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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Des usages littéraires et libertaires de la Lune
Article mis en ligne le 1er septembre 2020

par F.G.

[bleu marine]Ce texte d’Adeline Baldacchino a été posté sur « Ballast », en juillet 2020.[/bleu marine]

Qui n’a pas déjà noté, par une nuit de pleine lune inondant la mer, le lien presque magique unissant l’imaginaire nocturne et les rêveries lunaires ? Nous sommes, face à l’astre qui se reflète jusque dans nos yeux, comme l’enfant face au miroir aux alentours de ses deux ans : mis en demeure de comprendre si ce que nous voyons n’est qu’un étrange étranger, ou le reflet inversé de nous-mêmes. Et ne sachant répondre, puisqu’on ne contemple pas la Terre du ciel (hormis les astronautes et leurs photos, désormais), longtemps nous avons esquivé la réponse. Peut-être les Sélénites, ou les Lorialets, ces habitants possibles de la Lune, étaient-ils presque pareils à nous, mais en mieux ? D’incorrigibles romantiques, amoureux des vents et des étoiles, aptes à se détacher de toute gravitation pour mieux flotter sur leur existence, légers et joyeux comme on l’est quand le pouvoir des autres sur nous n’est plus un sujet. À moins qu’ils n’aient été, bien au contraire, de gros insectes aux tentations totalitaires, exploiteurs et esclavagistes, éleveurs de bétail lunaire et avides de minéraux extra-terrestres comme nous le sommes de pétrole et de gaz de schiste ? Les deux versions existent dans la littérature, comme elles cohabitent en nous. Deux mirages pour nous forcer à choisir.

La Lune n’est donc pas seulement l’objet romantique de méditations sur le cycle du temps, mais presque toujours le support d’une métaphore politique, sociale, voire révolutionnaire. Et nous voici confrontés à un point de jonction qui mérite toute notre attention : celui de la fiction et de l’utopie ; du désir d’inventer des mondes et de réinventer le nôtre ; mais aussi, par conséquent, de la poésie de l’imaginaire et de ses usages politiques. Pour y voir un peu plus clair sur cette direction que nous indique un simple rayon de Lune, commençons par quelques rappels. La Lune ne nous fait pas seulement rêver depuis que l’on peut imaginer d’y voyager, bien au contraire, ni depuis qu’on en déchiffre la forme des cratères à l’aide d’un télescope ; elle n’a même pas attendu les deux textes de science-fiction ou d’anticipation les plus célèbres (De la terre à la Lune de Jules Verne et Les Premiers hommes dans la Lune d’Herbert-George Wells) pour fasciner les esprits voyageurs. Car c’est Lucien de Samosate qui inaugure, dès le IIe siècle après Jésus-Christ, le thème du voyage fantaisiste : dans son Histoire véritable, des navigateurs emportés dans une tempête par leur vaisseau se retrouvent au beau milieu d’une guerre entre roi de la Lune et roi du Soleil ; tandis que dans son Icaroménippe, c’est à l’aide d’une aile de vautour et d’une aile d’aigle attachées dans le dos que le héros Ménippe rallie la Lune avec laquelle il entreprend de dialoguer [1]. Les deux fantasmagories peuvent se lire à la fois comme une ode à l’imagination et comme la traduction d’une volonté ironique de déconstruction de la crédulité qu’on pouvait alors accorder aux historiens et voyageurs revenant de contrées lointaines avec, dans leurs besaces littéraires, d’innombrables mythes et légendes placés au même niveau que les affirmations géographiques ou factuelles [2].

À la Renaissance, alors que s’impose en 1543, avec la parution d’un traité de Copernic, la thèse de l’héliocentrisme pourtant connue depuis l’Antiquité et défendue par les savants arabes, le roman de l’Arioste, Roland furieux, fait de la Lune le lieu où s’est réfugiée la raison perdue du chevalier Roland, que s’en va retrouver le personnage d’Astolphe embarqué sur le dos d’un hippogriffe ou cheval ailé – c’est que la Lune est le lieu par excellence où se retrouvent « toutes les choses qui se perdent sur la terre, les réputations brillantes que le temps finit par ternir, les prières et les vœux indiscrets que les êtres humains élèvent au ciel, les larmes et les soupirs d’amants ennuyeux, les projets insensés et les désirs vains, les flatteries serviles et les espérances trompeuses, les conjurations qui ruinent ceux qui les trament, tous les défauts, les petitesses, les prétentions ridicules, les vices cachés, les vertus simulées et, surtout, le bon sens… cette raison que Roland a perdue et qu’il faut l’aider à recouvrer » [3]. Avec Kepler, lui-même auteur d’un voyage surnaturel sur la Lune en 1634 qui lui permet d’exposer ses thèses astronomiques, et Galilée, qui perfectionne la lunette, on commence à pouvoir observer ce dont on rêvait : des montagnes, des vallées et des gorges, des paysages potentiellement semblables donc à ceux de la Terre, où il devient plausible d’errer un jour. Francis Godwin imagine en 1638 le premier Man in the Moon, un certain Domingo Gonzales qui, emporté par des grues, alunit pour découvrir un monde utopique sans lois ni malheurs où il séjournera deux ans – l’occasion pour l’évêque anglais qui avait peut-être suivi les cours de Giordano Bruno à Oxford de défendre la nouvelle cosmologie et de remettre en cause bien des principes scientifiques ou moraux de son époque.

À partir de là, les fictions sur la Lune ne cesseront de se multiplier, la plus célèbre étant sans conteste celle de l’Histoire comique contenant les États et Empires de la Lune, texte de Savinien Cyrano de Bergerac (nom plus tard repris par Edmond Rostand pour son fameux héros) parue en 1657 : profondément inspiré par Godwin, il y développe un principe d’inversion généralisé qui lui permet d’échapper à l’ethnocentrisme, de regarder de haut la Terre et finalement de se livrer, à travers les propos des habitants de la Lune, à une critique en règle de l’esprit de son temps et à une méditation philosophique audacieuse sur le matérialisme et le sensualisme. On croise dans son texte les figures hérétiques de Démocrite et d’Épicure, de Copernic et de Kepler, comme de libertins tels Gassendi dont il est le disciple : la Lune devient ce lieu où il est enfin possible de penser à rebours du platonisme, du christianisme et de la morale des chairs tristes.

Faut-il situer là l’origine des rêveries libertaires tenant à la Lune ? Sans doute – car suivront évidemment bien des textes, mais ils puiseront de plus en plus dans la science, puis dans la science-fiction, pour imaginer mille machines et moyens de s’approcher de l’astre, oublieux des bonnes raisons qu’il peut y avoir de ne vouloir alunir qu’en rêve. En 1835 cependant, deux grands canulars redisent la vocation politique des divagations lunaires : le Great Moon Hoax est un reportage en six articles du New York Sun qui relate la folle découverte d’une vie extraterrestre à la surface de la Lune par le grand astronome Herschel. Évoquant des êtres lunaires d’un mètre couverts de poils roux se déplaçant à quatre pattes et volant, il se révèle assez vite pour ce qu’il est, un retour aux cogitations amusées de Lucien de Samosate sur la crédulité des hommes. La même année, Edgar Allan Poe avait tenté dans L’Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaall de raconter les aventures d’un Hollandais parvenu sur la Lune en ballon volant, qui se serait envolé de Rotterdam pour échapper aux dettes – manière de mettre en lumière les limites du capitalisme industriel à l’heure où l’endettement des particuliers devient un drame social.

Dans toute la seconde moitié du XIXe siècle, toutefois, s’affirme plutôt un registre fantastico-scientifique, affamé de nouvelles machines et d’aventures extraordinaires à vocation instructive, sans véritables conséquences politiques – paradoxe à l’époque la plus politique qui soit. L’exception qui confirme la règle se trouve peut-être du côté des écrits introuvables [4] d’un chef de file du mouvement des Lumières juif, la Haskalah, Yehudah Leib Gordon (1830–1892), poète lituanien de langue hébraïque qui multipliait les satires inspirées de La Fontaine et, dans son poème Ba-yareah ba-laylah (« Sur la Lune la nuit »), profite d’un voyage vers la Lune pour y découvrir un laboratoire photographique qui lui permet de décrire – et de critiquer – la société de son temps. En réalité, la science-fiction est alors en train de prendre le pas sur l’utopie : si Dumas raconte un voyage à dos d’aigle vers la Lune en 1860 pour avouer que ce n’était qu’un cauchemar du garde-chasse de son enfance, Jules Verne va envoyer ses héros en boulet de canon De la terre à la lune (1865), puis les placer en orbite Autour de la lune en 1870. On les lira ces textes avec jubilation, comme des chefs-d’œuvre de l’imaginaire gratuit, mais plus difficilement comme des romans politiques. À la fin du siècle, le savant Constantin Tsiolkovski, à l’origine du programme spatial soviétique, fait paraître des romans scientifiques sur la Lune.

En 1901, c’est le britannique Herbert George Wells qui, dans Les Premiers Hommes sur la Lune (dont Borges fait le « conteur admirable » du « pur possible » dans un texte sur « Le premier Wells ») imagine un personnage de savant fou mettant au point une matière permettant d’échapper à la gravitation terrestre, la cavorite. L’exploration de la Lune qui s’ensuit, et la rencontre avec ses insectes sélénites, est prétexte à une vaste promenade imaginaire dans un monde qui sollicite les rêveurs sans tout à faire satisfaire les utopistes. Ce qui désarçonne le lecteur adulte dans ces grands textes de l’imaginaire classique, c’est moins la gratuité – heureuse et nécessaire – du roman que leur faculté presque décevante à ne pas aller jusqu’au bout des possibles qu’ils ouvrent et n’explorent pas tout à fait : ce qu’on aimerait, ne serait-ce pas que Verne ou Wells nous aient emmenés encore un tout petit peu plus loin ? De l’autre côté du miroir magique où l’explorateur Michel Ardan et ses amis Nicholl et Barbican, le négociant Bedford et son ingénieur Cavor plongent par curiosité pure, quand ils auraient pu tenter par la même occasion de nous ramener une sorte de journal intellectuel des possibles.

C’est ici que le XXIe siècle peut venir nous consoler un peu : peut-être fallait-il que la littérature se sente obligée de retrouver le point de jonction, voire de fusion, entre l’imaginaire et la politique après avoir déchanté de la seule technique. Peut-être aussi fallait-il simplement que notre regard sur la Lune se métamorphose après avoir compris que le fait d’y poser les pieds ne changerait pas le monde lui-même. Ce qui était le cœur de l’impossible étant devenu l’un des registres de l’aventure humaine, il ne suffisait plus de croire que l’homme propulsé dans l’espace deviendrait plus sage et plus pacifique, plus tolérant et plus juste. Alors, rêver la Lune pouvait enfin redevenir politiquement nécessaire, à condition de briser tous les cadres et d’aller bien au-delà de l’imaginaire du « voyage » qui prévalait jusque-là.

Deux auteurs au moins se sont aventurés sur ce chemin, d’une manière que tout oppose, et à quarante ans d’intervalle. Ils illustrent toute la différence entre une approche libertarienne et libertaire – ce qui oblige à commencer par quelques mots au sujet de cette différence politique cruciale, mais délicate à traduire : en anglais, un seul mot, libertarian, confond en effet les deux notions, ce qui tend en pratique à une confiscation du terme par les libertariens au sens français, des anarcho-capitalistes convaincus que le libéralisme économique et politique représente le nec plus ultra de la seule liberté possible et imaginable, celle de l’individu. A contrario, le libertaire au sens français, que l’on devra traduire par anarchist en anglais, est celui qui accorde à la liberté une place certes centrale, mais en y ajoutant une passion pour l’égalité dans la propriété des ressources naturelles notamment. Alors que le libertarien de droite croit à la réduction de l’État aux seules fonctions régaliennes de la défense ou de la police et ne jure que par la libre disposition de soi, de son corps, de son capital capté par le jeu d’une appropriation originelle due aux rapports de force (chacun peut s’approprier ce qui n’est à personne d’autre) et échangeable sur un marché, le libertaire de gauche soutient que tout n’est pas appropriable, discute le droit de propriété, peut-être plus ou moins collectiviste – il englobe des partisans du mutuellisme proudhonien, du coopérativisme intégral, de l’égalité sous toutes ses formes et dans tous ses registres, loin de la revendication libérale individualiste et contractualiste.

Bref, alors que le libertarien est un premier de cordée partisan de la réussite solaire du self-made man et de « l’illusion méritocratique » [5], ne rêve que de s’acheter une île pour y faire régner sa propre loi, prend pour modèle les envahisseurs de l’espace à la Elon Musk et les transhumanistes à la Ray Kurzweill, le libertaire cohérent est à l’inverse un héritier de Louise Michel et de Rosa Luxemburg, d’Emma Goldman et de Makhno, des communistes libertaires et des anarchistes anti-autoritaires. S’il se refuse à verser dans le fossé de l’égalitarisme forcené, c’est pour éviter de se retrouver embarqué avec les parangons du stalinisme et les partisans de la révolution au pas de l’oie. Comme Panaït Istrati et les héros écrasés du Michel Ragon de La Mémoire des vaincus, il ne cède ni sur la liberté ni sur l’égalité.

Cette distinction posée, l’on comprendra beaucoup mieux la différence entre Robert Heinlein, auteur américain d’une très célèbre Révolte sur la Lune parue en 1966 (The Moon is a harsh mistress en anglais) et la trilogie de la Lune de Johan Héliot, auteur français, récemment rééditée par Mnémos pour inclure ses trois volumes : La Lune seule le sait (2000), La Lune n’est pas pour nous (2005) et La Lune vous salue bien (2007). Ce qui partait plutôt bien, chez Heinlein que l’on qualifie parfois d’anarchiste, finit en réalité en apologie cynique de l’extrême individualisme ; tandis que Héliot parvient à faire de la politique sans le dire en ressuscitant les figures de Louise Michel et de Victor Hugo, conçus comme mère et père fondateurs d’une colonie de résistants sélénites libertaires. Que se passe-t-il donc sur leur Lune ? Chez Heinlein (qu’on retrouvera affublé du petit nom de Bob dans la trilogie d’Héliot pleine de références et de clins d’œil), la Lune de 2075 est peuplée de descendants de bagnards, les Lunatiques ne pouvant rallier la Terre une fois habitués à la gravitation allégée qui y règne. On y vit dans des sortes de terriers souterrains, on y est gouverné par une Autorité dictatoriale qui confisque les récoltes pour les envoyer sur Terre et qui contrôle les habitants par le biais d’un superordinateur nommé Mike. Un informaticien est embarqué sans trop le savoir ni le vouloir dans une révolte orchestrée par une série de conjurés improbables, sans véritable ossature politique mais déterminés à décrocher leur indépendance. Le nouvel État lunaire n’a cependant pas grand-chose d’une utopie : on y trafique et on y vote, on y fait la guerre et on y négocie le pouvoir, on y achète les journalistes et on y reconvertit l’économie pour la tourner vers la conquête du système solaire. Le tout finira bien mal, dans le silence où se mure Mike, le superordinateur conscient détruit par une bombe atomique. La Lune est toujours indépendante mais elle n’a rien d’un paradis. Ses révolutionnaires, aussi ambitieux et dépourvus de morale que ses anciens dirigeants, ne font que reconduire l’éternel retour de l’hubris, le pouvoir fou ne se nourrissant que de consommation et d’excès. Tout aura changé pour que rien ne change.

De la trilogie de la Lune, on sort autrement rasséréné. Si la jubilation qu’elle provoque est un peu la marque des grandes lectures utopiques, alors on n’est pas très loin, notamment dans le premier volume, du Graal pour amateurs de fantaisie intelligente. L’auteur, dont on fait le père du « steampunk à la française » [6], n’y va pas de mainmorte quant à l’intrigue : le premier volume raconte une France dominée par un Napoléon III allié à des extraterrestres installés sur la Lune et organisant depuis le satellite un soutien scientifique et logistique au régime en place. Alors que la misère gronde, des rebelles s’organisent, parmi lesquels un certain Victor (Hugo) installé à Guernesey, qui envoie un certain Jules (Verne) enquêter sur la Lune, où il sera aidé par Isidore (Beautrelet, le héros de L’Aiguille creuse de Leblanc, plus célèbre aventure d’Arsène Lupin !). Là-bas, Jules doit retrouver Louise Michel croupissant en prison et parvenir à contacter les extraterrestres pour leur faire prendre conscience de l’urgence à soutenir la rébellion. On insistera moins sur les volumes suivants, qui se lancent dans une infernale sarabande antinazie pour le deuxième, où apparaissent sans vergogne Goering et Hitler, Rommel et Goebbels, anti-américaine pour le troisième, où l’on croise mafieux et stars de cinéma. L’essentiel n’est pas là mais dans le projet sélénite : égalitaire, libertaire et collectiviste, il prétend rivaliser avec ceux de la Terre en prouvant que l’on n’a pas besoin de dominer et de mettre aux fers, de s’entretuer et de se trahir pour changer le monde. Communiquant par d’étranges opérations de télépathie avec les créatures fumeuses mais empathiques que constituent les extraterrestres Ishkiss, nos rebelles utilisent le seul langage qui vaille, celui de la raison alliée à l’amour.

Faut-il, et peut-on pour autant en tirer des conclusions quant aux relations de la littérature et de la politique, de l’imaginaire et de l’utopie ? Quand Pierre Seghers racontait La Résistance des poètes, l’anarchiste Benjamin Péret défendait l’idée que la poésie engagée menait au déshonneur en se métamorphosant en propagande ; et les deux se trompaient probablement en s’acharnant à marcher sur un seul pied quand la vérité se promène en acrobate sur la ligne de crête. Songeons à Oscar Wilde : « Le chemin du paradoxe est le chemin du vrai. Pour éprouver la Réalité, il faut la voir sur la corde raide. On ne juge bien des Vérités que lorsqu’elles se font acrobates. » La littérature n’a pas besoin de la politique, mais la politique a peut-être besoin de la littérature. La Résistance ne passe pas seulement par les livres, mais les livres qui n’aident pas à résister n’aident pas beaucoup à vivre. Comment comprendre ce rapport ambigu et pourtant vital de l’art et de l’action, cette dialectique perpétuellement renversée ? La gratuité de la création n’est-elle pas le meilleur gage de la liberté de l’esprit ? Mettre une œuvre au service de la politique n’est-il pas le meilleur moyen de plomber l’œuvre, voire la politique, minée par la tentation médiocre de la censure et du contrôle ?

Défendre l’idée d’une rencontre possible entre l’accomplissement artistique et la conscience politique, ce n’est donc évidemment pas dire qu’un texte littéraire ne vaudrait que par son engagement explicite envers un parti ou une thèse, une idéologie ou un dogme militant ; qu’il faudrait embrigader les écrivains ou les rallier à un drapeau, fût-il rouge et noir. Non, ce qui est bien plutôt en jeu, c’est la capacité de l’écrivain à traduire le monde dans toutes ses nuances, à l’attraper dans les filets de sa subjectivité tout en demeurant fidèle à un idéal de justice. C’est en 1938, à Mexico, qu’André Breton parvient à formuler, dans un manifeste cosigné avec Diego Rivera (et probablement relu par Trotski alors réfugié sur place !) le principe même d’un « art révolutionnaire indépendant » dont il faut mesurer l’audace à l’heure du réalisme soviétique : « En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière. À ceux qui nous presseraient, que ce soit pour aujourd’hui ou pour demain, de consentir à ce que l’art soit soumis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses moyens, nous opposons un refus sans appel et notre volonté délibérée de nous en tenir à la formule : toute licence en art. […] Si, pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d’ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création intellectuelle elle doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle. […] De ce qui vient d’être dit il découle clairement qu’en défendant la liberté de la création, nous n’entendons aucunement justifier l’indifférentisme politique et qu’il est loin de notre pensée de vouloir ressusciter un soi-disant art pur qui d’ordinaire sert les buts plus qu’impurs de la réaction. Non, nous avons une trop haute idée de la fonction de l’art pour lui refuser une influence sur le sort de la société. Nous estimons que la tâche suprême de l’art à notre époque est de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution. Cependant, l’artiste ne peut servir la lutte émancipatrice que s’il s’est pénétré subjectivement de son contenu social et individuel, que s’il en a fait passer le sens et le drame dans ses nerfs et que s’il cherche librement à donner une incarnation artistique à son monde intérieur. » Engagé jusqu’au cou dans la vie de son époque, mais dégagé de toute étiquette intellectuelle en tant qu’elle l’enfermerait dans le carcan d’une école ou d’un mouvement, « le poète se dégage dans la mesure où l’homme s’engage, et l’homme dégagé permet au poète de s’engager », redira autrement Pierre Reverdy dans Cette émotion appelée poésie.

C’est lorsqu’il atteint au plus haut de sa singularité de créateur que l’écrivain rejoint aussi la plus commune humanité, se rendant alors capable de contribuer, comme involontairement, à une prise de conscience qui agit sur le destin – du créateur et de son lecteur. Si la poésie de propagande, comme les romans à thèse, nous tombe bien vite des mains, c’est qu’elle n’atteint ni à la hauteur du chant qui bouleverse jusqu’à convaincre, ni à celle de l’épopée qui emporte jusqu’à entraîner. La littérature qui nous dit quelque chose du monde et des hommes, en plus de nous faire rêver à d’autres mondes et à d’autres hommes, nous embarquera toujours plus profondément à son bord que celle qui nous promène futilement sur les marges de la psychologie humaine ou ne fait que commenter le présent sans offrir aucune perspective de radicalité. Lorsqu’elle nous fait voir ce que nous n’avions pas vu, le reflet de la Terre dans les yeux des Sélénites, la possibilité d’une autre Lune qui serait une autre version de la Terre, lorsqu’elle nous fait entrevoir des raisons de se révolter qui ne conduisent pas qu’au désespoir mais aussi à l’aurore, la littérature retrouve un peu de ce pouvoir magique qui présida probablement à sa naissance, au foyer commun des chamanes et des poètes.

On sait trop que le langage ne suffit pas à créer un monde, mais on lit parfois de la fantasy pour se persuader du contraire, puisque tout devient possible dans les contes, quand bien même tout nous résisterait dans la réalité. Les rêveries de la Lune nous rappellent qu’il ne suffit pas de vouloir substituer les uns aux autres : ni de se réfugier dans l’inopérante sagesse des mots quand c’est après la vraie vie qu’il faut courir ; ni de jurer par le seul réalisme à tous crins en soupçonnant lyrisme et imagination de nous masquer la véritable nature du réel. Magie et action ne sont pas antithétiques mais complémentaires. La littérature peut se faire prélude à la révolution, comme la révolution pourra nourrir les livres qui la raconteront. En attendant, promettre la Lune [7] reste peut-être le meilleur et le plus partageable des objectifs de l’écrivain et de l’activiste : à tout le moins, ne jamais y renoncer. Sans illusion, dans la pleine connaissance du tragique qui guette toujours le voyageur intersidéral, et sans renoncement, grâce au désir sans cesse recommencé de lire un nouveau livre, d’écrire une nouvelle page, d’Histoire ou des histoires qu’on se raconte pour se prouver qu’on peut la changer.

Adeline BALDACCHINO

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