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Sous les pavés la grève
Lyon 1786 : la révolte des « deux sous »
Article mis en ligne le 7 août 2023

par F.G.


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En 1786, Lyon compte environ cent cinquante mille habitants. C’est depuis fort longtemps, la capitale de l’étoffe. « La fabrique » fait tourner dix-huit mille métiers qui occupent chacun quatre personnes en moyenne. La quasi-totalité des ouvriers travaillent dans des petits ateliers suivant la stricte hiérarchie qui était celle des corporations : le maître-ouvrier, artisan qui possède son outil de travail, le compagnon qui ne possède rien, sinon ses bras, et tout en bas de l’échelle, enfin, I’apprenti. Si le monde clos de I’atelier et les conditions de vie qui se sont fortement dégradées rapprochent indiscutablement ces trois catégories, elles n’en restent pas moins très cloisonnées. Il faut de longues années pour que I’apprenti devienne compagnon qui, lui-même, n’a quasiment aucune chance de devenir maître-ouvrier faute de moyens financiers lui permettant d’acheter un métier. Le maître ouvrier est de fait presque un salarié déjà : c’est un artisan dépendant, car s’il possède I’outil, il est à la merci des maîtres-marchands [1] qui non seulement lui donnent I’ouvrage, mais fixent aussi le prix de la façon, c’est-à-dire de l’étoffe finie.

En cette année 1786, les ouvriers tisseurs sont en difficulté. Les prix n’arrêtent pas de monter. Les salaires ne suivent pas. Entre 1741et 1785, le salaire réel a chuté d’un quart. Ils ne peuvent plus payer Ie pain, et le pain est la principale nourriture des ouvriers et de leur famille. Un compagnon, par exemple, gagne moins de vingt sous par jour alors que la livre de pain est à huit sous.

Cette situation en émeut quelques-uns : « Quelle vie que celle de I’ouvrier-fabricant – écrit un prêtre lyonnais, I’abbé Berthelou. Toujours il devance le lever de l’aurore et prolonge ses travaux bien avant dans la nuit pour pouvoir, par la longueur du temps, compenser la modicité des salaires insuffisants. La plus modique subsistance les soutient et I’on peut dire qu’ils mangent moins pour vivre que pour ne pas mourir. »

Quelqu’un a dit que nulle part on ne pouvait établir de manufactures comme à Lyon parce qu’ « il faudrait trouver ailleurs des gens qui ne mangent et ne dorment comme à Lyon ». Mais, pour un abbé Berthelou, il se trouve dix économistes tel Mayet dans son Mémoire sur les manufactures de Lyon pour répliquer : « Personne n’ignore que c’est principalement au bas prix de la main-d’œuvre que les fabriques de Lyon doivent leur étonnante prospérité. Si la nécessité cesse de contraindre I’ouvrier à recevoir de I’occupation à quelque prix qu’on lui offre, s’il parvient à se dégager de cette servitude, si ses profits excèdent ses besoins au point qu’il puisse subsister quelque temps sans le concours de ses mains, il emploiera ce temps à former une ligue... Il est donc très important aux fabricants de Lyon de maintenir les ouvriers dans un besoin continuel de travail, de ne jamais oublier que le bas prix de la main-d’œuvre est non seulement avantageux par lui-même, mais qu’il le devient encore en rendant I’ouvrier plus laborieux, plus réglé dans ses mœurs, plus soumis à ses volontés. »

Il faut faire monter les prix de façon d’un tiers »

Début juillet 1786, l’archevêque de Montazet décide de remettre en vigueur une taxe sur les vins, droit féodal tombé en désuétude depuis fort longtemps. Mécontents les tenanciers ferment les cabarets deux dimanches de suite. C’est évidemment le dimanche que se retrouvent dans ces lieux tous les ouvriers de Lyon, qu’ils soient chapeliers ou tisseurs, maîtres-ouvriers ou compagnons. Si, dès le 6 août, les cabarets rouvrent par ordonnance du Consulat [2], la mesure en elle-même a réveillé le mécontentement des ouvriers lyonnais. La grève est dans l’air.

Le lundi 7, les ouvriers tisseurs désertent les ateliers et s’assemblent sur les terrains vagues des Brotteaux. L’exigence est générale : il faut que le tarif de la façon soit augmenté. Parmi eux se trouve Dennis Monnet, un maître-ouvrier sachant lire et écrire, qui met sur « billets » [3] ce qu’ils veulent tous : « Les ouvriers prennent alors le parti de convenir entre eux que pour vivre en travaillant, il ne faut ouvrer tels ou tels genres d’étoffe qu’aux prix qu’ils détermineront [...]. Nous estimons que si la voie de la représentation ne suffit pas pour obtenir un tarif, il faut d’un esprit ferme et d’un accord sincère, chacun de son côté, faire monter les prix de façon à un tiers entier des prix présents. » Le jour même, ils sont imités par les ouvriers chapeliers qui, avec les tisseurs, forment la majeure partie des ouvriers lyonnais. Si le mouvement est demeuré très calme, il est en lui-même intolérable pour le Consulat. Le soir-même, le procureur du Roi émet une « plainte pour sédition ». Le mardi 8 août, est affichée I’ordonnance du Consulat intimant I’ordre aux ouvriers de regagner les ateliers et interdisant Ies rassemblements de plus de cinq personnes. Peine perdue, à midi, toute « la fabrique » lyonnaise est en grève. Au nom des chapeliers, Pierre Sauvage et Jean-Jacques Nerin vont avec quelques autres exposer les doléances de la profession à Monsieur le Commandant Tolozan, qui est aussi le prévôt des marchands. Sauvage et Nerin en tête, tous se mettent en marche vers I’Hôtel de Tolozan où se trouvent déjà les tisserands. Eux aussi vont présenter leurs revendications au prévôt : « deux sous de plus par façon ». Pris de panique, le prévôt fait entrer ses gardes et clore toutes les issues. Devant le refus du dialogue, la colère des tisserands monte, des pierres volent sur I’Hôtel ; la compagnie du guet doit reculer.

La foule se retrouve à I’Hôtel de Ville où délibère le Consulat. Celui-ci tergiverse, tente d’employer la force en envoyant quelques soldats disperser les ouvriers. En vain. Alors, les autorités feignent de céder : un officier sort avec le texte de I’augmentation demandée. Mais les ouvriers s’apercevant vite que I’ordonnance n’est pas signée et qu’elle n’a donc aucune valeur, la colère reprend alors accompagnée de nouveaux jets de pierre. Cette fois, les soldats tirent et chargent au sabre : deux morts et de nombreux blessés. Les chapeliers, eux, viennent d’arriver. C’est à leur tour de négocier. Là encore les marchands cèdent sur tout : la journée passe de trente-deux sous à quarante, huit sous d’augmentation, même les plus optimistes n’en espéraient pas tant. Les marchands ont persuadé Sauvage d’enjoindre ses camarades à la dispersion. Mais celle-ci se fait mal. Non seulement la méfiance qui régnait chez les tisserands s’est propagée aux chapeliers, mais de plus la rumeur court qu’il y aurait des prisonniers. Le cortège prend le chemin de la prison avec la ferme idée de libérer les éventuels emprisonnés. Sous serment, le geôlier affirme n’avoir aucun émeutier sous sa garde ; ils partent. Sont-ils naïfs ou fatigués ? Toujours est-il que le gardien a menti. Ils sont près de quarante à être enfermés...

Le lendemain matin, 9 août, le Consulat a mis sa tactique au point : céder sur tout en apparence, séparer chapeliers et tisseurs en accordant plus aux premiers, noter les noms des « meneurs » – pour I’avenir proche – et faire trainer les choses en longueur en attendant des renforts.

Lyon n’est pas une ville de garnison, et la maréchaussée locale a prouvé la veille qu’elle ne pouvait pas faire grand-chose. On a donc fait appel dès le début des « troubles » au régiment d’artillerie de La Fère qui stationnait à Valence, c’est-à-dire à trois jours de marche. Les premiers officiers viennent d’arriver aux portes de la ville. Chez les ouvriers, I’atmosphère s’alourdit comme si les deux sous par façon et les huit sous par journée n’avaient pas vraiment été accordés. Les chanoines de I’église Saint-Jean se proposent comme négociateurs. Le mouvement amorce un reflux. Le Consulat a vu juste : chapeliers et tisseurs sont divisés entre ceux qui, forts de ce premier succès, veulent obtenir plus, et ceux qui, n’en revenant pas de cette facile victoire, veulent s’en tenir là. Ne risque-t-on pas en faisant monter les enchères de provoquer la colère des marchands et de voir I’armée intervenir comme ce fut le cas lors du mouvement de 1744 [4] ?

« Interdiction de s’associer et de s’attrouper »

Le Consulat sent parfaitement ce flottement dans les rangs des grévistes. Sachant que les soldats du Roi seront là d’un moment à I’autre, il est décidé à reprendre les choses en main. À midi, sur tous les murs est apposée I’ordonnance interdisant à « toute personne, artisan, compagnon, ouvrier et gens de métier de s’associer, de s’attrouper, de s’assembler et de passer entre eux toute convention contraire à I’ordre public sous quelque dénomination que ce soit, sous peine pour les contrevenants d’être poursuivis suivant la rigueur des ordonnances ». Il est également défendu aux ouvriers, compagnons artisans et gens de métier « de s’attrouper, de porter des cannes, des bâtons ou tout autre arme, de se reconnaître et s’organiser sous les noms de Compagnons du Devoir, Gavots, Droguins » [5] et à ce titre, de « disposer du travail de la fabrique contre la volonté des maîtres et même d’une partie des compagnons et apprentis en malmenant et insultant ceux qui leur résistent » [...]. Il est également interdit « à tous les cabaretiers, aubergistes, cafetiers, traiteurs et autres, de recevoir et de favoriser ces associations ». Il leur est même enjoint « de les dénoncer sur-le-champ sous peine d’être poursuivis et punis comme fauteurs et complices de ces attroupements et assemblées illicites ».

Par-delà les associations de compagnonnage, c’est toute forme d’organisation ouvrière qui est visée. Avec Ia Révolution, la Loi Le Chapelier de 1791 prolongera et codifiera cette interdiction de toute association, devenant par là même la première loi « antisyndicale ».

La justice se met en place avec une célérité toute remarquable pour l’époque : le désarroi qui règne chez les ouvriers doit être exploité au plus vite. Des mandats d’amener sont lancés et promptement appliqués. Jean-Jacques Nerin est arrêté. Sauvage est en fuite grâce à la complicité des chanoines, mais sera pris le lendemain. On saisit un ouvrier piémontais qui s’est trop fait remarquer. Les Italiens sont nombreux dans la ville et il faut faire un exemple pour les inciter à « plus de retenue ». Joseph Antoine Dapiano paiera pour les Piémontais. En tout, une dizaine d’ouvriers, pris un peu au hasard, sont arrêtés. Dennis Monnet [6], qui est plus « politisé », se cache soigneusement. II échappe ainsi pour le moment à l’arrestation.

Le 11 août, les juges sont prêts. L’affaire est simple : il y a des témoins, soldats, sergents ou commissaires en mesure de prouver que les inculpés sont coupables de « sédition contre l’ordre public ». Ils méritent donc la mort. Mais comme on est bon prince, on ne pendra que les plus compromis publiquement. Nerin et Dapiano feront I’affaire, avec Sauvage que I’on a rattrapé hors de la ville. Le 12 au matin, leurs corps se balancent devant I’Hôtel de Ville, les chanoines ayant en vain imploré leur grâce.

Trois semaines plus tard, le Consulat obtient de Calonne, ministre du Roi, l’annulation de tout ce qui a été obtenu. Le tarif est supprimé. En conséquence, le salaire des ouvriers « sera réglé de gré à gré et à prix débattus entre le maitre-fabricant et l’ouvrier selon le temps, la nature des ouvrages et la capacité des ouvriers ». Rien d’étonnant à cela. Calonne est, après Turgot et Necker, un farouche partisan du libéralisme économique qui seul, d’après eux, peut permettre à la France de se moderniser et d’affronter la concurrence de I’Angleterre, déjà fort en avance. Il faut, pour reprendre le mot de Turgot « laisser faire, laisser passer ». Pas de salaire fixé par avance, faire jouer à plein la disparité des ateliers, introduire massivement la main-d’œuvre féminine et enfantine [7] pour parvenir aux plus bas salaires possibles, cette dernière mesure étant terriblement redoutée par les tisseurs voyant bien les conséquences de I’introduction de ces « salariés à vil prix ».

Enfin, et c’est peut-être le plus important, I’article 6 de I’arrêté stipule qu’il ne peut y avoir de limite au nombre de métiers que peuvent posséder ouvriers ou marchands. Mais la formulation ne doit pas abuser. Si, en droit, chacun est libre de posséder en nombre illimité ces métiers à tisser, dans les faits, cette possibilité n’est ouverte qu’aux seuls marchands. Eux seuls ont les capitaux suffisants pour investir dans les machines. L’arrêté leur permet seulement de se lancer dans la fondation de vastes usines où tous les ouvriers, cette fois, sont uniquement salariés. C’est le coup mortel porté au « travail protégé » hérité des corporations, déjà mis à mal par le développement du travail à domicile, surtout dans le textile justement. Après la Révolution française, la mécanisation accélérera cette évolution en supprimant la concurrence artisanale, incapable de suivre la production.

En outre, le prévôt des marchands, qui s’est mal remis de ses frayeurs, supplie instamment le Roi « d’avoir toujours » un régiment stationné à Vienne – au cas où « I’émotion reprendrait ».

La seule épitaphe à cette révolte viendra de Madame Roland [8] qui habite non loin de Lyon : « Mon mari est à Lyon ; il y a eu révolte dans cette ville ; les ouvriers contre les marchands dont ils voulaient obtenir une augmentation de façon. Les pierres, d’une part, les sabres et les fusils de la garde ont été leur train ; il y a eu vingt blessés et quatre personnes environ de tuées (...) La ville a été remplie de gens en armes et la paix universellement troublée. »

Cette dernière affirmation est très exagérée. En fait, c’est plutôt l’inverse. Nul ne s’est réoccupé de la révolte de ceux que I’on n’appelle pas encore les Canuts. Tous les partisans des Lumières, si prompts à s’enflammer pour les Américains ou les Genevois en proie à I’absolutisme, voire pour les paysans roumains, comme c’est le cas de Brissot, leader girondin de 1793, ne s’émeuvent guère du sort des ouvriers de Lyon. La grande affaire du moment, c’est le procès dit « du Collier de la reine », qui éclabousse tout le régime en jetant le doute sur Marie-Antoinette.

Ariane MICHALOUX
Gavroche, n° 2, février-mars 1982, pp. 29-32.