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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Vers l’émancipation ?
À contretemps, n° 41, septembre 2011
Article mis en ligne le 29 mai 2013
dernière modification le 26 janvier 2015

par F.G.

■ Anselm JAPPE
CRÉDIT À MORT
La décomposition du capitalisme et ses critiques

Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2011, 256 p.

On ne compte plus depuis quelque temps le nombre d’ouvrages récents qui annoncent la fin prochaine du capitalisme. Du moins d’une certaine forme d’organisation de celui-ci. Il en est un, cependant, qui mérite d’attirer l’attention : Crédit à mort, qui regroupe un ensemble d’articles et d’interventions d’Anselm Jappe, rédigés entre 2007 et 2010. Ici n’est pas visé le « néolibéralisme » ou l’immoralisme des marchés financiers, mais le capitalisme même dans son essence. Si la critique de celui-ci est abordée selon différents angles d’attaque (critique de l’économie, de la politique, de la culture, mais aussi de certaines pensées critiques actuelles), l’unité du livre se construit autour de l’idée centrale de la décomposition spécifique de ce système social et de son inéluctable effondrement ; reprise d’une idée qui, somme toute, n’est pas nouvelle dans l’histoire de la théorie critique. L’intérêt de Crédit à mort, nous semble-t-il, se situe ailleurs : dans la forme théorique même du questionnement élaboré par Jappe, mais aussi dans l’injonction de reconstruire une théorie critique adaptée à ce temps. « La question de l’émancipation sociale commence à se poser d’une manière nouvelle. Elle doit être repensée » (p. 9). En annonçant ainsi la couleur, Jappe s’adresse par conséquent à tous ceux qui s’interrogent encore sur la possibilité d’un dépassement de la société actuelle. Il s’agit en quelque sorte d’une invitation au dialogue critique que nous ne pouvons ignorer, tant la séparation règne même entre les différents courants de la critique sociale. Il est vrai que Jappe se situe, pour une part importante, dans une dimension polémique avec ces derniers. Mais on ne s’en offusquera pas, d’autant plus qu’il défend, à plusieurs reprises, la possibilité d’une pensée critique réfractaire à toute forme de dogmatisme : « […] on ne doit plus s’inscrire obligatoirement dans un des partis de la réflexion qui font que ceux qui partagent les opinions sur “a” les partagent forcément aussi sur “b” » (p. 160). C’est dans ce même état d’esprit qu’il nous semble nécessaire de discuter des propositions théoriques avancées par Jappe.

Marxiste hétérodoxe, auteur d’un ouvrage remarquable sur Guy Debord [1], mais aussi grand connaisseur de la théorie critique de l’École de Francfort – et plus particulièrement d’Adorno –, Anselm Jappe ne cache pas son attachement à la critique du capitalisme élaborée par le courant dit de « la critique de la valeur », « à partir des années 1980 par les revues allemandes Krisis et Exit ! et leur auteur principal Robert Kurz, ainsi que par Moishe Postone aux États-Unis » (p. 9). Il s’en montre même comme un des principaux représentants en France. On ne s’étonnera donc point qu’il qualifie ses propres essais publiés dans Crédit à mort comme « une sorte d’introduction à la critique de la valeur pour ceux qui n’ont pas lu Les Aventures de la marchandise [2] ni les autres livres de cette mouvance publiés en français » (p. 10). Autant dire, pour les autres, qu’ils n’y trouveront rien de bien nouveau, sinon peut-être une certaine illustration de ce que la critique de la valeur peut produire comme réflexions sur l’actuel état des lieux. Pour l’essentiel, Jappe tente de montrer, à travers des commentaires sur le présent, la pertinence de cette théorie qu’il a faite sienne. Et il y réussit sur de nombreux points. Là où il se montre le plus convaincant, c’est sans doute dans l’analyse de la crise qui s’est déclenchée depuis 2008 [3]. Pour lui, la crise actuelle n’est pas un simple accident de parcours, une dérive liée aux « excès » de la financiarisation, comme le laisse entendre la majeure partie des critiques – « L’“anticapitalisme” de la gauche radicale n’est qu’un “antilibéralisme” », peut-il noter fort justement (p. 101) –, mais le résultat inéluctable de la logique même du capitalisme, tautologique, qui consiste à produire toujours plus de valeur dans le but de produire encore plus de valeur. Ainsi, si généralement la crise ne peut être perçue au mieux que comme l’expression d’une limite externe à la logique du capitalisme, dont la crise écologique fournit l’exemple le plus parlant, pour Jappe, elle exprime également la limite interne de son développement. C’est la contradiction dynamique à sa base, la transformation du travail en valeur, qui le conduit dans cette perpétuelle fuite en avant qui ne peut annoncer qu’un destin catastrophique. Les politiques « néolibérales » qui ont encouragé la financiarisation, le recours au « capital fictif », au crédit généralisé, loin d’avoir ruiné l’économie, ont seulement permis à celle-ci de « survivre au-delà de sa date de péremption » (p. 107). Mais nous atteignons désormais, avec une augmentation complètement fantasque du crédit global, un point de non-retour qui interdit toute possibilité de mesures partielles qui sauvegarderaient l’essentiel. C’est pourquoi Jappe se montre fort dubitatif devant les diverses solutions proposées pour sortir de cet effondrement généralisé ; ses critiques du MAUSS, de Michéa ou des décroissants se fondent sur l’idée centrale qu’aussi sympathiques ces réflexions alternatives puissent-elles paraître, elles restent déficientes dans la compréhension critique de l’économie de marché, et plus particulièrement du processus de valorisation inhérent au capitalisme duquel découle tout un ensemble de problèmes.

Contrairement à ces pensées critiques qui se cantonnent souvent dans un point de vue moral, la critique de la valeur, et c’est ici son point fort, se situe dans une approche radicale de la réalité capitaliste. L’idée centrale de cette théorie, c’est la critique du processus de valorisation de la valeur et son autonomisation comme caractéristiques fondamentales du capitalisme. Reprenant le concept marxien de la spécificité historique de chaque formation sociale, la critique de la valeur veut d’abord rappeler que « la critique de l’économie politique de Marx contient une mise en question des bases de la société capitaliste beaucoup plus radicale que ce que proposait le marxisme traditionnel. Ainsi, la valeur, l’argent, la marchandise et le travail ne sont pas des données “neutres”, transhistoriques et éternelles, mais constituent le cœur de la spécificité négative du capitalisme moderne. Ce sont donc ces catégories de base qu’il faut critiquer […] » (p. 134). La valeur ne doit pas être comprise comme une catégorie « naturelle », qui va de soi, comme elle n’est pas une simple catégorie « économique » : « La valeur peut plutôt être définie comme une “forme sociale totale” […]. La même logique […] se retrouve sur tous les plans de l’existence sociale, jusqu’aux recoins les plus intimes de ceux qui vivent dans une société marchande. La forme marchandise est également une forme-pensée […] » (pp. 142-143). Mais ce n’est pas un simple reflet idéologique, une illusion camouflant la réalité ; la valeur ne domine pas la société comme une croyance qu’il suffirait de combattre sur le terrain des idées, mais comme un mode réel des relations sociales, le mode central de ces relations. Nul « économicisme » dans cette critique : ce qui est visé à travers la valeur n’est pas un type de système économique, mais bel et bien l’ensemble d’une civilisation où tous les aspects de la vie sont dominés par l’économie, avec les conséquences catastrophiques que l’on connaît.

Mais, si la critique de la valeur donne à Jappe ses meilleurs arguments dans la compréhension du moment historique contemporain comme « crise de civilisation », elle le mène également dans une impasse théorique quant à la question de l’émancipation sociale qui était posée comme but de la réflexion. Certes, Jappe défend avant tout le point de vue, très adornien, d’une pratique autonome de la théorie ; ce sur quoi nous devons nécessairement le soutenir. « La critique de la valeur ne se propose pas de fournir des indications directes pour agir dans l’immédiat. […] Il faut que la critique se dérobe à la mise en demeure permanente d’indiquer des solutions sur-le-champ », a-t-il le mérite de préciser (p. 16). Cependant, sans vouloir réduire la théorie à un simple préalable de la pratique, il faut toutefois se rappeler que la théorie critique, de Marx à l’École de Francfort, ne doit son existence qu’à la question du rapport qui se tisse entre penser le monde et le transformer. Jappe ne veut pas donner de mots d’ordre ; on le comprend, on ne lui en demande pas tant. Mais si, dans son optique, « il s’agit de tenir ouvert l’horizon du possible, de bloquer les dérives aux conséquences irréversibles » (p. 21), ne risque-t-il pas de rendre parfaitement vaine sa critique quand il déclare péremptoirement que « l’émancipation sociale, si elle doit advenir, sera un saut dans l’inconnu sans filet de sécurité, non la réalisation d’une sentence émise par l’histoire » (p. 18) ? À quoi bon, dans ces conditions, la pratique de la théorie, si le possible que l’on veut maintenir ne peut apparaître à la société ? Et si l’émancipation sociale n’est effectivement qu’une possibilité historique parmi d’autres, de par quel miracle pourrait-elle surgir du néant ? Ce projet d’émancipation n’aurait-il qu’une origine théorique ? Jappe ne répond pas directement à ces questions, mais, à travers diverses remarques éparses, laisse transparaître les limites de sa réflexion sur ce point central.

Ce n’est pas tant, comme on pourrait trop facilement le penser, la reprise inconditionnelle des données fondamentales de la théorie marxienne que son insuffisante compréhension qui explique l’incapacité de la critique de la valeur à penser le dépassement historique du capitalisme. Sous le prétexte de se distinguer du « marxisme traditionnel », cette théorie pose comme présupposé une séparation arbitraire entre une part « exotérique » de l’œuvre de Marx (théorie de la lutte des classes et de l’émancipation des ouvriers) et une part « ésotérique » « où Marx a analysé – notamment dans les premiers chapitres du Capital – le noyau même de la société marchande : la double nature du travail et la représentation de son côté abstrait dans la valeur et dans l’argent » (p. 139). Il ne s’agit plus de la séparation chronologique d’Althusser entre un Marx idéaliste d’avant 1845 et un Marx scientifique d’après, mais d’une séparation qui y ressemble fort entre un Marx politique et un Marx philosophe. Le « sauvetage » de Marx s’effectue en dépouillant sa théorie de tout caractère rappelant la politique révolutionnaire. On offre ainsi une interprétation de Marx qui en vaut certes une autre, mais qui s’interdit néanmoins de comprendre l’unité dialectique que Marx concevait entre son œuvre proprement théorique et son œuvre de militant révolutionnaire. « Car Marx était avant tout un révolutionnaire » (Engels) ; ce que Jappe préfère mettre entre parenthèses et qui le conduit au contresens dans lequel était déjà tombé tout un pan du marxisme lui-même, à savoir que « le penseur allemand n’a pas seulement parlé de luttes des classes. Il a également prévu la possibilité qu’un jour la machine capitaliste s’arrête seule, que sa dynamique s’épuise » (pp. 107-108). On aimerait savoir dans quel écrit mystérieux.

Ainsi, dans le cadre théorique de la critique de la valeur, la question de l’émancipation sociale est forcément mal posée, car elle apparaît déjà, comme toute praxis historique, comme extérieure à la réflexion théorique. Ce qui est déjà un renversement complet des bases philosophiques qui ont constitué la possibilité pour Marx de sa critique de l’économie politique (cf. les « thèses sur Feuerbach »). Cela se traduit, pour la critique de la valeur, par une représentation fortement abstraite, anhistorique, de la réalité sociale. Pour elle, il y a bien eu des luttes de classes, mais il n’y en a plus (ou si peu). Elle prend au pied de la lettre la pensée antihistorique de son temps. « Elle affirme que le cœur du problème réside plutôt dans la “forme-sujet” commune à tous ceux qui vivent dans la société marchande » (p. 34), que « la logique fétichiste traverse la société entière, et aussi chaque individu », que celle-ci « ne permet pas de distinguer nettement entre acteurs et victimes, oppresseurs et opprimés, exploiteurs et exploités, bons et méchants » (pp. 245-246) ! Ce n’est peut-être pas du Tony Blair, mais cela manque néanmoins de nuances. L’ « émancipation », posée par Jappe en opposition avec le terme « abîmé » de « révolution » (p. 19), concerne ainsi avant tout les individus de bonne volonté qui sauraient rompre avec cette logique du « sujet-automate », sans que l’on sache trop par quels moyens, ni comment et pourquoi ils pourraient acquérir cette volonté. On peut comprendre que Jappe remette en question cette idée, bien trop déterministe, d’un sujet historique de la révolution, immanent au cours de l’histoire. Mais cette recherche d’une nouvelle façon de penser l’émancipation n’aboutit strictement à rien, sinon à considérer qu’il n’y a aucun héritage, aussi bien dans toutes les luttes sociales et politiques du passé que dans les révoltes culturelles des diverses avant-gardes artistiques. Que l’on pense seulement à ces propos méprisants de Jappe à l’égard du mouvement ouvrier allemand qui s’appuient eux-mêmes sur une remarque bête et méchante de Lénine (p. 29). Il n’est pas question non plus de repenser la politique, encore moins de se ressourcer à la pensée utopique. Alors quoi ? Faudra-t-il se contenter d’attendre le déluge, dans une posture tout aristocratique devant l’abîme ? Relire l’œuvre de Jaime Semprun ? On a peine à croire que la critique inaugurée par Marx doive déboucher sur si peu.

Alors, après tant d’efforts théoriques déployés, la critique de la valeur finira sans doute comme ce ressassement désabusé qui appelle à une « révolution anthropologique » mais qui est incapable de comprendre l’homme lui-même dans son histoire. Jappe pratique peut-être la théorie ; il ne théorise pas la pratique. Il s’approche pourtant d’une vérité essentielle lorsqu’il dit : « Avant d’agir, les hommes pensent et sentent, et la manière dont ils agissent dérive de ce qu’ils pensent et sentent. Changer la manière de penser et de sentir des hommes est déjà une forme d’agir, de praxis » (p. 65). Il oublie d’ajouter que la pensée découle elle-même d’une praxis sociale. Ici encore la limite de sa pensée est par trop évidente. Il aurait plutôt fallu, partant de Marx, comprendre que le projet d’émancipation sociale consiste en celui d’une histoire consciente, non en son déni. « Ce qui rattache étroitement la théorie de Marx à la pensée scientifique, c’est la compréhension rationnelle des forces qui s’exercent réellement dans la société. Mais elle est fondamentalement un au-delà de la pensée scientifique, où celle-ci n’est conservée qu’en étant dépassée : il s’agit d’une compréhension de la lutte, et nullement de la loi. “Nous ne connaissons qu’une seule science : la science de l’histoire”, dit L’Idéologie allemande  » (Guy Debord, La Société du spectacle). Il ne peut y avoir de théorie de l’émancipation sociale qui oublierait cette leçon.

Pascal DUMONTIER