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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Merrheim et Griffuelhes
À contretemps, n° 29, janvier 2008
Article mis en ligne le 27 octobre 2008
dernière modification le 2 décembre 2014

par .

Il m’est doux d’évoquer, dans cette revue où j’ai de si précieux amis, le souvenir de deux hommes que j’ai beaucoup connus, dont l’action et la pensée ont profondément retenti sur le syndicalisme : Victor Griffuelhes et Alphonse Merrheim. Deux hommes assez dissemblables d’aspect, pourtant voisins l’un de l’autre par certaines de leurs plus profondes tendances, surtout par le caractère : tous deux avaient un caractère indomptable. Et ce qui les fait mieux encore se rejoindre, c’est leur parfait dévouement à la chose syndicale. Disons : chose syndicale, comme on dit chose publique.

C’est Merrheim que j’ai connu le premier, sans doute autour de 1902 ou 1903 ; je n’ose préciser mon souvenir sur ce point. Inconnu alors, il était secrétaire du Syndicat des chaudronniers en cuivre de Roubaix-Tourcoing. C’est un de mes amis du Nord, professeur dans une école primaire supérieure, esprit délicat, qui avait vu Merrheim à l’œuvre, l’aimait et l’admirait.

Je préparais alors un livre, La Coutume ouvrière ; je cherchais des documents, surtout des hommes, pour pénétrer le mystère de l’admirable discipline syndicale. C’était pour moi une grande affaire, car on m’avait de tous côtés dissuadé d’entreprendre un tel travail, qui, pensait-on communément, ne pourrait m’amener qu’à faire des constatations sans grand intérêt, des constatations d’ordre légal beaucoup plus que d’ordre syndical.

Voilà ce que me disaient les juristes. Que me diraient les militants ? D’eux seuls, je pouvais tirer des avis qui, formés par l’expérience, pourraient vraiment me rendre sensible mon erreur, si erreur il y avait, peut-être m’obliger à penser que l’action ouvrière n’était pas la source d’une coutume originale, comme je le pressentais, bien vivante, présentant une valeur tout à la fois historique et pratique.

En Merrheim, après quelques heures de conversation, je trouvais un ami, mais je dois l’avouer, un peu sceptique, dans les premiers temps, sur la vérité de mon hypothèse. Il ne s’en mit pas moins à l’œuvre pour me découvrir des documents, me rapporter des faits, des souvenirs. Peu à peu, il entra dans ma curiosité. Entre nous, alors, s’échangea une énorme correspondance qui, malheureusement, s’est perdue pendant la guerre. Ce sont d’inestimables pièces qui se sont égarées, à jamais regrettables. Puis il vint s’installer à Paris ; nous nous vîmes régulièrement ; nous déjeunions souvent ensemble ; c’était un compagnon aimable.

Petit, simple, je le revois encore avec son poil roux, sa calvitie. Je n’oublie pas ma descente à la gare de Roubaix où il vint me chercher en tube et en redingote. Il m’emmena faire un simple et excellent repas dans un modeste restaurant, avec quelques militants de la région.

Quoique réservé, il était plein de feu. C’est l’autodidacte le plus curieux que j’aie rencontré : très énergique, il se perfectionna sans cesse, apprit beaucoup, soigna son orthographe et gagna un style. Dans ses dernières années, secrétaire de la puissante Fédération des métaux, il était devenu un excellent dialecticien, fort instruit, capable de mener jusqu’au bout une conversation avec des hommes qui, plus heureux que lui, avaient pu commencer leurs études dès leur enfance.

Une pleine bonne foi habitait Merrheim ; peut-être était-il, du moins à mon goût, un peu trop systématique : mais c’est un défaut qui, je pense, est nécessaire à l’homme d’action, surtout au militant, dont les discours, pour avoir de l’effet, ne doivent pas comporter trop de distinctions ou de nuances. J’ajouterai qu’il y avait en lui une sorte de tristesse intime ; peut-être était-elle déjà le signe du mal profond qui, le minant peu à peu, devait l’emporter prématurément.

Il aimait les livres ; il en avait peu ; il tenait à eux ; il les consultait. Les procès nombreux qui lui furent intentés à la suite de ses interventions dans des grèves (lors des grèves d’Hennebont surtout), ne l’inquiétèrent que dans la mesure où des saisies pourraient le priver de ses chers compagnons d’études et de luttes. Les frères Tharaud ont rapporté que Barrès tenait à son Larousse ; Merrheim tenait au sien ; et je crois bien qu’il l’a conservé jusqu’à la fin, recueil familier où il allait chercher une date, une orthographe, une définition, un titre d’ouvrage.

Je me souviens que Le Temps, vers cette même époque, signalait souvent la présence de Merrheim sur les champs de grève du Nord et du Pas-de-Calais. Le rédacteur écrivait : « On dit que M. Merrheim rôde dans les environs. » Je ne sais quel effroi animait ce mot : rôde. Le loup rôde autour de la bergerie… Je connaissais le rédacteur qui tenait alors la rubrique du grand journal, et je lui dis un jour : « Voyez donc Merrheim quand vous irez là-bas ; c’est l’homme le plus honnête, le plus digne d’estime, le moins capable d’exciter ses camarades au crime. Le mot rôde ne lui convient pas du tout ; c’est l’homme du franc jeu. » Et, de fait, Merrheim, si ardent, si violent même parfois dans ses colères, n’eût, comme Guesde, je ne dis pas loué, mais même excusé ce crime célèbre, qui, à l’époque où il fut commis, provoqua la naissance d’un mot odieux : watrinisé, du nom de la victime, Watrin, défenestré par les mineurs de Decazeville. Louer ou excuser un bourreau, quel qu’il soit, c’est toujours préparer l’holocauste d’une autre victime. On sait jusqu’à quel point Merrheim poussa l’horreur du sang : je pense à celui que l’on appela le « pèlerin de Zimmerwald ».

Le collaborateur du Temps dont je parle, c’est Charles Dulot, le fondateur de la regrettable Information sociale. Bien m’en prit de lui avoir parlé. Il vit Merrheim, se lia d’amitié avec lui ; et depuis lors, onques les lecteurs du Temps ne virent en imagination le loup Merrheim…

Merrheim fut le rédacteur de nombreuses motions syndicales, un des rédacteurs, car ces sortes de textes ont toujours eu plusieurs rédacteurs. Une de celles dont il s’occupa beaucoup avec Griffuelhes, c’est la fameuse « Charte d’Amiens » : j’en ai revu avec eux bien des brouillons, bien des épreuves. Merrheim tenait au syndicalisme a-politique.

René Belin est de ceux qui bataillaient ferme dans ce sens à Syndicats. Merrheim eût loué son effort. Les anciens qui ont suivi d’étape en étape la dure, douloureuse naissance de cette règle savent quel fut l’heureux effet de son application : avant 1914, grâce à elle, furent en grande partie sinon supprimées, du moins atténuées les luttes de tendances entre camarades.

Je ne sais si les nouveaux venus savent que les « réformistes », tel Keufer, tenaient non moins fermement que les « révolutionnaires » Griffuelhes et Merrheim à l’indépendance politique du syndicat. Ils ne différaient des « révolutionnaires » que parce qu’ils souhaitaient des alliances temporaires limitées entre socialistes et syndicalistes, de façon à mener avec une discipline plus massive, mieux concertée, certaines campagnes communes. Un principe différent ne les opposait pas, ne les opposa jamais.

Merrheim a vu avec inquiétude le développement du taylorisme. Il n’est pas douteux qu’une excessive mécanisation ou standardisation ne peut être favorable à un épanouissement intellectuel. Avec le taylorisme, ce n’est plus l’homme qui s’aide de la machine mais c’est la machine qui se prolonge jusqu’à l’homme, qu’elle transforme en machine-outil. Il y aura de grands progrès à faire de ce côté et on aura intérêt à relire les nobles et généreuses pages de Merrheim sur ce sujet difficile dans divers recueils : il n’a jamais mieux qu’à ce moment donné la mesure de son intelligence, de sa perspicacité, de sa générosité, de son sens ouvrier, de son humanisme pour tout dire.

Griffuelhes avait je ne sais quoi de méphistophélique dans le regard, et même dans tout le visage ; il était sarcastique, un peu défiant, pourtant plein de bonté. Je le tiens pour un des hommes les plus intelligents qu’il m’ait été donné de fréquenter. Mes rapports avec lui furent moins intimes qu’avec Merrheim ; je le voyais souvent cependant. À cette époque, des équipes de « bourgeois » n’aidaient pas le secrétariat général de la CGT ; je crois bien que j’étais le seul de mon espèce parmi les amis de Griffuelhes. Auprès de Griffuelhes, un « ouvriériste » pur, Yvetot, secrétaire de la section des bourses, marquait que la CGT ne devait rien demander à ceux qui ne pouvaient présenter quelques quartiers prolétariens ; je ne m’en choquais pas ; d’ailleurs Yvetot finit par me regarder sans malveillance. Ne sollicitant rien, je ne portais ombrage à personne ; et mon livre s’acheva lentement, grâce à mes deux bons amis, et à quelques autres.

Griffuelhes n’avait rien d’un doctrinaire ; c’était un empiriste ; mais un empiriste que guidaient quelques idées générales : ancien anarchiste, il méprisait l’action parlementaire ; mais trop intelligent pour être prisonnier de ce thème alors courant, il sut, en diverses circonstances, aiguiller discrètement l’action confédérale vers des ententes plus ou moins politiques. Il ne croyait que d’une façon théorique, si je puis dire, à la violence créatrice, aussi suscitait-il les œuvres patientes. Partisan des grèves, il ne les provoquait pas par principe : cet homme humain a toujours voulu épargner la souffrance, le sang de ses camarades.

Il ignorait Sorel, ne le connaissant qu’au travers des conversations, vaguement. « Je lis Alexandre Dumas », aimait-il à dire marquant par là, du moins est-ce mon interprétation, l’agacement que lui inspiraient des théoriciens qui prêchaient la violence du coin de leur feu.

Le cerveau de Griffuelhes n’avait rien de systématique : aussi ne put-il jamais s’adapter aux façons méthodiques de quelques amis universitaires que je lui fis connaître. Il vint assez souvent au « Dîner Proudhon ». C’est assez curieux, il ne discutait avec ces économistes, ces philosophes, ces historiens, qu’avec une espèce d’ironie, comme s’il s’était dit à part lui qu’un apprentissage de la misère était plus nécessaire que celui de la philosophie ou de l’histoire pour entrer dans le mystère ouvrier. Je dois dire que les universitaires ne le comprirent pas, tout en ayant de la sympathie et de l’estime pour sa personne.

Puis-je terminer ces quelques souvenirs par une anecdote ? Un certain jour, Griffuelhes vint de grand matin chez moi, vers fin 1912 : il avait été convenu que je lui lirais mon livre en quelque sorte à grandes enjambées. Je lui donnais donc la substance des chapitres que je jugeais les plus propres à provoquer son utile critique, notamment les chapitres consacrés aux obligations syndicales et à l’histoire de la formation a-politique de la CGT. Tandis que je lisais, il ne faisait que se lever, puis s’asseoir ; à un moment, craignant d’ennuyer mon hôte, je voulus m’arrêter ; mais non, il ne s’agissait pas de cela. « Voyez-vous, ce qui m’étonne, ce qui m’agite, c’est que je vive, et que mes camarades vivent sans s’en douter dans une machine aussi compliquée. Mais ce qui m’étonne encore plus, c’est que tout ça est vrai. »

Et deux ou trois fois, il ajouta : « C’est vrai, c’est vrai… ».

Je fus ému par ces mots, qui me récompensaient de mon long labeur : ce jour-là, je ne lus pas plus outre ; et le reste de la journée nous le passâmes comme deux vieux amis qui devisent sans souci.

Griffuelhes et Merrheim sont morts dans la même gêne, comme Pelloutier ; des camarades durent les aider. Un jour, ils disparurent ; je n’appris leur pauvreté qu’en apprenant qu’ils étaient morts.

Maxime LEROY
(L’Homme réel, n° 40, avril 1937, pp. 9-14.)