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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Communauté humaine versus techno-capitalisme
Un entretien avec Renaud Garcia
Article mis en ligne le 25 mai 2020

par F.G.

[bleu marine]● Sur fond de confinement-déconfinement, cet entretien de Renaud Garcia, auteur entre autres ouvrages du Désert de la critique et du Sens des limites, a été accordé, le 13 mai, à Martin Paquot, pour le site Topophile. Le titre de cette reprise est de notre seule responsabilité.

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« Nous sommes en guerre », affirme Emmanuel Macron le 16 mars 2020. Depuis, la police patrouille, le couvre-feu est imposé ici et là, se déploie la surveillance numérique. Des stratégies de la peur mises en place par les autorités. Pourquoi, selon vous, la démocratie occidentale adopte-t-elle de tels moyens ? Qu’en est-il des libertés individuelles ?

Difficile de répondre à la question « pourquoi », si tant est que l’on puisse trouver une réponse satisfaisante sous le déluge d’informations. Des stratégies de la peur ? Sans doute. La situation des deux derniers mois ressemblait à une variante numérisée de cet état de guerre de tous contre tous, pas nécessairement déclarée, seulement larvée, que le philosophe Hobbes concevait au XVIIe siècle : chaque particule réputée contagieuse confinée dans son espace privé, des relations sociales régies par la hantise et la crainte, sous la puissance tutélaire de l’État. Cela dit, quitte à évoquer le point de vue des autorités, je penserais plutôt à une stratégie du choc numérique. Mais justement, était-elle délibérée, planifiée, stratégique ? À voir les volte-face successives à propos des recommandations prophylactiques, la décision de confiner toute la population (hérésie sanitaire… à moins de s’être placé soi-même dans une situation inextricable contraignant à une telle extrémité), les annonces hâtives et les « recadrages » incessants, cela reste discutable.

Par contre il est certain que cela rejoint la tendance profonde du capitalisme technologique : achever de détruire la commune humanité pour la remplacer par des relations virtuelles entre porteurs de données. D’où le télétravail, la « continuité pédagogique » sans manuels mais avec des « outils » numériques comme s’il en pleuvait, les livraisons de repas à domicile (pas de trêve pour les larbins ubérisés), le divertissement en téléchargement, etc. Et dans les comités scientifiques et les commissions d’éthique proches du pouvoir, le travail sur les applications de traçage des porteurs de virus, les drones, etc. La guerre au virus dont parle E. Macron, c’est une répétition de la « guerre totale » [1] aux vivants, mise en œuvre à l’échelle d’un pays. Une expérience de laboratoire grandeur nature. Cela tombe bien, les cobayes sont d’accord. Cela fut frappant dans ce moment de crise : le degré de servitude volontaire où la plupart en sont réduits. Le fétiche Santé (qui est bien autre chose que le souci de soi et l’art de vivre) justifie tout, et ratifie la peur de la liberté comme une conduite normale.

Parlons des « libertés individuelles ». Certes, nous ne vivons pas encore en Chine, mais petit à petit il semble que nous apprenions. Les révélations d’un Snowden ont-elles provoqué la levée de boucliers qu’on aurait été en droit d’attendre ? Est-ce que cela fait encore quelque chose aux gens d’être surveillés, lorsqu’ils alimentent tous les jours de plein gré les banques de données ? En outre, le fait d’être surveillé n’est à mes yeux qu’une entrée, importante certes, mais insuffisante, pour évoquer le pouvoir du numérique et de l’algorithmique sur nos existences d’êtres de chair et d’os. Le point majeur, c’est la manière dont ces derniers développements en date du système industriel sapent l’autonomie des êtres humains, en contrepartie des prétendues « libertés » démocratiques. Le repos, l’aisance, l’industrie (trois caractéristiques de la liberté des Modernes selon Benjamin Constant, au début du XIXe siècle), c’est toute la délivrance à laquelle aspire une humanité servile. Tant que cette délivrance est fournie [2], on se sent « libre », et l’on peut s’accommoder de toutes les restrictions qui semblent odieuses aux défenseurs des droits de l’homme en démocratie.

Jamais les télévisions, radios et journaux n’ont été livrés avec tant de zèle aux experts, experts non expertisés, qui seraient les « sachants » capables de conseiller le gouvernement. Comment analysez-vous ce règne des « experts » ?

C’est la logique même du capitalisme technologique ! Ce dernier ne prospère jamais que sur ce qu’Ivan Illich appelle la « disvaleur », c’est-à-dire la destruction des formes de subsistance, d’entretien et de transmission des habiletés premières : s’occuper de la paix de son corps et de son esprit ; faire pousser des légumes ; cuisiner ; jouer de la musique ; éduquer les plus jeunes ; converser et jouer. Lorsque les individus et les communautés sont dépossédés de tout cela, il ne reste plus qu’à faire confiance aux experts.

La culture des adultes est devenue culture de l’oubli ; il n’y a plus rien à transmettre : voici venu le temps de l’expertise. Voyez par exemple cette commission des « 1000 premiers jours », montée par E. Macron avec le pédopsychiatre Boris Cyrulnik pour repenser les « parcours parents » lors des trois premières années de la vie des enfants et permettre à l’État de « revisiter des choix d’organisation pour investir sur nos enfants ». L’institution scientifique, dont le pouvoir est au cœur du développement industriel, en sort renforcée. Or les nouvelles « consciences » de la crise écologique recommandent la même soumission aux experts. Eux seront collapsologues, collapsosophes, catastrophistes éclairés, transitionneurs, par quelque nom qu’ils aillent. Mais tous s’appuieront sur leur fonction de scientifiques et de formateurs pour modéliser la trajectoire du désastre et dispenser quelques solutions mobilisatrices.

Difficile de ne pas évoquer ici Greta Thunberg (non pas, faut-il le préciser, en raison d’une antipathie personnelle, mais simplement pour sa valeur symptomatique). Que dit en général la jeune « gréviste pour le climat » aux jeunes qui l’écoutent ? Ne pensez pas par vous-mêmes sur ces sujets complexes ; faites confiance aux scientifiques. Comment ne pas voir en Greta Thunberg et ses exhortations à s’en remettre aux experts le nouveau visage de l’administration du désastre, annoncée dès 2008 par René Riesel et Jaime Semprun [3] ?

Quel est votre commentaire de ce propos de Piotr Kropotkine, dans L’Entraide : « Et de nos jours encore, c’est dans une plus large extension de l’entraide que nous voyons la meilleure garantie d’une plus haute évolution de notre espèce » ?

Bien entendu, Kropotkine (1842-1921), géographe russe, théoricien du communisme anarchiste, a raison lorsqu’il écrit cela en 1902. Il ferraille contre les darwinistes sociaux, les ancêtres de tous les Macron ou Wolfgang Schäuble vous incitant, tels des Robinson en compétition permanente, à vous « responsabiliser », à vous « bouger » pour aller chercher du travail de l’autre côté de la rue, sous peine d’une inadaptation définitive aux « lois de la nature ». Pourtant, étrangement, plus j’entends des odes à la coopération, voire pour les plus connaisseurs, des appels à revenir à l’entraide, « l’autre loi de la jungle », plus l’agacement me prend [4]. Car plus on prêche l’entraide, plus on en appelle à des démonstrations de solidarité, plus cela signifie que la chose est en train de disparaître dans la réalité. Un peu comme si vous enjoigniez à quelqu’un d’être spontané. À quel point de délitement faut-il en être arrivé pour découvrir, tout émerveillé, que l’entraide est une meilleure pratique que la compétition débridée, le souci de l’autre une attitude plus noble que la volonté de l’écraser ?

Cette notion, prise sans autre précision, est trop souple, trop « plastique ». En Amérique du Nord, des écoles de management évoquent par exemple Kropotkine. Un management à visage humain pourrait très bien s’inspirer des formes de coopération qui ont cours dans la nature pour les appliquer à la gestion des ressources humaines (ce que l’on appelle « biomimétisme », dont les spécialistes monnayent parfois leurs conseils aux entreprises [5]. L’entraide, ça paye ! Autre exemple d’annexion de cette notion, savez-vous que la dernière édition en date de L’Entraide est celle d’Alain Soral ? Une fois définie comme le simple primat de la coopération sur la compétition, rien n’empêche en effet de la limiter aux relations internes à un groupe opposé aux autres sur la base d’un critère déterminé, qu’il soit racial, ethnique, culturel, etc. Autrement dit, vous pouvez très bien penser en même temps l’entraide et la guerre des races, des identités ou des survivalistes les mieux armés [6].

Une nouvelle édition [de L’Entraide] sortira en juin aux éditions Nada, dans l’avant-propos de laquelle je rappelle ces éléments-là. Il ne faut pas s’y tromper : Kropotkine, théoricien de l’entraide, n’était en rien original dans l’aire russe occidentalisée de son époque, où nombre de savants, lecteurs de Darwin, cherchaient à accommoder les thèses du naturaliste britannique au socialisme ; par contre, il fut le premier à exposer d’une façon systématique la dimension anarchiste de l’entraide. Il la concevait comme un outil pour démanteler les structures de pouvoir illégitimes. Il ne s’agissait pas de passer un baume apaisant sur la lutte des gens pour la survie. Kropotkine montrait comment l’aide mutuelle s’approfondit dans l’histoire en conduites d’abnégation, en un déploiement de force vitale qui culmine dans la révolte contre l’État et la bureaucratie. En bon anarchiste, il supposait un instinct de liberté chez l’être humain, cohabitant avec le penchant individualiste. Il n’aurait sans doute pas compris, cent ans après sa mort, que les individus des sociétés industrielles, accrochés à leur connexion, à leurs apéros Whatsapp, à leurs séries et autres « tutos », se distraient à en mourir. C’est certainement sur ce point qu’il faudrait le relire dans le souci de l’ « actualiser ».

Vous avez traduit, avec des amis, des articles de Murray Bookchin [7], dont l’un qui nous dit : « Soit un mouvement capable de pousser l’humanité se fera jour, soit la dernière grande opportunité historique d’accéder à une émancipation complète de l’humanité périra dans une autodestruction sans frein. » Pensez-vous que la crise écologico-sanitaire que nous traversons porte en elle un « après » émancipateur ?

De quel joug la masse a-t-elle le désir de se libérer (selon le sens originel du terme « émancipation ») ? Selon les réponses précédentes, il n’y a pas lieu de se réjouir suite à la traversée du confinement. Certes, de nombreux collectifs ou réseaux de « transition » et de « résilience » vont probablement émerger au son de « plus jamais ça ». Mais, si l’on prend un peu de champ historique, cet épisode pourrait bien annoncer un renforcement de l’organisation totale sous prétexte d’éviter le chaos (dont a du mal à savoir si les « sous-officiers » du capital l’ont véritablement perçu comme imminent, au point de se soucier soudain de la santé du peuple de préférence à la marche de l’accumulation du capital). Dialectique du chaos et du système [8], qui avancent de pair tout au long de la course du système industriel.

Pour le reste, cette « crise » ne modifiera pas fondamentalement les idées et les actions de ceux qui critiquaient le désastre déjà là, avec ses nombreuses zoonoses causées par l’élevage industriel et l’artificialisation des zones sauvages (grippe aviaire H5N1, SARS, grippe porcine, MERS, Ebola, etc.). Les décroissants, les techno-critiques, les anti-industriels, les partisans d’une écologie sociale et libertaire, seront-ils pour autant plus « audibles » demain ? Formater les idées pour qu’elles passent mieux auprès du très grand nombre n’est pas leur vocation. Par contre, ces idées et les gens qui les incarnent existent et se diffusent autant que possible dans les interstices. Libre à chacun de faire son compte et de venir les trouver.

Aussi bien Kropotkine que Bookchin considèrent l’échelle locale – communale ou régionale – comme propice à plus de liberté. En quoi permet-elle de contrer l’économie globalisée et ses innombrables flux internationaux et de favoriser une plus large autonomie de chacun ?

Traiter toutes les questions à l’échelle locale est bien entendu impossible, puisque certaines dimensions (par exemple, la gestion des déchets, le contrôle de la pollution) excèdent l’échelon communal. Plus que le local, c’est le proportionné qui est important. On retrouve cette attention à l’échelle pertinente dans le modèle d’organisation politique et économique communaliste (pour parler comme Bookchin) ou fédéraliste (pour parler comme les anarchistes classiques, et parmi eux Kropotkine), qui est l’option la plus consistante face à l’État-nation.

Pourquoi est-ce plus « propice à la liberté » ? On retrouve là de vieilles lunes, notamment le principe dit de « subsidiarité » : les décisions des communautés de base s’effectuent en face à face, sur les questions déterminantes, pour le quartier par exemple ; des délégués dont le mandat est impératif et révocable portent les requêtes de l’assemblée de base au niveau supérieur ; ainsi de suite, de sorte que les décisions finales demeurent sous contrôle des échelons inférieurs. C’est une manière de saper le pouvoir des experts et de renforcer le pouvoir des communautés de base. Bookchin insiste également sur les vertus civiques et éducatives (au sens de la paideia grecque) de la pratique politique en assemblée. Il partageait, semble-t-il, l’argument d’Aristote selon lequel la « masse » pouvait être meilleure juge que l’élite, non pas individuellement mais collectivement. Le nombre pourrait compenser les inégalités de capacité et d’intelligence, même si chaque individu de la masse, pris isolément, est inférieur à un membre de l’élite. Quand on fait appel aux gens concernés sur un terrain qu’ils connaissent, leurs différentes perspectives et expériences sont davantage une richesse qu’une faiblesse.

Écho à votre question précédente : pour certains, cette vision de communautés organisées démocratiquement qui décideraient de leurs besoins, de leur production et de leur consommation en équilibre avec les spécificités d’une biorégion, est un visage de l’ « après ». Un exemple : en situation de confinement, il est certain qu’un circuit d’approvisionnement comme une AMAP est bien plus robuste, fiable, que la ruée sur les étals de la grande distribution. Cette vision communaliste (vous trouverez aussi le terme « municipaliste libertaire ») s’inspire largement des communautés zapatistes du Chiapas et du confédéralisme démocratique au Kurdistan. En France, la tendance s’est développée dans certaines villes ou bourgs dans le sillage des pratiques spontanément libertaires des Gilets jaunes. Les moyens du communalisme ? Participer aux élections locales afin d’établir des assemblées de citoyens et de restructurer, sous une façade légale, l’administration des municipalités. Le but ? Vider peu à peu l’État-nation de sa substance politique, et municipaliser l’économie : rachat d’entreprises fermées, utilisation de terrains pour la production artisanale, financement municipal de coopératives, de jardins publics et de marchés fermiers. Un Institut d’écologie sociale et de communalisme, centre d’étude des idées et des pratiques du communalisme, a vu le jour en France, inauguré à Sainte-Foy-la-Grande, le fief du géographe et anarchiste Élisée Reclus. C’est à coup sûr encourageant. Il faudrait y prêter son concours dès que le besoin s’en ferait sentir et encourager la culture de la controverse en face à face. Mais c’est aussi une solution maximaliste. N’oublions pas que, tant au Chiapas qu’au Kurdistan, les deux exemples de réussite partielle d’une société gouvernée par les communautés de base en dehors des principes du capitalisme industriel, il a fallu l’action d’une armée pour défendre la révolution communaliste face à l’État et aux menaces extérieures. Dans les deux cas, les peuples, en parallèle de leurs expérimentations sociales libératrices, sont aussi en situation de guerre permanente. Et si les zapatistes ont pu mettre en œuvre des institutions démocratiques radicales fondées sur la délibération et l’écoute, c’est qu’ils pouvaient s’appuyer sur la meilleure part des usages communaux indigènes. En sommes-nous là, en France ou en Europe, d’autant plus après ces épisodes de confinement qui ont acclimaté toujours davantage les populations, gérées et tracées, à vivre « seuls ensemble » ? C’est pour cela que je pencherais du côté minimaliste. Avant de proposer une « feuille de route » collective pour le confédéralisme démocratique, ou avant de projeter une société sauvée par la permaculture, se tenir droit et empêcher que le monde ne se défasse. La vision de Camus, en somme.

Note incidente : cet entretien paraît sous forme digitale. C’est encore une façon honorable de perdre. Que les lecteurs qui y auraient trouvé matière à penser l’impriment et le fassent passer de la main à la main !

Renaud GARCIA

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