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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Derrière nous, le jour d’après
Article mis en ligne le 7 mai 2020

par F.G.

[bleu marine]● Ce texte de Joël Gayraud a paru dans « Lundi Matin », le 4 mai 2020.[/bleu marine]

– I –

Tout le monde parle du « jour d’après ». Dans l’imaginaire confiné d’aujourd’hui, il a pris la place, depuis longtemps vacante, du Grand Soir, ou des lendemains qui chantent. Mais le jour d’après est déjà loin derrière nous. Le jour d’après, c’est le jour qui, d’un pays l’autre, a suivi l’annonce du confinement. Ce fut le jour en trop, celui qui n’aurait jamais dû se lever.

– II –

Ce jour-là, l’horizon historique, qu’une année de crises sociales avait commencé à rouvrir, ne s’est pas simplement refermé. Il a été brutalement verrouillé, sans qu’un coup de feu n’ait été tiré, ni un coup d’État proclamé. Jamais on n’avait mis aux arrêts une telle masse humaine – plus de la moitié de la population mondiale – en un aussi bref laps de temps.

– III –

On est passé en quelques heures du « Tout va bien » au « Rien ne va plus ». Le principe désinvolture qui a si joliment servi l’économie marchande au point de transformer la planète en une immense fosse à purin s’est effacé comme par magie devant le principe responsabilité. Mais en vérité chacun a cédé au chantage à la survie. Et, par là-même, chacun est devenu irresponsable de soi. Dès lors, plus d’avenir, plus d’échappée possible. Dans l’univers autistique du spectacle, la victoire apparente du principe-responsabilité signifie la ruine réelle du principe-espérance.

– IV –

La démocratie, qui ne se survit plus que dans le rituel faisandé des élections, a subi le coup de grâce, sans que nul ou presque n’y trouve à redire. Et avec elle, deux de ces libertés naguère encore tenues pour fondamentales, celle d’aller et venir sans restriction ni condition, celle de se réunir avec qui bon nous semble. Ce qui s’est joué alors, c’est notre transformation irréversible de sujets politiques illusoires en authentique bétail biopolitique. Désormais, ceux qui se croyaient des personnes, voire des individus, ne sont plus que des corps. Les voilà numérotés, enregistrés, surveillés, pistés, tracés pour longtemps. Du même coup, la vieille politique a disparu, remplacée par la gestion de la survie. On ne la regrettera pas.

– V –

Qu’on nous entende bien. Nul ne saurait nier la réalité du péril, ni la nécessité de venir à bout de l’épidémie et de sauver le plus grand nombre de vies possibles. Mais la communauté humaine aurait très bien pu agir par ses moyens propres, sans avoir à déposer son salut entre les mains de l’État. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait sans délai les zapatistes au Chiapas, face au déni affiché par l’État mexicain et à son incurie manifeste.

– VI –

C’est le seul mouvement des échanges marchands, non les chauves-souris ou les pangolins, qui a transmis le virus. Ces braves animaux, en admettant qu’ils en sont le réservoir, ne sont que la cause matérielle de l’épidémie, pas sa cause efficiente. On connaît les raisons de sa propagation si rapide : des déplacements aériens innombrables, causés presque toujours par des prétextes aussi futiles que le travail ou la consommation touristique, cette inversion lugubre du voyage. Ensuite, l’épidémie s’est donné joyeux cours dans les purgatoires climatisés : navires de guerre ou de croisière, tours de bureaux, maisons de retraite, hôpitaux mêmes. Et maintenant, au bout de la chaîne, elle affecte les classes pauvres, qui ne prennent pas l’avion, ne vont pas en croisière, mais croupissent en prison ou végètent en banlieue, soumises à toutes les nuisances, et qui paieront bien sûr le prix fort de la crise. La pandémie n’a rien d’une calamité naturelle, elle est le fruit d’un rapport social, l’économie marchande, qui est condamné depuis longtemps, et qu’il s’agit plus que jamais d’abolir.

– VII –

Le jour d’après a inauguré la première dystopie mondiale de l’histoire. Jusqu’alors les dystopies, eussent-elles visé, telle l’Allemagne nazie, la domination universelle, avaient toujours vu leur expansion limitée dans l’espace, puis dans le temps. Celle qui s’est mise en place a vocation à durer, d’autant plus que son premier acte a consisté à modifier brutalement les conditions de la sensibilité : la distance physique atrophie le plus sensuel de tous les sens, le toucher, et la primauté quasi totale des écrans mutile notre perception des trois dimensions de l’espace. Il est à craindre qu’une fois même l’épidémie vaincue, le comportement humain s’en trouve altéré radicalement, et pour longtemps.

– VIII –

Depuis la Seconde Guerre mondiale, le capitalisme a changé de paradigme : il s’est cybernétisé. C’est-à-dire qu’il s’est ménagé de multiples boucles de rétroaction qui lui ont permis d’amortir les crises économiques et sociales. Il alterne les phases d’économie administrée et les phases d’économie libérale à l’intérieur d’un même dispositif régulateur. À trop critiquer le néolibéralisme, on manque bientôt la cible, le capitalisme, sous ses deux aspects indissociables : libéral dans l’initiative économique, étatique dans le soutien à l’économie. Pour relancer la machine temporairement à l’arrêt, on a trouvé, en un instant, les milliards qu’il fallait. Les nostalgiques du keynésianisme et des Trente Glorieuses n’en sont pas revenus. Ils avaient oublié que l’État est le meilleur garant du système. Avec le triomphe de la dystopie cybernétique, les voilà servis maintenant.

– IX –

L’assignation à résidence qu’impose le confinement n’est que le premier moment d’une nouvelle Mobilisation Totale. On nous immobilise pour mieux nous mobiliser. La mobilisation a déjà commencé avec le travail à distance, qui permet d’économiser sur le capital fixe, comme les bureaux et les machines communicantes, et bientôt sur le capital variable, avec la transformation des salariés en auto-entrepreneurs, où chacun sera rémunéré selon sa rentabilité. Elle se poursuivra à travers les grandes causes écologiques planétaires, vaste terrain de jeu pour le néo-capitalisme vert, et avec l’alibi de rechercher toujours plus d’efficacité, c’est-à-dire toujours plus de profits pour une gestion optimale de la pénurie et du désastre.

– X –

Ceux qui appellent à un retour à la normale ont compris qu’il n’en serait rien, et s’en inquiètent autant qu’ils s’en frottent les mains. Il faut dire que pour eux, ces derniers temps, la normale n’était guère réjouissante : c’étaient les Gilets jaunes occupant les ronds-points et emplissant les rues, les barricades au Chili, les Libanaises insurgées. Certains imaginent que, maintenant que la situation s’est renversée en leur faveur, ils vont pouvoir, à long terme, la maîtriser. Pourtant ils ont gouverné à l’aveugle jusque-là, montrant à quel point ils étaient incapables de prévoir quoi que ce soit. Ils n’ont rien vu venir, ni la colère des hommes, ni les caprices mortels de l’économie. Ils ne prévoient jamais rien d’ailleurs, privés qu’ils sont de toute vision historique. Pour eux aussi, l’horizon est fermé.

– XI –

Quant à ceux qui croient, dans leur naïve conscience réformiste, qu’on pourra, dans des conditions normales retrouvées, « ne plus faire comme avant », ils se trompent lourdement. Car il n’y aura pas de normalité restaurée. Elle va s’évanouir dans le doux brouillard des illusions perdues. On fera évidemment « comme avant », puisqu’on fera pire qu’avant.

– XII –

Ces considérations ne font qu’esquisser le tableau du moment qui nous contient, saisi dans ses tendances générales, et ne sont en rien le décryptage d’un plan concerté des dirigeants. La dystopie qui s’instaure n’est pas le produit d’un complot ourdi par quelque gouvernement secret, mais procède d’un moment contingent de rationalisation du capitalisme, qui ne supprimera pas pour autant son irrationalité constitutive. Les multiples manières, improvisées et accordées aux moyens du bord, employées par les États pour répondre à l’épidémie en fournissent la preuve éclatante. Leurs divergences, leurs mensonges, leurs incohérences, leurs défaillances manifestes montrent au contraire sur quelles fragiles fondations est bâtie la dystopie cybernétique qui prétend régir sous tous ses aspects l’emploi de nos vies. C’est peut-être au moment où elle se croira toute-puissante qu’elle sera la plus vulnérable. Mais encore faut-il que le désir de liberté, d’égalité, de justice soit assez vaste et enraciné pour fédérer nos forces. Si nous ne rouvrons pas la brèche utopique, nous vivrons perpétuellement dans le jour d’après.

Joël GAYRAUD

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