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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Cerner le mal...
À contretemps, n° 30, avril 2008
Article mis en ligne le 24 janvier 2009
dernière modification le 3 décembre 2014

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Imaginez un mégalithe qui pousserait en plein milieu d’une de nos cités où il fait bon vivoter, rêvoter, crevoter, oui, qui pousserait, littéralement comme une connivence sauvage, et tout craque alentour, l’asphalte, le béton, les vieilles viragos idéologiques. Au-delà du ciel des contraires, côté camp ou jardinet, c’est cela, Armand Robin, une affirmation primaire quand les fougères, les oiseaux, les genêts, les chiens et les chevaux savent lire, écrire et ne manquent pas d’air, osent partager le brin d’éternité avec leurs frères hommes (les humbles), c’est cela une mythologie libertaire aux antipodes des terres bénites, la cause travailleuse dans le sillage d’Ulysse en passant par le Sinaï, Délos, Bethléem, les Saharas ou les réserves barbares de Gengis Khan, urgent de connecter tous les circuits d’amour ! Armand Robin transmigra, se fixa dans cette dimension forcément parallèle, l’injure se survoltant en ricochets de source, histor-hic, histor-hic, histor-hic, jusqu’à extinction du garde-chiourme matérialiste : un livre-bûcheron pour reboiser l’été. Gens d’armes et de lettres / leur écartage de cuisses / Robin parqué dans l’incognito des cas souterrains / suicide au vif du sujet. Si bien que la société ne sait plus sur quel pied le récupérer, ni prêcheur à la pléiade, ni maudit catégorie insolite, posologie délicate ! Robin a vécu son inexistence – agissante transparence du monde –, l’intellect peut être détourné bourgeois ou communiste, pas l’homme-poésie ! Il y a du vrai dans l’affabulation de Claude Seignolle sur « un certain monsieur Robin » : « … et on commence à se demander si ce Robin-là a vraiment existé, s’il était plusieurs, ou, tout simplement, si le temps n’est pas en train de l’effacer ». Pouce, laissez piaffer le temps, le temps soustrait de son fascisme quotidien, des kilomètres d’instants broutés…

« ô miens, si obscurs… »

Nœud gordien de l’enfance, bulle de silence qui tenaille Armand Robin, lui donne sa voix de revanche mais jamais revancharde. Huitième d’une famille de paysans illettrés, Armand Robin a six ans en 1918 lorsque son père s’établit à la ferme du Ouesquier, c’est là qu’il grandira, là son apprentissage de la « muetteté », liberté de parole, tu parles, quand tu as, dans les veines, des siècles de sueurs de solitudes renfermées, avec comme rançon du tragique, le secret d’un père parricide (par accident). Résolument, Robin hachure l’horizon de sa lutte, lèprés contre lettrés, son arme sera la connaissance. Longue marche du savoir, apprendre, apprendre et encore, Robin ne chômera jamais, collège de Campostal, lycée Anatole-Le Braz, khâgne à Lakanal, certificats de licence, diplôme d’études supérieures, etc., il faut acculer l’ennemi dans ses derniers retranchements, lever l’interdit des siens « privés d’éclat, privés d’amour », et que les mots leur viennent, enfin !
violence de la pureté / nouveaux plissements humains (l’avant-aube) où le politique est en cours de décès et l’aventure, de rigueur !

Le poète, s’il vient du peuple, est indésirable ;
Il restera du côté des ruisseaux, des nuages, sera semblable
Aux vents qui ne veulent pas être dirigés,
Aux têtes de chevaux qui n’aiment pas qu’on ait décidé
Par avance de leur regard, de leurs museaux, de leurs crinières.

Venu du peuple, ça les dérange tous.
Au lieu d’un « Vive Hitler ! Vive Staline ! » voilà des gens
Qui marchent purement et il y aura dans les rues
Et dans les villages des écriteaux de fête portant :
Les hommes du peuple sont supérieurs aux tyrans !

Les hommes du peuple n’ont pas besoin des gouvernants !
La haine est chose de bourgeois, surgis du néant de la souffrance
Nous donnerons au monde le goût très neuf d’amer.

ébauche d’un arrachement naturel sans précédents ni procédés / surimpression clochards célestes / le cousu-main dialectique en perd son latin

« un étrange étranger »

La décision remonte aux années 1930. Robin est allé dans la Russie soviétique, espoir vaincu, le bolchevisme « loin de rompre avec le passé, est la révélation de ce qu’était déjà notre civilisation… c’est notre vieil univers enfin réalisant son horrible perfection à la veille du surgissement, dans l’effroi et la douleur, de la nouvelle conscience », c’est le systématique froid dans le dos de l’Esprit. Aucune illusion, notre monde n’a plus « un seul centimètre où s’exercer à lever les haltères de la bonté ».

On assemble en régiments les découragements,
On arrange en alignements les dérèglements,
On prêche que les dessèchements sont les fleurissements,
On prêche que les harassements sont les verdoyements,
On prêche que l’humain se manifeste inhumainement.

…………

Brisez-vous en débris
Patries moisies,
Foudres avilies
Et millions de bras pourris en fusils !
Poème, sois bistouri
Pour l’abcès de cris qu’est l’esprit !

Croisée des tentations : soit respiration tempérée (donc intégrale !) à la convenance séculaire ; soit l’atrophie rassurante des poétiquettes de combat. Robin ne capitulera ni dans l’une ni dans l’autre, pour vaquer authentique, il s’égarera de lui-même et de « l’ère de haine et de propagande ». Adieu sans mourir au-devant de la vie ressuscitée. Exil sans naissance derrière la vérité rajeunie. L’extrême-désertion !

Nuage au ciel errant,
Ruisseau d’herbe en herbe coulant,
Hâte sans fin rafraîchie,
Je me fuis de vie en vie.

…………

Ma vie sans moi pour une vie où je serais
Pourra se remplacer.

Je dépasserai le temps,
Je me ferai mouvant, flottant.

Toute la différence du kamikaze à l’éclipsé volontaire, second flash-la Parole Vraie, libre de tendresses et de souriances végétales. Voilà Robin cherchant « les dialectes où l’homme n’était pas dompté » ! Après le breton, sa langue natale, le grec, le latin, l’allemand, le russe, il étudie le chinois, l’arabe, l’ouzbek, le tchérémisse (des prairies, seulement !), le suédois, le finnois, l’italien, le hongrois, l’espagnol, le flamand… Il traduit Tou fou, Li Po (chinois du VIIIe siècle), Imroulquaïs (arabe antique), Hölderlin, Maïakovski, Mickiewicz, Joszef, Dylan Thomas, Ungaretti, Paseyro, et, au besoin, publie à ses frais des poètes victimes de la bourgeoisie communiste tels Boris Pasternak et le Hongrois Ady, édition au profit de la Fédération anarchiste et de Solidarité internationale antifasciste.

Dans l’Europe,
L’Europe, suspendue aux terres massives,
Tout absolu prenait figure limitée ;
Les pays d’Occident s’étaient pliés…

Et moi je lui voyais un neuf envoi,
Un élan tel que seuls des yeux très purs le voient.

Et ce sont les sauvages
Les Russes, les Thibétains, les Arabes, les Chinois
Qui jusque dans Paris flamboient.

En traversant les signes étouffés par l’Occident moyen, Armand Robin tente, vaille que vaille, de « désespérer une voix désespérée » – eh oui ! désespoir, notre survie, notre reconversion ! –, de l’éparpiller dans une sorte d’énergie reconquise, riche à juter (et non chutée dans un espéranto d’avant Babel !), insoucieuse des écorces.

Toute la différence du kamikaze à l’éclipsé volontaire, s’espacer dans Kérouac sous le carnage des écritures.

« mais ortie piquant la fausseté »

Se tuer à la tâche, l’expression robinsonne au pied de la lettre. Collé à un puissant poste émetteur, Robin gommera ses nuits, ses heures, dans l’écoute des radios du monde entier. Une gageure, déchiffrer les messages du mensonge international ! Moyen de ne plus s’espionner, de s’oublier un peu, moyen aussi de préserver son indépendance, il ronéotera un bulletin d’écoute qu’il vendra à quelques abonnés, l’Élysée, le Vatican, les journaux, et pas d’indignation démocratique, s’il vous plaît, Robin, c’est le flair paysan porté à son incandescence, et il a très tôt compris que, par-delà les conflits apparents – si meurtriers soient-ils ! –, capitalisme et bureaucraties communistes ne sont pas des adversaires, mais des concurrents dans la course au brain-trust de l’aliénation, Robin a vu juste, Robin, frère aîné classique de William Burroughs, a visionné Yalta, la coexistence répressive, l’intox généralisée, et sa guerre à lui sera la guerre à la guerre contre le cerveau, messieurs les psy-fric-flics, schizophrénez-moi sur la liste noire des écrivains, quel soulagement !

… le silence totalitaire, parfaitement réalisé sous forme de fausse parole imposée à toutes les lèvres, a ses chances de réussir à hypnotiser une humanité harassée ; un tel silence est promesse, non plus de mort au sens que les religions ont donné à ce mot (dans cette mort il y aurait encore vie et conscience plus éveillée) mais d’une mort encore innommée où chaque homme serait mué en objet glacé ; dans les eaux de la parole totalitaire, l’humanité voguerait à l’aise en goûtant aux plaisirs des poissons silencieux ; bien plus, ces pseudo-humains auraient besoin à chaque instant de ces géantes vagues de paroles insensibilisantes et ne pourraient plus supporter d’en être retirés, encore moins d’être mis dans le cas d’avoir eux-mêmes à parler.

Crabouillère, crabouillère partout, y détruire les choses par leur nom. À commencer par les usines à fringues progressistes, Aragon, pour l’exemple. « Aragon, Barrès sans violon. Il inventa la rhétorique quotidienne du capitalisme finissant : cadavres d’objets. »
Gouacheurs d’azimuts, pigeons-larbins du gris sur gris hégélien… partout… partout.

« Trèfle béant / Qui n’a pas dit ce qu’il voulait dire »

Et il arrive le moment quand le poème peine à se justifier issue – même à couteaux tirés ! – à la non-existence qui n’est pas le contraire de vivre mais avoir froid le matin ! Quand percer l’embrouillis des frontières où l’ombre revendique plus clair que soi, devient bouche-à-bouche-aux-mots-barré.

Langue qui voudrait parler,
Langage de qui voudrait parler,
Lèchement de l’Être
Faire des signes, dessiner des appels.
Toujours être aux aguets, inquiétant inquiet !
Pari jamais parfaitement joué.


Cerner le mal, dit-on à la campagne. Robin essaie. Il sera le fugitif en deçà. Il mâchonnera l’instantané, le hasard au bond, végéter pour encore bouger bougeotter ! Chasser la tristesse, alors pourquoi pas vocaliser sur les genoux de Jany, les difficultés grammairiennes, ou sur la restaurandière qu’on regarde « restaureusement », verbe-pop-qui-sautille-mouron-mourant.

Et le moment arrive quand le froid trop profond… c’est l’aveu : « Mes mots n’eurent de bruit que parmi les fougères. » « L’ontologiquement seul », se taire

J’ai fini, je descends la terre lentement,
Je m’enfleuve de vase au-delà de la haine,
Dans la lointaine vase se traînent mes derniers bras
Et mon regard roulant, onde morte, recrée
Un grand pays muet, sur son eau refermé.

C’est fini, je descends dans la mort sans un cri,
Couché dans le sommeil des grandes choses vraies.

« la mort du poète excentrique, Armand Robin, n’est plus mystérieuse »

(France-Soir, avril 1961)

Si vous avez choisi de crever, vous crevez, l’événement vient à vous, gauchi, disponible. Robin fut à court. À court de vivre. Vers la fin, il dort sur un grabat, des caisses de savon lui servent de meubles, l’attente de la saisie, la dèche, ajoutez une impossibilité sentimentale et nous y sommes : trois points de suspension dans les rues de Paris, flics au rendez-vous…
Robin disparaît une dernière fois, c’est au lieu-dit « Infirmerie spéciale du Dépôt » !

Mais il reste des oiseaux
Qui ne craignent pas les gestes de papier
Des monstres

Leurs becs se rient des épouvantes,
Ils prennent encore le vert, même interdit.

À la lumière de Mai, dans le feu de la nuit, déjà des bribes-Kérouac cherchent la relève.

Guy BENOÎT
La Rue, n° 8, 2e et 3e trimestres 1970.


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