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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Les syndicalistes de « La Révolution prolétarienne »
À contretemps, n° 37, mai 2010
Article mis en ligne le 7 mai 2011
dernière modification le 17 janvier 2015

par F.G.

■ Ce n’est pas la première fois que nous puisons dans la prolixe et pertinente prose d’André Prudhommeaux (1902-1968) pour en extraire, au gré de nos thématiques, quelques précieux textes. Celui qui suit est très significatif du personnage. À l’occasion de la reparution, en 1947, de la revue La Révolution prolétarienne, Prudhommeaux examine, sans concessions, dans cet article publié dans Le Libertaire – à la rubrique « Ceux qu’il nous faut connaître » –, le parcours du noyau de militants syndicalistes révolutionnaires qui, à l’aube des années 1920, cédèrent, un bref instant, au mirage du bolchevisme. De cette expérience, et comme y mettant un point final, naquit, en 1925, ladite revue, sous-titrée d’abord « revue mensuelle syndicaliste communiste », puis « revue syndicaliste révolutionnaire », comme pour en revenir aux premières amours.

On pourra juger que, s’agissant de frères de mouvance et d’oppositionnels courageux au stalinisme triomphant, André Prudhommeaux se montre bien sévère avec Pierre Monatte et ses camarades, dont le ralliement à cette « doctrine illusoire » (le bolchevisme) ne fut finalement que circonstanciel et éphémère. Et, plus encore, on pourra contester son point de vue sur le syndicalisme de la Charte d’Amiens, ramené à un « paradoxe bien vieilli ». Mais, outre qu’il était normal, en des temps infiniment moins consensuels que les nôtres, de polémiquer entre camarades, André Pruhommeaux n’omet pas de souligner « la valeur intellectuelle et morale » du « noyau » de La Révolution prolétarienne.

Si ce texte a retenu notre attention, c’est surtout qu’il exprime – avec intelligence, nous semble-t-il – la gêne que beaucoup d’anarchistes ressentirent vis-à-vis du syndicalisme révolutionnaire et, plus particulièrement, de cette tendance qui fut parfois la sienne à doter le « prolétariat réel » d’attributs quelque peu imaginaires. Dans le cadre de ce numéro, il n’était pas inutile de le rappeler par la voix, autorisée, d’André Prudhomeaux.


Au Congrès international anarchiste qui se tint à Amsterdam en 1907, eut lieu un grand débat sur le syndicalisme entre le « volontariste » Malatesta et le « spontanéiste » Pierre Monatte. Le premier de ces deux hommes affirma avec une vigueur inégalée le caractère intégralement humain de la pensée libertaire, au-dessus des revendications provisoires propres à telles ou telles catégories sociales groupées par métier, par localité ou par industrie sur la base du salariat. Le second procéda à une glorification non moins ardente du prolétariat « conscient et organisé » et de l’unique moyen de lutte, de révolution et de reconstruction sociales qui en puisse émaner directement : le syndicat.

Syndicat, CGT, grève générale, voilà l’alpha et l’oméga de l’anarchisme conçu par Pierre Monatte.

Ainsi, le jeune militant qui incarnait alors les espérances des libertaires dans la CGT quittait, consciemment ou non, le terrain de notre doctrine pour celle du syndicalisme pur.

À quarante ans d’intervalle, nous retrouvons aujourd’hui Pierre Monatte animé de la même foi et promulguant le même « credo » : tout pour le syndicat, tout par le syndicat.

Cette foi comporte une doctrine qui est restée presque invariable à travers l’existence militante du « vieux sauvage » et de ses compagnons : c’est la doctrine du syndicalisme au-dessus des partis, au-dessus des frontières, au-dessus de l’histoire elle-même ; l’idée du syndicalisme apolitique international, unitaire, invariable et pur, lié à la pureté, à l’invariabilité, à l’unité, à l’internationalité et au caractère apolitique d’une classe : la classe des prolétaires industriels.

Qu’importe si ces attributs viennent à manquer au prolétariat réel !

« Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse. » Et le prolétariat de Pierre Monatte, pur et un, fort et libre, est un être de raison.

Sans doute, Pierre Monatte a vu sombrer dans le réformisme et le chauvinisme, de 1910 à 1914, bien des collaborateurs de sa vaillante revue La Vie ouvrière. Il a vu le syndicalisme français, celui de la Charte d’Amiens (le modèle à ses yeux de tout syndicalisme passé, présent et futur) lutter en son âge d’or à l’état de minorité – agissante, mais fort étroite – au sein d’une CGT fort étroite elle-même, puis succomber aux chants de sirène d’un Jouhaux [1] et d’un Dumoulin [2].

Monatte a connu, après les affiches blanches de la mobilisation, l’isolement des années de guerre, tandis que les prolétaires de tous les pays s’entre-groupaient sous les ordres de leurs dirigeants ; et – dans son zèle de croyant – il s’est raccroché presque aveuglément au miracle venu de l’Est : à cette révolution bolchevique qui lui apparaît aujourd’hui comme bureaucratique et anti-ouvrière dans son principe, mais qui, au lendemain de la grande déception de 1914, paraissait être la réhabilitation du prolétariat par lui-même.

En 1919, Lénine cherchait, pour constituer un point d’appui international à sa dictature rouge, le concours des seules forces disponibles et combatives en marge des États bourgeois : les minorités anarcho-syndicalistes. Elles se rallièrent, en effet, non sans enthousiasme : CNT espagnole, IWW d’Amérique, unionistes d’Allemagne, shop committees et shop stewards anglais, noyaux français, italiens, belges, scandinaves d’internationalistes et de grèves-généralistes, en marge des grandes organisations déchues, le tout sans parler des aventuriers de tribune, de plume ou de police, recrutables en pareille occasion. Pierre Monatte et ses amis, sans distinguer entre l’expérience ouvrière et paysanne des soviets libres (tentative implicitement anarchiste) et la dictature du parti chef centralisé, militaire et bureaucratique sur les soviets, adhérèrent avec ferveur à la politique du Komintern. Ils ne virent pas (ils ne voulurent pas voir) tout ce qu’elle avait de fondamentalement hostile à la conception d’un syndicalisme libre. Partisan de l’unité syndicale, Monatte fut un des artisans de la scission politicienne, ou plutôt de la cascade de scissions d’où devait sortir la division presque inévitable du syndicalisme français en trois secteurs : le secteur « socialiste » et radical de la CGT de Jouhaux, le secteur « communiste » avec la C.G.T. prétendue unitaire de Gaston Monmousseau [3] et le secteur « anarchiste » avec la CGT-SR de Pierre Besnard [4] bientôt réduite à l’état de secte. Dans la CGTU et le Parti communiste, Monatte, Rosmer [5], Louzon [6], poursuivant un idéal sincère par des moyens qui étaient la négation de cet idéal, participèrent au noyautage et à l’épuration bolcheviste, à la « politisation des grèves », à la promulgation du rôle dirigeant du parti, bref à la domestication du mouvement ouvrier afin qu’il répondît mieux à l’image qu’ils se faisaient de son indépendance et de sa liberté ! Erreur commune à bien des ouvriéristes et dont les anarchistes eux-mêmes ne sauraient trop se garder, car elle résulte presque inévitablement de toute fausse appréciation, mythique, mystique, religieuse du fait prolétarien.

Reconnaître une erreur de base, sur laquelle furent bâties, d’abord une doctrine illusoire, puis une tactique erronée, cela réclame un courage moral auprès duquel s’effacent toutes les vertus de l’obstination traquée et de la lutte contre le courant. Lorsqu’en 1924 furent exclus du PCF les syndicalistes communistes – qui avaient « encaissé » les thèses de Lénine contre l’opposition ouvrière et celles de Trotski sur l’étatisation des syndicats –, ces quelques militants diffamés, écœurés, n’eurent d’abord d’autre prétention que de rester fidèles à leur passé récent, et de représenter, en face de Treint [7], Suzanne Girault [8], Calzan [9] et autres dirigeants zinoviévistes, la véritable tradition d’octobre 17 et du Komintern de 1919-1923. C’est ainsi que La Révolution prolétarienne se présenta dès son premier numéro comme un organe communiste « oppositionnel » et, comme tel, faisant de la démocratie ouvrière dans le parti et dans les syndicats une revendication liée à sa situation opposante. (Ainsi firent tour à tour les opposants Trotski, Souvarine [10], Brandler [11], Treint, Paz [12], Urbahns [13], Maslov [14], Naville [15], etc., selon la logique qui veut que toute minorité d’organisation se pose en champion de la « démocratie intérieure ».)

Cependant, force est bien de reconnaître que le noyau de La Révolution prolétarienne l’emportait en valeur intellectuelle et morale sur les états-majors successifs auxquels Moscou avait tendu l’oreille et qui alimentaient, en France et à l’étranger, des entreprises politiques et journalistiques de « redressement ». Au cours de quinze ans d’existence, de 1925 à 1939, la revue bimensuelle que dirigeait Pierre Monatte offrit une tribune de discussion, non seulement aux amis de Trotski et de Souvarine, mais à tous les non-conformistes du mouvement révolutionnaire international ; elle ne connut point les luttes de places effrénées des sectes bolcheviques-léninistes, ne se mêla point au panier de crabes des oppositions préparant pour le Komintern et la Russie des « gouvernements de rechange ». Elle fit une utile besogne d’éducation et de documentation, et, si quelques-unes des thèses toujours séduisantes de Louzon « restèrent » comme des chefs-d’œuvre du paradoxe sophistiqué (je pense à l’explication de la crise mondiale de chômage par un déficit originel de main-d’œuvre ( !), ou encore à la prédiction si aventureuse de « quinze ans de paix sociale et internationale » articulée en 1931), du moins l’on ne saurait sans intérêt relire aucun des numéros de la RP parus à l’époque des grandes journées de 1934 et 1936, pendant la guerre d’Espagne, durant la conférence de Munich et à la veille même de la guerre.

Toujours originaux, les gens de la RP étaient pour la CNT, mais contre la FAI ; pour Trotski mais contre les trotskistes ; pour la CGT mais contre sa direction, etc.

C’est ainsi qu’autour des cahiers à couverture orange (qui reparaissent aujourd’hui sous couverture bulle) se forma un public de syndicalistes révolutionnaires, curieux d’idées et de faits, indépendants de tous les partis et dont l’attachement à l’œuvre commune n’a souffert que peu de démentis. Moins heureuses furent les tentatives vulgarisatrices de la revue syndicaliste lorsqu’elle voulut passer à l’action sur le terrain mouvant de la réintégration de la vieille CGT. Le quotidien Le Cri du peuple ne connut qu’une existence éphémère et, lorsqu’en 1936, sous l’égide d’un front populaire entre politiciens, l’unité syndicale tant désirée se réalisa, ce fut, comme l’on sait, pour enfermer plus étroitement la classe ouvrière dans les cadres d’un réformisme conservateur et d’une discipline bureaucratique toujours plus pesante – carcan qu’elle n’est pas encore arrivée à briser depuis lors – et qu’elle ne peut rejeter que par une nouvelle scission.

Le discours de P. Monatte à Amsterdam est un paradoxe bien vieilli pour des amateurs d’idées neuves.

Un esprit aussi curieux de vérité que Louzon reconnaîtra-t-il ce qu’il y a de dépassé dans le vieux programme du syndicalisme pur. Aujourd’hui, il ne peut plus guère être question de négociations directes (dans une magnifique ignorance des partis et de l’État) entre les prolos syndiqués d’une entreprise et l’individu patron. Partout, l’État intervient de toute son autorité, et transmet ses volontés aux bureaucraties « patronales » et « ouvrières » : c’est contre lui que les travailleurs exploités et trahis ont à lutter (toute « neutralité » politique est un leurre en face d’un État intégrant l’ensemble des partis ; être contre l’État et tous les partis devient l’ABC de la sagesse ouvrière ; en un mot, l’école de l’anarchisme commence de la classe préparatoire aux plus minimes revendications). Indépendance du syndicalisme ? Il faudrait, pour qu’il existât, supposer le problème résolu : la suppression de tout dirigisme social des « compétences », de toute autorité économico-politique reconnue arbitrant de gré ou de force les « conflits du travail ». Aujourd’hui, pour lutter dans le système, on doit présupposer l’abolition du système. Le syndicalisme indépendant, en 1947, ce serait le syndicalisme insurgé. Mais ce syndicalisme est-il possible ? Pas à la CGT en tout cas.

André PRUDHOMMEAUX
Le Libertaire, 24 avril 1947.