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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Toutes choses ayant leur temps…
À contretemps, n° 31, juillet 2008
Article mis en ligne le 15 mai 2009
dernière modification le 4 décembre 2014

par .

Guy DEBORD
CORRESPONDANCE
(Volume 7, janvier 1988 - novembre 1994)

Paris, Fayard, 2008, 480 p.

QUAND « le gouvernement du spectacle […] détient tous les moyens de falsifier l’ensemble de la production aussi bien que de la perception » [1], contrôlant et façonnant le passé et le présent, l’évocation de ce qui fut dépasse le simple exercice de remémoration ; de facto et par elle-même, elle contribue à dévoiler ce qui est à l’œuvre dans ce processus, éminemment contemporain, de gestion du temps historique. Écrites en parallèle des Commentaires sur la société du spectacle, de Panégyrique (tomes premier et second), de l’ « Avertissement pour la troisième édition de La Société du spectacle » et de « Cette mauvaise réputation… », les lettres qui couvrent les dernières années de l’existence de Guy Debord – et composent ce septième volume de sa correspondance [2] – s’inscrivent pleinement dans ce double mouvement de remémoration-dévoilement. « Notre époque – écrit-il ainsi, le 24 octobre 1989, à Pascal Dumontier – traite sans gêne les gens et leurs traces dans le passé, comme elle traite ses esclaves contemporains : selon les intérêts immédiats des propriétaires du présent. » L’urgence faisant nécessité, et toutes choses ayant leur temps, il s’agit donc pour Debord de poursuivre son analyse du « spectaculaire intégré » en en pointant les plus récents perfectionnements : l’effacement de l’histoire, la multiplication des faux témoins, la confiscation du débat public, les progrès galopants de l’analphabétisme.


Il EXISTE, pourtant, une nette différence entre le Debord de cette dernière époque et celui des périodes précédentes. Aux anciens territoires de prédilection dessinant l’espace possible d’un assaut contre l’ordre du monde – le Paris de mai 68, l’Italie, l’Espagne –, se substitue, désormais, une volonté d’extraterritorialité. Comme si, dans un monde où « le spectacle s’est mélangé à toute réalité, en l’irradiant » [3], il n’y avait d’autre perspective, pour Debord, que la ligne de fuite dans l’extrême singularité de son regard critique.

Congédiés, ses derniers partisans ne tarderont pas à lui faire grief d’avoir lâché l’ombre subversive pour la proie littéraire. On n’interviendra pas, ici, dans ce débat induisant une supposée trahison du grand ordonnateur. Il appartient en propre au milieu situ, comme l’idée – magnifiée – qu’il s’est faite de Debord, idée qui structure encore, en négatif cette fois, quelques-uns des commentaires de ses anciens complices. On remarquera simplement que, sous ces latitudes, la charge relève pour beaucoup du dépit. Comme si la soudaine notoriété dont bénéficièrent les thèses de Debord, à l’aube des années 1990, avait soudainement privé ses admirateurs du précieux privilège de partager, à quelques-uns, leur clandestine, mais sulfureuse portée. Sa vie entière, pourtant, Debord pratiqua avec constance la rupture d’amitié comme un art consommé du saut qualitatif. Il faut croire qu’il avait, sur ses affinités électives provisoires, l’avantage de n’en jamais dépendre tout à fait, preuve qu’avec lui l’échange était, sur ce terrain, tout à fait inégal.

C’est donc seul, volontairement seul que Debord aborde sa dernière ligne courbe. Sa Correspondance indique assez combien les ponts sont désormais coupés avec ses anciens proches en subversion. Ainsi, le 19 mars 1988, il confirme, dans une lettre à Floriana Lebovici, qu’il est « assez fatigué des gauchistes après trente-six ans d’expérimentation presque continuelle ». Le 26 décembre 1990, il indique plus précisément, dans une lettre à Jean-François Martos – qui sera la dernière –, ce qui le sépare radicalement de la mouvance : d’une part, sa manie « de démentir ou au moins désorienter toute approche d’une critique vraie » et, de l’autre, son penchant à rassembler des mécontents « en émiettant toutes leurs colères (mixant très menu les plus fondées et les plus délirantes) ». Le reproche vise conjointement les théoriciens anti-industrialistes de « l’effondrement catastrophique de la société » et, plus encore, cette « stupéfiante bande d’extrémistes-composites » vautrée dans l’apologie de Faurisson où cohabitent, « dans un véhément tourbillon de conneries suraccélérées en permanence », des éléments empruntés à divers rayonnages : « maoïsme, nazisme, intégrisme, anarchisme, racisme, situationnisme, et même debordisme ». Et Debord de conclure : « Je commence à penser que le spectacle, qui aussi a développé jusqu’à l’hypertrophie tout ce qui tendait à la bassesse dans chaque individu, a plus détruit dans la tête de nos contemporains que dans la ville de Paris ; ce qui n’est pas peu dire. »

QUAND D’ICI REMONTENT, faisandés à l’extrême, les remugles de l’étable négationniste ou – plus suaves aux narines, mais lassants pour l’esprit – les parfums camphrés d’une critique sociale progressivement arc-boutée sur l’infinie dénonciation des nuisances, le pas de côté devient salvateur. Ce hors-cadre, Debord se l’autorise non seulement par réflexe de survie mentale, mais parce qu’il y voit une manière d’être ailleurs, posture à laquelle il ne dérogera plus. Comme si rien d’autre ne comptait, désormais, que de n’être pas là où on pensait qu’il dût être. Sur ce déplacement, le septième volume de sa Correspondance est très révélateur. On y voit s’estomper, puis disparaître, des figures connues, identifiées comme proches, et apparaître, de manière parfois inattendue, de nouvelles et fortes affinités épistolaires. Il en va ainsi de Morgan Sportès, avec qui Debord partage quelques beuveries, quelques admirations, quelques confidences et quelques désaccords – sur Orwell, notamment, dont le premier se demande ce qu’il a été faire dans cette galère espagnole de 1936 et à qui le second répond, dans une lettre du 13 janvier 1989 : « Il était attiré par l’Espagne en révolution. C’est en cela qu’il nous apprend, indirectement, beaucoup sur lui-même. »

Mais la plus belle connivence révélée par cette correspondance est, sans nul doute, celle qui naît entre Debord à Annie Le Brun. Les lettres fort admiratives qu’il lui adresse, le besoin qu’il éprouve auprès d’elle de revenir, pour les dépasser, sur les « divergences méthodologiques » qui opposèrent surréalisme et critique situationniste, en disent beaucoup sur la confiance qu’il lui accorde. C’est ainsi qu’il lui écrit, le 11 mai 1991 : « Nous avions certainement, et pour plusieurs raisons, un désir de remonter le cours du temps. Ce siècle nous a conduits à de si durs résultats que je n’avais littéralement pas rencontré, depuis bientôt dix ans, quelqu’un avec qui il soit possible de se comprendre, sur des sujets un peu difficiles. » Après un éloge d’André Breton – « le seul fait d’avoir été capable d’attendre toujours témoigne de sa grandeur » –, Debord poursuit : « Je dois préciser que je n’oppose d’aucune façon l’émerveillement à la lucidité. En fait, je crois que j’ai passé presque tout mon temps à m’émerveiller. J’ai peu écrit là-dessus, voilà tout. Ce sont les nécessités de la lutte contre ce qui, toujours plus pesamment, venait faire obstacle à mes goûts, qui m’auront conduit, malheureusement, à devenir une sorte d’expert dans cette sorte de guerre. […] Il fallait seulement savoir aimer. »

Il y aurait beaucoup à dire sur ce retour au ventre nourricier, sur ce ré-enchantement tardif de la source première – ce surréalisme voué aux gémonies en des temps où son institutionnalisation exigeait qu’on s’en débarrassât et hautement revendiqué maintenant que le spectacle le dépouille méthodiquement de sa force subversive pour le plier à l’esprit du temps. On pourrait y voir une réflexion ad hominem sur « l’extravagante récupération » de toute pensée critique. « Une chose inquiétante, entre tant d’autres – écrit Debord à Pierre Besson, le 31 octobre 1989 –, c’est que l’on commence à écrire du bien de moi. » Solidarité d’hérétiques confrontés à la dévastatrice admiration spectaculaire ? Certes, mais pas seulement. Quand le temps a soldé certaines défiances, il reste le constat clair d’une inspiration commune : « “Le seul mot de liberté… ”, j’aurais pu le dire comme on l’avait dit avant moi » (lettre à Annie Le Brun, du 9 octobre 1992).


AU-DELÀ DE L’ÉTONNEMENT que procure ce changement de perspective, on retrouve, dans ce septième volume de la Correspondance de Debord, l’épistolier attentif, généreux et pugnace des volumes précédents. Attentif, Debord l’est quand il écrit, par exemple, le 23 mai 1988, à Floriana Lebovici luttant contre sa maladie : « Je ne vous dirai rien d’original, mais que je crois fondé : il faut guérir. Nos spécialistes du mensonge n’ont pas gagné tant que nous vivons. » Généreux, il l’est de même quand, sans le connaître mais le jugeant sur la seule qualité de son travail, il consacre beaucoup de temps à Pascal Dumontier, jeune chercheur préparant une thèse sur l’Internationale situationniste en mai 68 [4]. Pugnace, il l’est évidemment quand, au lendemain de la mort de Floriana, il se bat pour que continuent les Éditions Gérard Lebovici. Pugnace, il l’est encore quand, convaincu des « tares » des héritiers de la famille, il prête un concours décidé à Gérard Voitey, nouvel actionnaire majoritaire des Éditions Gérard Lebovici-Champ libre, pour sauver du désastre cette maison à laquelle il tient tant. Jusqu’au jeté de l’éponge, début 1991, quand Voitey renonce et que Debord lui écrit, le 19 janvier : « Il y a sans doute des choses que la meilleure volonté ne peut soutenir, quand leur temps est passé. En tout cas, je vous remercie vivement de tout ce que vous avez pu faire pour en retarder l’issue. » Fin d’une époque, là encore, qui, l’air de rien, aura duré vingt ans.

Le 28 décembre 1992, Debord écrit à Dominique S. : « Il faut suivre sans vains regrets les engagements imprudents de la jeunesse, quoi qu’ils aient pu être. » Et à Jean-Jacques Pauvert, il confie, le 8 février 1993 : « Il faudra que je vous raconte à mon tour mes vingt ans, et leur prix. » Cette fidélité aux jeunes années, Debord l’a faite sienne une fois pour toutes et, sans faillir, il s’y est tenu, sachant que, dans son cas, elle les contenait toutes : fidélité à la liberté, au style, à la subversion, à l’honneur. « Qu’un homme résiste à toute son époque, qu’il l’arrête à la porte et lui fasse rendre compte, cela exerce forcément de l’influence ! Qu’il le veuille, peu importe ; qu’il le puisse, voilà le point. » Cette citation du Gai Savoir ponctue une lettre de Debord à Jean-Paul Gueit, adressée le 13 décembre 1990. Dans cet emprunt à Nietzsche, c’est encore la marque d’une fidélité qui prime : celle que Debord vouait à son propre personnage, italique compris. C’est encore cette prédisposition qui lui fait écrire, le 29 mai 1992, à Michel Bounan, son médecin et ami : « Tu sais combien je suis convaincu qu’il faut être fidèle à sa maladie. » C’est toujours elle qui, l’heure venue et avant de quitter volontairement la scène, l’incite à penser que cette « maladie incurable » qu’il a contractée – une polynévrite alcoolique – ne relève en rien « d’une regrettable imprudence », mais de « la fidèle obstination de toute une vie ».

Un mot encore, pour la bonne bouche ou pour la route. En ces temps d’infamie optimiste où la chute d’un Mur de honte ouvrit la voie aux pires dithyrambes journalistiques sur une liberté enfin retrouvée, Debord écrivait, à Annie Le Brun, le 13 septembre 1991 : « Je me réjouis beaucoup que soit enfin venu de l’Est “le tour des livrées sanglantes”, non seulement comme fin éclatante d’une si vieille querelle – c’est bien tard, et l’infection s’est depuis généralisée –, mais plutôt parce que j’y vois le commencement de l’irréversible dislocation d’un monde qui n’a plus de possibilité de durée qu’en étant unifié dans l’oppression, sur toute la surface de la terre comme dans tous les détails mensongers de ce qui existe : consensuellement. »

À voir l’état de ce monde aujourd’hui, on ne pense pas qu’on ait dit mieux, en si peu de mots et avec tant d’avance.

Freddy GOMEZ