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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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D’une alchimie communaliste en pays kurde
Article mis en ligne le 22 mars 2017
dernière modification le 30 mai 2017

par F.G.



■ Pierre BANCE
UN AUTRE FUTUR POUR LE KURDISTAN ?
Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique

Paris, Éditions Noir et Rouge, 2017, 400 p.

« L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement ; l’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir. » L’auteur de ces lignes, l’indispensable Victor Serge, avait visé juste dans le minuit de son siècle, ce temps féroce où tout se délitait des anciennes espérances d’émancipation. L’heure était passée, en effet, de fuir le réel de l’anéantissement, mais il était désespérant de le penser.

Dans la nuit sans fin où s’immole aujourd’hui (mais depuis longtemps) le Moyen-Orient, ce coin du monde où le pire de la modernité et le pire de l’archaïsme attisent les haines et nourrissent les charniers, un espoir a levé du côté du Kurdistan. Un espoir ténu certes, mais réel. À condition de ne pas y mettre autre chose que ce qu’il incarne : une lumière et quelques inconnues dans le noir omniprésent d’une régression barbare et sans limites.

Exagéré nous parut, pendant la bataille de Kobané (2014-2015), l’extase de « surmoi » révolutionnaire qu’éprouvèrent certains groupes de la mouvance dite anarchiste d’Occident. Et pénible la conjonction artificielle qu’ils crurent devoir opérer, sur leurs affiches notamment, entre les miliciennes des Unités de protection du peuple (YPG) et les Mujeres libres du bref été de l’anarchie espagnole de 1936. Comme si, à la faveur de cette résistance, quelque chose se rejouait, en pays kurde et mystérieusement, d’un retour, non seulement du vieux mythe du peuple en armes, mais de cette ancienne voie, libertaire, au socialisme par en bas. On savait que, comme pour les zapatistes, l’enthousiasme se substitue promptement à l’analyse, mais on ne savait pas, à la différence du Chiapas, ce que cette extase dissimulait et/ou révélait de la complexe réalité kurde.


En ces temps où la déshérence favorise le raccourci, le livre de Pierre Bance, juriste de formation [1] et anarchiste – tendance syndicaliste, mais proche de l’écologie sociale de Bookchin (1921-2006) [2] –, tombe nécessairement à point. Non pour juger de la lutte – forcément juste – du peuple kurde au Rojava libéré (Syrie) et au Bakûr (Turquie), mais pour démêler, sur la base d’informations précises, le mythe combattant et sociétaire qui l’entoure déjà de ce qui lui confère, en fait, une indiscutable singularité dans ce très noir Moyen-Orient : sa volonté de construire un projet de société fondée sur l’idée, nouvelle dans son cas, qu’aucune émancipation ne peut « venir du pouvoir » (p. 15). Il fallait, pour se livrer à cette analyse critique, des qualités particulières dont P. Bance n’est pas dépourvu : d’abord, une connaissance très précise de la théorie bookchinienne du munipalisme libertaire et des critiques, souvent disqualifiantes, qu’elle suscita chez bien des anarchistes de son temps ; ensuite, une capacité à saisir en quoi et comment, mises en livres, les idées circulent hors les murs des petits cénacles et peuvent toucher, sans qu’on comprenne bien pourquoi, celles et ceux à qui elles ne s’adressaient pas forcément au départ ; enfin, une appétence évidente pour ces transversalités inattendues de l’histoire quand, dans les brouets du négatif et de la bassesse partagée, l’alchimie fait œuvre de réinvention possible d’un autre futur au présent.

On se plaît, c’est vrai, à imaginer Abdullah Öcalan, le vieux chef charismatique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), ce combattant qui fut longtemps marxiste-léniniste jusqu’au dernier poil de la moustache, lisant Bookchin, au début des années 2000, dans sa prison turque de l’île Imrali, ouverte sur la mer de Marmara. À partir de cette lecture, Öcalan se convainc de l’impérieuse nécessité de procéder à « une révision complète tant de [la] doctrine que de [la] stratégie » (p. 103) du parti qu’il incarne comme leader incontesté. On se plaît, oui, à l’imaginer parce que la chose est d’autant moins banale que la démarche adoptée par Öcalan, et il le sait, va avoir des conséquences extrêmes sur le PKK – l’abandon du marxisme-léninisme, la négociation d’une trêve en Turquie et la mise sous le boisseau de son ancienne ambition d’un État-nation kurde –, conséquences qu’il assume, avec un vrai courage politique, et qui le conduiront à changer radicalement de perspective en adossant son socialisme « à une orientation anti-autoritaire grâce à la mise en place d’un réseau communal fédéral arrimé à l’autonomie des diverses communautés » (p. 108).

On s’est parfois gaussé, dans les chaumières de la radicalité, de la manière dont Öcalan imprima cette nouvelle voie au PKK sans que rien ne fût modifié, dans ses bases, du culte de la personnalité dont il reste objet. Et la chose, c’est vrai, est intrigante. P. Bance analyse le phénomène de manière nuancée, un peu comme Janet Biehl : « Les portraits d’Abdullah Öcalan sont partout, ce qui pour des yeux occidentaux pourrait suggérer quelque chose d’orwellien : endoctrinement, croyance aveugle. Mais interpréter ces images de cette façon serait passer à côté de la situation dans son ensemble. (p. 187) » Car, depuis son incarcération à Imrali, Öcalan, nous dit P. Bance, « est comme mort » (p. 185). Son poids n’est plus que symbolique, mais fortement symbolique, référentiel même, puisqu’il « constitue le ciment de la révolution » (p. 186). Et P. Bance d’ajouter, un peu moqueur, que, si Öcalan n’est pas anarchiste, il arriva, dans l’histoire, que certains combattants anarchistes bénéficient d’un culte identique, Durruti notamment.

Réinterprété par Öcalan, le « municipalisme libertaire » de Bookchin devient donc projet de « confédéralisme démocratique », où « l’État est remplacé par un système de fédérations et de confédérations sur un territoire géographique sans frontière » (p. 110). P. Bance a évidemment raison d’insister sur le fait que le Moyen-Orient n’est pas « le paisible Vermont » et qu’aucune théorie sur la méthode de « bon gouvernement », comme disent les zapatistes, ne saurait y être transposée sans avoir été adaptée aux réalités « ethniques, culturelles et religieuses » de ce coin du monde morcelé, livré à des intérêts contradictoires et dévasté par les guerres.


Autre intérêt de ce livre : la volonté de son auteur de ne pas s’en tenir à cette réactivation/réinterprétation, déjà étrange en soi, des thèses de Bookchin par Öcalan, mais d’aller voir comment, dans les territoires libérés du Rojava, fonctionne (ou pas), entre Kurdes et Arabes, musulmans et chrétiens, ce « confédéralisme démocratique » d’un genre nouveau. P. Bance est un curieux plus qu’un adepte. Il s’enthousiasme bien moins naturellement qu’il ne s’interroge. Et d’abord sur un point, essentiel en principe pour tout anarchiste : l’état des libertés publiques dans les zones sous contrôle du PKK ou du Parti de l’union démocratique (PYD), sa branche syrienne. Le tableau qu’il en dresse atteste à l’évidence d’une certaine tolérance en matière de liberté religieuse et de libertés civiles. Au prix d’un « équilibre périlleux, note-t-il, entre la reconnaissance publique de la culture religieuse et la pratique personnelle d’une religion » [3] (p. 196). Sur la question de l’égalité des sexes, en revanche – et donc de la libération de la femme –, les progrès sont, semble-t-il, indéniables : interdiction de la polygamie, des mariages avant dix-huit ans et des mariages forcés, annulation de la dot, égalité devant l’héritage, égalité des salaires [4], etc. Dans le cadre de sociétés aussi patriarcales que celles du Moyen-Orient, on pouvait faire pire, mais P. Bance insiste bien sur le fait que ce processus, volontariste, reste étroitement lié au parti dominant, dont l’évolution « est plus rapide que celle de la société » (p. 203). Ainsi, il n’est pas rare que des jeunes filles rejoignent ses Unités de protection du peuple pour échapper, comme combattantes, à leurs conditions de vie civile.

On l’a vu, P. Bance ne dissimule aucun de ses doutes sur les nombreuses contradictions que véhicule la cause kurde. Mais il tient compte des réalités objectives : la guerre ; le blocus turc sur le Rojava ; une économie fondée sur l’exploitation du pétrole comme ressource presque unique ; la persistance d’une économie privée où le capital industriel et commercial, à la différence du capital financier, est toléré à la seule condition qu’ « il n’entrave pas le processus vers l’autonomie démocratique » reposant sur l’économie sociale. Sur cette question centrale dans le projet global du communalisme kurde, on trouve, dans ce livre, quelques éléments précieux d’information, notamment sur le développement du secteur coopératif dans divers secteurs de la production agricole et sur le fonctionnement, parfois complexe, de ses unités de base.

Et puis il y a, pour compliquer le tout, la différence de situation entre les Kurdes de Syrie et ceux de Turquie depuis la rupture, en 2015, par Erdogan, des pourparlers de paix entamés par Öcalan en janvier 2013. Acculés à la guerre civile, confrontés à une constante répression, le PKK de Turquie – ses diverses branches en réalité – manifeste quelques doutes quant aux positions d’Öcalan, lui-même soumis à l’isolement depuis avril 2015 par les autorités turques. La militarisation des esprits n’est jamais favorable au processus autogestionnaire. C’est probablement là, d’ailleurs, une des raisons qui poussa Erdogan à rompre un processus de paix dont l’un des plus néfastes effets, pour lui, avait été de faire souffler, en territoire turc, un vent d’ « autonomie démocratique ».


Rappelons-nous : « Öcalan est comme mort… » Chaque fois plus mort, pourrait-on dire. Mais rares sont, au sein de son parti, dirigé très hiérarchiquement comme il se doit, celles et ceux qui publiquement, officiellement, ouvertement, remettent en cause le renversement de paradigme que l’embastillé d’Imrali a réitéré dans un manifeste rédigé en 2011 et intitulé Confédéralisme démocratique, dont nous citons cet extrait :

« Ces dernières décennies, le peuple kurde a non seulement lutté pour la reconnaissance de son existence par les puissances politiques dominantes, mais aussi pour la libération de sa société de la poigne féodale. Ainsi, cela n’a aucun sens de remplacer les vieilles chaînes par de nouvelles ni même de renforcer la répression. Sans opposition contre la modernité capitaliste il n’y aura aucune place pour la libération des peuples. Voilà pourquoi la création d’un État-nation kurde n’est pas une option pour moi ou le PKK.
 » L’appel à un État-nation kurde séparé résulte des intérêts de la classe dirigeante ou des intérêts de la bourgeoisie, mais ne reflète en rien les intérêts du peuple car un autre État ne serait que la création d’une injustice supplémentaire et viendrait handicaper plus avant le droit à la liberté. […]
 » La solution pour la question kurde […] a besoin d’être trouvée dans une approche qui va affaiblir la modernité capitaliste ou la repousser. Il y a des raisons historiques, sociales et conjoncturelles, comme le fait que la nation kurde est éclatée dans quatre pays différents, ce qui rend absolument indispensable une solution démocratique embrassant tout le peuple. De plus il est notoire que le Moyen-Orient fait l’objet d’un grand déficit en démocratie. De fait un projet démocratique kurde fera avancer la démocratisation du Moyen-Orient de manière générale. Appelons ce projet démocratique le confédéralisme démocratique. [5] »

Autrement dit, en s’abreuvant à d’autres sources que celles, depuis longtemps taries, du marxisme-léninisme d’État, en lisant sérieusement un auteur anarchiste contemporain – qui finira lui-même, rappelons-le, par désespérer du lifestyle anarchism étatsunien de son temps –, la figure tutélaire du PKK, isolée dans une prison dont il ne sortira probablement jamais vivant, a ouvert, de but en blanc, un champ d’expérimentation insoupçonnée à la cause kurde. C’est sans doute le grand paradoxe de cette histoire : une potentialité inattendue qui naît d’une rencontre improbable et qui se répercute de haut en bas dans un parti où on obéit à son chef. Tout cela dans une certaine ambivalence, fragmentarité et coexistence de sa branche armée – vraiment armée – et du mouvement civil qui porte, au quotidien et aussi loin que possible, ce projet communaliste (ou confédéraliste démocratique) imaginé par Öcalan.

En conclusion de cet ouvrage utile et informé, P. Bance retient de cette expérience en cours au Kurdistan une méthode, fondée sur « la convergence et l’autonomie démocratique », susceptible de devenir le pivot d’un projet d’émancipation unitaire capable, à une échelle plus vaste, de dépasser les anciens clivages idéologiques rendus caducs par l’avancée du désastre occidentalo-capitaliste. Comme un aller-retour de l’histoire en somme, réinventée pour le coup, et dans une perspective très camusienne, sur les rivages de la Méditerranée. L’idée est séduisante, mais elle reste un peu trop mécaniste pour convaincre. Au cadran de l’histoire, l’heure n’est jamais la même. Et c’est heureux pour les Kurdes qui, l’air de rien, nous enseignent, et elles sont précieuses, les vertus du contretemps.

Freddy GOMEZ

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