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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Un temps si joyeux
À contretemps, n° 43, juillet 2012
Article mis en ligne le 17 juin 2014
dernière modification le 1er février 2015

par F.G.

■ Jann-Marc ROUILLAN
DE MÉMOIRE (3)
La courte saison des GARI : Toulouse 1974

Marseille, Agone, « Mémoires sociales », 2011, 352 p., ill.

Poursuivant sa déjà longue remémoration d’une époque optimiste où la lutte contre la finissante dictature de Franco donnait des couleurs à l’assaut contre le Vieux Monde, Jann-Marc Rouillan s’arrête, pour cette troisième saison de De mémoire, sur les aventures incertaines que vécurent, en 1974, les membres du noyau toulousain des Groupes d’action révolutionnaire internationalistes (GARI), dont il fut, bien sûr, l’un des principaux protagonistes. Fidèle à sa manière, mi-nostalgique mi-grandiloquente, il travaille sur le souvenir brut d’un temps matriciel où la noblesse de la cause balayait le jusant du doute, et tout acquis à l’idée que ce que cette époque charria d’effervescence mérite, désormais, d’être conté aux jeunes générations. Louable tâche, au demeurant, à condition que cette transmission ne se limite pas à la seule auto-célébration mélancolique de ses hauts faits supposés.

En vérité, pour qui a suivi, à bonne distance, en ces années de ferveur, les tours et détours de ces guérilleros de la « relève », les souvenirs de Rouillan ont au moins la douce vertu de faire comme si, rétive aux effets du temps, l’épique réminiscence d’une trajectoire de jeunesse suffisait à lui donner sens. Le sens qu’il lui attribue, et qu’on respecte, bien sûr, comme on respectait hier, à l’heure où d’aucuns néo-révolutionnaires déjà post-modernes s’en gaussaient, le récit légendé d’anciennes conquêtes espagnoles. « À cette époque, nous dit Rouillan, toutes nos histoires toulousaines terminaient dans le rire. C’était il y a bien longtemps, avant les drames, avant les morts, les prisons, les déchirures et les renoncements. Certains oubliaient déjà. Moi je n’ai jamais su. Je n’ai aucun mérite. Je suis incapable de perdre de vue ce que j’ai vécu. Comme si toutes mes aventures passées me guidaient dans mes choix. » Ce rire, parfois moqueur, souvent nerveux, résonna très fort, en effet, en ces années où la critique en actes d’un certain militantisme rejeté comme aliéné, se devait d’être jouissive. Comme allait l’être, de même, la révolution à venir, celle qui devait poétiser le prolétaire. « Le maintien du désordre est notre seul amusement », écrivait déjà le jeune Debord, quelque vingt ans plus tôt, lorsqu’il avait à peu près le même âge que celui où Rouillan confectionna son premier cocktail Molotov. C’est donc entendu : la toulousaine bande des quatre – Sebas, Mario, Cricri et Ratapignade – s’amusa beaucoup en cette année 1974 où, garrotté Salvador Puig Antich – que rien ne parvint à sauver –, les GARI connurent une évidente notoriété.

Quand l’adversité s’en mêle, chacun tient à sa manière. Pour Rouillan, condamné à perpette et jamais sûr d’en sortir définitivement, la mémoire est un fil, celui qui le relie à l’infini combat des résistants à l’oppression, dont il se veut l’héritier et dont l’Espagne fut une des terres promises. D’où l’affection immodérée qu’il voue aux compañeros, ces combattants d’une autre guerre, qui lui auraient fait l’ « indicible honneur » de lui passer le témoin de l’histoire en lui léguant le colt 45 de Sabaté. Pourtant, à lire Rouillan, un doute affleure, non pas sur la sincérité de ses sentiments à l’égard des compañeros ni même sur l’aide logistique que quelques-uns d’entre eux auraient pu lui prêter, mais plutôt sur les propos que l’auteur de De mémoire (3) leur attribue et qui – même avec l’accent – cadrent assez mal avec la rhétorique minimaliste de cette génération d’activistes espagnols très peu portée aux envolées discursives. À l’évidence, ces compañeros ressemblent plus, sous la plume de Rouillan, à l’idée visiblement légendée qu’il s’en fait. Car laisser accroire qu’il exista, au-delà de l’aide ponctuelle accordée par tel ou tel, une sorte de connivence d’imaginaires entre les dépositaires de la mémoire de Sabaté ou de Facerías et la joyeuse, mais confuse, bande toulousaine des GARI, relève pour beaucoup de la reconstruction et un peu de la mégalomanie. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que, au moins dans les marges d’une CNT en exil mise en coupe réglée par son orthodoxe bureaucratie, quelques-unes des opérations des GARI, dont celles qui ciblèrent le Tour de France 1974, suscitèrent de la sympathie.

Le compte rendu de ces actions – méthodiquement listées en fin de volume – tisse la toile d’un récit alerte, parfois enjoué, où pointent même, quoique rarement et jamais venant de l’auteur, certaines interrogations sur les limites à poser à l’activisme révolutionnaire, notamment en matière de prises d’otage ou de braquages. Face à ces questionnements éthiques généralement portés par des libertaires, et plus précisément par les vieux de la vieille de la glorieuse CNT, la réponse de Rouillan, qui a dû goûter en ses jeunes années les délices de Leur morale et la nôtre, fuse comme l’éructation d’un tchékiste : « Je m’en fous, je suis communiste. » Ce qu’il n’est pas vraiment, d’ailleurs, ou alors aussi vaguement qu’on pouvait l’être, à l’époque, en épiçant Pannekoek de Guevara ou, aujourd’hui, en adhérant au NPA au prétexte qu’ « un communiste doit agir en parti […] même si c’est un mauvais parti ». Comprenne qui pourra …

Pour le reste, ce témoignage apporte quelques éléments d’information non négligeables sur le fonctionnement des GARI, le choix des actions, les mécanismes de prises de décision, les alliances tissées avec un ancien du groupe Primero de Mayo aux « qualités politiques » trop vantées pour être vraies, les ratages et les embrouilles internes. Il en ressort que cette très informelle mouvance anarcho-autonome – au vrai sens du terme, pour le coup – fut sans doute, une « courte saison » durant, la dernière expression d’un activisme encore capable d’hésiter sur le choix des armes et de rire de lui-même, jusque dans les coursives de la Santé ou de la Modelo.

Au fil des pages de De mémoire (3), on sent pointer, sous la plume de l’auteur, un évident regret de ce temps si joyeux où, d’actions en dérives, cette « guérilla » plus existentielle que militaire fut d’abord une manière de vivre, « hors du commun de la non-vie des hommes », une existence aventureuse. Mais toujours il se retient comme pour bien nous signifier que, regret ou pas, c’est assurément reculer que d’être stationnaire et que, partant de là, cette « guérilla » approximative ou ce qu’il en resterait – c’est-à-dire lui – se devait, un jour futur, d’opérer le grand saut stratégique vers le « mouvement armé pour le communisme ». On ne doute pas que cette nouvelle aventure, plus sanglante que réjouissante cette fois, fera l’objet d’un autre volume de ses Mémoires.

Freddy GOMEZ