A Contretemps, Bulletin bibliographique
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B. Traven : ombre et révolte
Article mis en ligne le 28 août 2023

par F.G.


Munich, Halle des Beaux-Arts, 1918. Obscurité totale. Seul un faible rai de lumière se pose sur un manuscrit. Derrière lui, dans l’ombre, une voix s’élève, pourfend la guerre, sa boue, son sang. Les États, qui ont transformé pendant quatre ans d’honnêtes hommes en assassins. Le capitalisme, empiffré de souffrance et de mort. Cette voix, c’est celle de l’auteur du Ziegelbrenner (Le Fondeur de briques), une revue anarchiste et pacifiste allemande créée un an plus tôt. Cette voix, c’est celle du révolutionnaire Ret Marut, alias Arnolds, Barker, Hal Croves, Traven Torsvan, Traven Torsvan Torsvan, Traven Torsvan Croves, Artum, Fred Maruth, Rex Marut, Richard Maurhut, Albert Otto Max Wienecke, Otto Feige, Adolf Rudolph Feige, Kraus, Martínez, Fred Gaudet, Lainger, Götz Ohly, Anton Räderscheidt, Robert Bek-Gran, Hugo Kronthal, Wilhelm Schneider, Heinz Otto Becker… alias B.Traven. « Je n’ai pas envie d’être de ces gens qui se tiennent sous les feux de la rampe », disait-il pour entretenir le mystère qui jusqu’à aujourd’hui entoure son identité. « Comme travailleur, je me trouve immergé au sein de l’humanité, anonyme et obscur comme tout ouvrier qui apporte son lot de contribution pour faire progresser l’humanité. […] Mes œuvres ont de l’importance, moi, je n’en ai pas, pas davantage que le cordonnier qui considère de son devoir de fabriquer pour les hommes de bonnes chaussures qui leur aillent. [1] » Et pourtant… La vie des cordonniers peut aussi mériter d’être contée. Et quid de celle d’un mystérieux pamphlétaire, anarchiste, révolutionnaire, fugitif, marin, aventurier, explorateur au Chiapas, défenseur des indigènes du Mexique et des opprimés de toutes sortes, écrivain majeur du XXe siècle dont l’œuvre est aussi féconde et actuelle qu’encore trop méconnue en France ?

La véritable identité de B. Traven restera sans doute à jamais inconnue. Car on ne connaît ni le nom de celui qui se cache sous ses multiples pseudonymes, ni sa date ou lieu de naissance, ni ses liens de parenté. Toute sa vie, il s’est efforcé de tenir secrets ses lieux de résidence et s’est battu pour interdire la publication des rares photos qui lui étaient volées. Après sa mort, en 1969, la dispersion de ses cendres au-dessus de la jungle du Chiapas assure que le secret restera entier. Pas de tombe à visiter, ni de douteuses analyses post-mortem à réaliser. L’aura de mystère entretenue par l’intéressé autour de sa personnalité a de fait laissé le champ libre à d’innombrables théories plus ou moins farfelues, contribuant à brouiller davantage les pistes. Parmi elles, certaines font de lui le fils illégitime de l’empereur allemand Guillaume II, avec lequel il aurait entretenu une étrange ressemblance. D’autres avancent que B. Traven aurait été le pseudonyme de Jack London, qui aurait mis en scène sa mort aux États-Unis pour aller se cacher au Mexique et échapper à ses créanciers. D’autres encore affirment qu’il s’agit d’un milliardaire américain soucieux de se racheter une conscience en prenant la défense des classes dominées. Ou d’un collectif d’écrivains anonymes. Ou d’Adolfo López Mateos, président du Mexique entre 1958 et 1964. Ou rien de tout ça, mais plutôt un lépreux dangereusement contagieux ne sortant que rarement de chez lui, la tête couverte d’un masque. Bref, on ne sait pas qui se cache derrière les pseudonymes. Au-delà des nombreuses élucubrations, les témoignages de Rosa Elena Luján, veuve de Hal Croves/B. Traven, et les travaux biographiques notamment entrepris par R. Recknagel ont permis de remonter le fil d’Ariane des différents avatars de l’auteur et, plus important, de retracer les lignes directrices de son œuvre.

Aucun document n’atteste de l’existence de Ret Marut, premier pseudonyme de Traven, avant 1907. Tout au plus l’auteur fait-il lui-même référence à des études de théologie qu’il aurait débutées puis abandonnées, expliquant les nombreuses allusions à la Bible dans ses écrits postérieurs. Les premières traces de Marut font état d’un acteur et metteur en scène au théâtre municipal d’Essen, dans la Ruhr. Marut voyage et joue dans de nombreuses villes allemandes, de Düsseldorf à Berlin et Munich, où il se serait installé à partir de 1915. Lorsque la guerre éclate, il parvient à faire remplacer la nationalité anglaise sous laquelle il s’était déclaré par une citoyenneté américaine, pays neutre jusqu’en 1917. Cela lui donne une certaine tranquillité et lui permet de commencer le projet qui l’occupera pendant quatre ans et lui procurera une première notoriété, de 1917 à 1921 : la publication de la revue Der Ziegelbrenner. Ce pamphlet politique tire son nom tant du rouge incandescent de sa couverture que de son format 12 x 21 cm, rappelant celui d’une brique. Peut-être aussi de sa fonction première, consistant à exploser les vitres d’une censure de guerre que Marut juge insupportable. Dans les treize numéros qui paraîtront, la revue n’aura de cesse de lancer de virulentes attaques contre le militarisme, l’État, la presse bourgeoise, le capitalisme et l’Église. Marut y développe un anarchisme individualiste fortement influencé par les idées de Max Stirner, qui caractérisera l’ensemble de son œuvre. Il rejette et crache sur toute structure, étatique, partisane, privée, évidemment, et revendique une humanité libérée des carcans dans lesquels elle est enserrée.

À la fin de la guerre, il continue de dénoncer les nationalismes comme source de futurs conflits : « La possibilité d’une nouvelle guerre est plus proche que nous ne le croyons ; il y a encore des États, il y a encore des patries. Et l’État signifie : la guerre ; et la patrie signifie : la guerre. Et tant qu’il y aura sur terre des hommes pour qui existe un concept d’ “honneur national”, la menace d’une nouvelle guerre subsistera. [2] » Marut s’engage rapidement dans les mouvements révolutionnaires qui secouent l’Allemagne après l’armistice de 1918. En Bavière, une brève République des conseils, organisée autour de soldats, d’ouvriers et de paysans, est instaurée avant d’être rapidement écrasée par les forces gouvernementales. Le Ziegelbrenner prend fait et corps pour la révolution, maudit la bourgeoisie et le gouvernement social-démocrate qui répriment dans le sang le régime des conseils encore naissant. Marut est arrêté en mai 1919 pour ses activités d’agitateur. Il relatera plus tard avoir été emmené à un tribunal militaire composé d’un lieutenant et dont le jugement se limitait à choisir entre l’exécution immédiate ou la relaxe des détenus. Parvenu à s’échapper grâce à la passivité complice de deux de ses gardes, Marut entre dans la clandestinité. En cavale, il bénéficie du soutien de réseaux anarchistes, se réfugie à Cologne et Berlin et continue jusqu’en 1921 à publier le Ziegelbrenner.

Le dernier numéro appelle plus que jamais à l’insurrection des esprits, dans le plus pur style stirnérien : « Vous êtes morts sur les champs de bataille pour ceux que votre trépas a engraissé. Eh bien, mourez donc pour votre propre cause ! […] Je suis invincible si je ne veux pas ce que veut un autre ! Tu es invincible si tu ne fais pas ce que veut un autre ! […] Le pouvoir des souverains les plus puissants se brise sur le non-vouloir des esclaves les plus faibles. [3] » Marut disparaît ensuite de la circulation pour réapparaître à la prison de Brixton, au Royaume-Uni, où il est incarcéré pour défaut de papiers. Il y donne diverses identités, se fait passer pour un libraire lituanien, un Allemand résidant aux États-Unis, tente sans succès d’obtenir des papiers américains. Puis il file à l’anglaise en s’embarquant sur un vieux rafiot. Direction : Mexique, Chiapas, terre anarchiste et déjà mythique des rebelles zapatistes. Ret Marut, « le Fondeur de briques », ne reviendra plus. Arrivé au Mexique, B. Traven distille son passé de pamphlétaire dans une œuvre romanesque empreinte d’aventures, de révolte, d’aversion du pouvoir et d’idéalisme. Il y ajoute une cinglante fascination pour la mort, ou plutôt pour ces morts qui refusent de mourir, les opprimés et les parias qui se rebellent contre leur condition et se battent pour avoir droit, eux aussi, d’être libres et vivants.

En 1926, il envoie et publie en Allemagne Le Vaisseau des morts, véritable bombe littéraire dans laquelle Traven règle ses comptes avec la vieille Europe – il n’a à ce jour rien perdu de son actualité. Le personnage de Gérard Gale y incarne un marin américain des années 1920 dont le bateau a quitté sans lui le port d’Anvers. Sans papier ni argent, Gale est trimballé de pays en pays par des autorités qui se débarrassent de lui en l’envoyant en douce vers les États limitrophes. Les scènes, répétitives, de raccompagnement aux frontières sont burlesques et légères, mais le constat est sans appel : « En ces temps de démocratie achevée, l’hérétique, c’est le sans-passeport, l’individu qui n’a donc pas le droit de vote. À chaque époque ses hérétiques, à chaque époque son inquisition. Aujourd’hui, le passeport, le visa, l’anathème dont est frappée l’immigration, sont les dogmes sur lesquels s’appuie l’infaillibilité du pape, auxquels il faut croire si on veut éviter d’être soumis aux différents degrés de torture. Jadis les tyrans étaient les princes, aujourd’hui c’est l’État. [4] » Aujourd’hui, la condition des réfugiés suit le même schéma que celui auquel Gérard Gale est confronté. Sans droit, sans patrie, ils vivent en marge de sociétés qui les rejettent. Pour du papier. Dans l’espoir d’atteindre l’Angleterre, Gale embarque sur un bateau-fantôme acceptant exclusivement les fugitifs, desperados, apatrides de tous bords. Des gens sans existence. Des morts. Le Yorikke, ce vaisseau des morts et paradigme de l’Europe impérialiste, broie alors ces personnes sans droit en les exploitant, telle une parfaite machine capitaliste, en attendant un naufrage qui permettrait à son armateur de toucher une prime d’assurance. À travers ce roman, aux antipodes des histoires romantiques de marin, Traven réinvente les récits de la mer en « chantant l’épopée du héros qui se tape le boulot » [5].

Au Mexique, il revit, voyage, écrit beaucoup. En 1927, il publie Le Trésor de la Sierra Madre, plus tard porté au cinéma par John Huston et avec Humphrey Bogart dans le rôle principal. Il y aborde le thème de l’avarice et de la ruée vers l’or à travers les aventures de trois compères. En arrière-plan, la quête du métal dénonce l’obsession du gain pécuniaire au détriment des aspects humains et sociaux. Traven prend clairement position pour démontrer que le véritable trésor de la Sierra Madre n’est pas celui que l’on croit… En parallèle à l’écriture, l’auteur part à la découverte du pays. Il parvient en 1926 à intégrer une expédition scientifique en partance pour le Chiapas en se faisant passer pour F. Torsvan, photographe norvégien. Lors des multiples séjours qu’il effectuera dans la région jusqu’en 1930, Traven se passionne pour la beauté luxuriante de la jungle, sa lumière, ses clameurs mystérieuses, ses appels étranges et quasi irréels [6]. Il arpente de nombreux villages, discute, s’imprègne des populations et cultures locales et tombe sur un sujet qui inspirera désormais l’ensemble de ses écrits : les luttes révolutionnaires des travailleurs forestiers de la caoba, l’acajou, à l’époque de la révolution mexicaine, vers 1910 [7].

Toute l’information rassemblée lui servira à écrire ce cycle de l’acajou auquel il travaillera, reclus dans une solitude quasi complète, pendant presque dix ans. Chacun des six livres de la série y forme un tout et peut être lu indépendamment des autres, mais Traven imprime une continuité qui transcende l’ensemble de l’œuvre. Tierra y Libertad ! Le cri de guerre des rebelles zapatistes résonne tout au long des romans de l’acajou, résumant et portant les aspirations des Indiens vers leurs idéaux d’émancipation. Traven y décrit d’abord la vie quotidienne des populations du Chiapas dans La Charrette, dénonce les abus dont ils sont victimes dans Indios, puis met en branle les dynamiques de révolte dans La Marche sur l’Empire de l’acajou. La Révolte des pendus présente les tortures infligées aux ouvriers indiens, suivies du déclenchement d’une rébellion que rien ne peut arrêter. L’armée créée et grossissante des damnés, paysans souvent illettrés, affamés et poussés à bout par des décennies d’exploitation impitoyable, sort de la jungle pour étendre la révolution et détruire les fondements du pouvoir dans L’Armée des pauvres. Traven y lie souffrance et rébellion, décrit sans manichéisme le cheminement de populations traditionnellement soumises au joug des exploitants vers le moment de la négation, le moment où les Indiens disent « non », basta, et dans un retournement camusien se jettent corps et âme dans la révolte. « Si ces jeunes gens avaient été des hommes de raison », écrit-il pour illustrer le caractère spontané et nécessairement irrationnel des révoltés, « ils ne se seraient jamais révoltés. Les insurrections, les mutineries et les révolutions sont toujours irrationnelles en elles-mêmes, car elles viennent déranger la douce somnolence qui porte le nom de paix et d’ordre… Les vrais responsables des actes des rebelles sont les hommes qui croient qu’il est possible de maltraiter des êtres humains à jamais, en toute impunité, sans les pousser à la révolte » [8].

Ce dépassement du rationnel est également ce qui permet à Traven de penser l’avènement de la société idéale de Solipaz, « Soleil et Paix », qui conclut le cycle par l’utopie d’une communauté mue par une soif intarissable de liberté et de destruction des rapports de domination. Traven n’écrira plus beaucoup après le cycle de l’acajou. L’adaptation au cinéma de plusieurs de ses romans lui donnera l’occasion d’arpenter les studios de Hollywood sous le nom d’Hal Croves, « représentant attitré de B. Traven ». À la fin de sa vie, Skipper, comme il aimait à se faire appeler, se réfugie sur sa passerelle, deuxième étage de sa maison inaccessible à toute autre personne que sa femme et lui. Entouré de vieux appareils photo, de jumelles, d’un Colt, d’un arc et de flèches, il s’efface derrière une œuvre abondante et la lutte d’une vie contre l’oppression. À sa mort, en 1969, ses cendres dispersées au-dessus des terres rebelles du Chiapas emportent avec elles le lien indéfectible entre deux aspects fondamentaux de cet écrivain anonyme. Écriture et révolte.

Thomas MISIASZEK [9]

[Illustrations de tête et de fin : Marcos Carrasquer]

■ Sur B. Traven, nous renvoyons le lecteur au thématique que nous lui avions consacré (À contretemps, n° 22, janvier 2006). Désormais épuisé ce numéro, les diverses contributions qui l’alimentaient sont disponibles en ligne à l’adresse suivante.




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