la symphonie : cent cinquante hommes jouent dans l’orchestre ; au troisième mouvement, retentit le son de dix timbales, de quinze enclumes et d’un orgue ; et dans le dernier mouvement, entrent en action un chœur à huit voix de cinq cents personnes et un orchestre ad hoc de fifres et de tambours. Le public est pris d’enthousiasme devant cette surabondance de force, cette impressionnante puissance.

Nos hommes d’État et nos hommes politiques – et de plus en plus la classe dominante tout entière – font penser à ce compositeur moderne qui, à la vérité, n’a pas la moindre force mais qui peut très facilement ordonner à des masses humaines de faire étalage de la force. Derrière toutes les faiblesses et les impuissances, l’improductivité et le gâchis de ces hommes, il y a une sorte d’orchestre géant soumis à leurs ordres : le peuple en armes, l’armée. Les cris des partis, la colère des citoyens et des travailleurs, le poing serré dans la poche – aucune de ces oppositions ou de ces critiques ne peuvent être prises au sérieux par le gouvernement, considérées comme une puissance réelle. Car les éléments du peuple qui doivent par nature être les plus radicaux – les hommes jeunes de vingt à vingt-cinq ans – se tiennent, organisés en régiments, derrière les gouvernements incapables, dont ils suivent les ordres sans la moindre hésitation. Dans ces conditions, personne, que ce soit à l’étranger, dans le pays ou au sein du gouvernement lui-même, ne remarque l’état déplorable de notre situation politique et l’incapacité de nos dirigeants.

Nous autres socialistes avons pris conscience que le socialisme, c’est-à-dire le rapport immédiat des vrais intérêts  [1], lutte depuis plus de cent ans contre la politique qui n’est que la domination des privilégiés au moyen de fictions ; nous entendons soutenir, dans la mesure de nos forces, en éveillant l’esprit et en construisant d’autres réalités sociales, cette puissante tendance historique qui doit conduire les peuples vers la liberté et l’égalisation sociale ; nous n’avons absolument rien à voir avec la politique étatique. S’il s’avérait pourtant que les puissances du non-esprit, représentant la politique de violence, étaient encore capables de faire naître de grandes personnalités – des hommes politiques d’envergure, déterminés et énergiques – nous aurions quelque respect pour ces hommes-là, quand bien même ils se trouveraient dans le camp ennemi, et nous pourrions en arriver à nous demander si les puissances du vieux monde ne sont pas prédestinées à vivre encore longtemps. Cependant, il devient peu à peu évident – et nous pourrions observer la même chose dans les autres pays – que le pouvoir de l’État ne réside plus dans l’esprit et dans la force naturelle de ses représentants ; il réside désormais dans le fait que les masses, même les plus mécontentes, y compris les masses prolétariennes, ignorent encore qu’elles sont appelées à se séparer de l’État et à fonder ce qui est destiné à le remplacer. D’un côté, le pouvoir étatique et l’impuissance des masses déchirées en une multitude d’individus isolés et démunis. De l’autre, l’organisation socialiste, une société de sociétés, une alliance d’alliances, un peuple. Voilà les deux extrêmes qui doivent se faire face en tant que réalités. Le pouvoir de l’État, le principe de gouvernement, la nature des hommes représentant le vieux monde vont s’affaiblir de plus en plus. Et tout le vieux système serait irrémédiablement condamné, si le peuple commençait à se constituer en dehors de l’État. Mais les peuples n’ont pas encore compris que l’État remplit une tâche précise et qu’il reste une inévitable nécessité tant que fait défaut ce qui est destiné à le remplacer : la réalité socialiste. Une table, on peut la renverser et une vitre, on peut la briser ; mais quels beaux parleurs, quels adorateurs de formules, tous ceux qui considèrent l’État comme une chose ou un fétiche que l’on pourrait détruire, simplement en le brisant ! L’État est un rapport, c’est une relation entre les hommes, c’est une manière qu’ont les hommes de se comporter entre eux ; et on le détruit en entrant dans d’autres relations, en se comportant différemment les uns envers les autres. Le monarque absolu pouvait dire : l’État, c’est moi ; et nous – qui nous sommes nous-mêmes emprisonnés dans l’État absolu – nous devons reconnaître cette vérité : l’État, c’est nous. Et nous le resterons aussi longtemps que nous ne serons pas autre chose, aussi longtemps que nous n’aurons pas créé les institutions établissant une véritable communauté et une véritable société humaines.

Gustav LANDAUER
[Traduit de l’allemand par Gaël Cheptou]