Bandeau
A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Penser un processus révolutionnaire
Article mis en ligne le 2 octobre 2023
dernière modification le 10 octobre 2023

par F.G.


PDF

Un spectre ne hante plus le monde, celui du communisme… Et pourtant personne ne peut en conclure que la société se soit apaisée, que les conflits se soient dilués, que la paix sociale règne dans un esprit partagé d’équité et de liberté, qu’un bouleversement social ne soit plus impérieusement à l’ordre du jour. Partout les forces organisées de gauche (peu importe ici comment on les définit) sont hors-jeu et pourtant l’ordre ne règne pas sereinement, les inégalités et les injustices prospèrent, le sentiment de vivre dans un monde déshumanisé et vide de sens s’accentue. Nous sommes face à un énorme problème d’intelligence et d’intelligibilité du vécu, problème qui n’est pas réductible, loin s’en faut, à une capacité de coercition des ordres institués. Un spectre hante pourtant le monde contemporain, celui d’une révolution, d’une révolution encore sans nom. Le chêne abattu hier ne doit pas aujourd’hui être l’arbre qui cache la forêt, une forêt en rien comparable désormais à une culture desséchée et parasitée, industrielle et artificielle de bois interchangeables.

Je m’élève catégoriquement en faux contre le postulat qui voudrait que l’affaiblissement significatif de la contestation organisée contre l’état présent de l’ordre sociétal soit synonyme d’une puissance proportionnellement inverse du système de domination institué. Le problème avec le concept de « lutte des classes » est qu’il relève d’une définition économique de la dynamique historique : dénoncer le fait que la logique économique pollue et pervertit la cohésion sociétale, que l’économie n’offre plus une grille de lecture satisfaisante de la dynamique historique, c’est donc être amené à conclure que la référence à la lutte des classes révèle une impasse théorique tout comme une impasse pratique.

La logique historique de la lutte des classes suppose une inégalité matérielle originelle productrice d’une dynamique historique objectivable, essentiellement fondée sur la défense et la promotion d’intérêts matériels (les sociétés dites primitives auxquelles on veut bien reconnaître une forme de « communisme primitif » n’ayant quant à elle pas su accéder à l’histoire…). Une telle conception de l’histoire n’est aujourd’hui plus défendable. Si le postulat s’effondre, il est cohérent que la conclusion qui s’appuie dessus ne tienne plus, et c’est bien ce qui se passe.

Encore faut-il éviter une première erreur trop couramment induite : ce n’est pas parce que l’explication de la conflictualité s’effondre que la conflictualité elle-même fait de même et devrait être automatiquement niée. Deuxième erreur : ce n’est pas parce que l’explication de la dynamique sociale par la lutte des classes s’effondre que, nécessairement, l’explication historique concurrente incarnée par le libéralisme serait vraie [cf. le sophisme de Warren Buffett (« c’est ma classe qui a gagné cette lutte »)].

Lorsque l’on dit qu’« une théorie s’effondre », cela ne veut pas dire qu’une théorie B équipée de pied en cape doive prendre la place d’une théorie A ayant eu antérieurement réponse à tout. Ce n’est pas du tout ainsi que cela se passe. Un système d’explication du monde continue de fonctionner très longtemps. Avec une formidable inertie, il sert bien longtemps de référence après que de minuscules déviances – considérées les unes et les autres séparément comme plutôt insignifiantes – se furent accumulées. Jusqu’à ce que la résonance globale de ces aspects séparés commence à faire système négativement. Mais cette contradiction est presque impossible à admettre, à penser, à rationaliser : la solution universellement pratiquée est de s’accrocher désespérément aux branches de ce que l’on connaît déjà, aux rationalités pratiquées depuis toujours. Il faut un temps incroyable aux sociétés concernées pour commencer à envisager de changer leur système d’explication du monde, et c’est bien pour cela que les révolutions sont des phénomènes historiques rares et puissants. C’est pour cette raison que les révolutions sont impossibles à anticiper, puisque la rupture historique consiste en un changement de rationalité provoqué par une accumulation d’impasses et ne se situe pas dans la continuité d’un développement rationnel (du type : si A alors B).

Il y a possibilité de crise révolutionnaire quand le monde institué est significativement moins souple dans sa capacité de remise en question par la société globale. Ce qui explique une crise révolutionnaire, ce n’est pas un antagonisme cartésien incarné par deux forces prêtes à s’affronter, antagonisme pourtant tout à fait réel à sa manière, aussi violent et dramatique que l’on voudra. Cet antagonisme peut être un support, un vecteur indirect de la crise, mais pas davantage. Il y a possibilité de crise révolutionnaire quand l’inertie du monde institué ne sait pas digérer les conséquences de la réalité globale qu’il produit.

Une potentielle violence sociale est ainsi le résultat inévitable de la contradiction entre le monde tel qu’il est institué et la part sociétale qui est niée, méconnue, ignorée, contrainte par ce monde, part qui est produite par le mouvement nécessairement divergent entre la dynamique propre au monde institué et la dynamique propre de la société elle-même. Le monde institué est ainsi toujours inclus, dépendant, de la société globale qui l’enserre, le contient et le dépasse tendanciellement.

La guerre, civile ou extérieure (souvent liées l’une à l’autre), devient ici une forme de régulation sauvage (au sens de non formellement régulée) de cette contradiction entre institution et société. Les sociétés totalitaires sont ainsi des sociétés construites sur le refus radical de cette divergence, au seul profit du pôle institué, alors que la négation effective du pôle sociétal ne peut que générer et amplifier la violence de la négation.

Si les humains ne peuvent agir qu’en fonction d’une intentionnalité, il n’empêche que les résultats de cette intentionnalité ne peuvent s’y réduire : c’est une des leçons centrale de toute analyse historique que justement les actions humaines produisent des résultats qui n’étaient pas prévus. Le propre de la conflictualité « politique » classique est de confronter, au premier degré, ces intentionnalités ; le propre de la conflictualité historique est de confronter ces intentionnalités à leurs conséquences effectives négatives, en réinterrogeant les racines de ces intentionnalités. Il convient cependant de noter que cette contradiction entre institution et société ne peut se réduire à des questions de règles formelles d’organisation sociale, mais qu’elles sont significatives d’une confrontation plus globale d’imaginaires.

Dans cette optique, la question moderne du travail relève certes de la question de la séparation institutionnelle entre le citoyen et le travailleur. Comme le dit l’historien Paulin Ismard, « ce n’est jamais le travailleur qui contracte avec l’employeur mais le sujet libre et citoyen qui abandonne temporairement toute forme de maîtrise sur le travailleur qu’il est de surcroît ». Cette question intègre également aujourd’hui, plus globalement, une projection possible et souhaitable des relations entre les humains, en contradiction larvée avec les conditions réelles d’existence. Il ne saurait donc être surprenant que, de nos jours, la crise du travail se traduise directement en crise du politique et, de même, la crise du politique en crise du travail. Le propre de la crise contemporaine est d’avoir, en effet, invalidé – certes, seulement négativement – cette séparation.

L’approche classique de la « lutte des classes » considère ainsi que la naissance du mouvement socialiste est la première expression d’une nouvelle conscience historique en phase avec l’émergence de la société industrielle, mais on pourrait peut-être considérer qu’il est surtout la dernière expression d’un mode de socialité « ancien » qui tentait de s’adapter aux conditions nouvelles, conditions nouvelles qui ont commencé à produire leurs premiers effets paradigmatiques d’importance dans le séisme de la Première Guerre mondiale. Cette guerre marque ainsi la véritable naissance de la modernité industrielle, le moment particulier où elle rompt les amarres avec les fondamentaux de la modernité « classique », mais sans que cette rupture soit encore réellement perçue comme telle. On ne perçoit jamais assez la résistance au changement du système de représentation, du système cosmologique qui structure la vie sociale et sociétale.

Pour pouvoir changer le cours de l’histoire, il faut pouvoir introduire du chaos dans le cours institué de l’histoire « officielle », changer la logique de son histoire-récit, la qualité et les fondements de sa dynamique. Cela ne passe certainement pas par une logique alternative déjà rationalisée, mais par un chaos progressif, initial, une déstructuration, une dislocation des repères préalablement établis. La perte de sens de l’histoire instituée est le moment fondateur d’un tel processus, nécessaire, mais pas suffisant.


Si le mouvement socialiste tel qu’il s’est historiquement développé relève d’une expression sociale « ancienne » dans le contexte nouveau du développement de l’industrie manufacturière, les mouvements révolutionnaires ouvriers qui ont marqué son histoire, comme la Commune de Paris, les premiers soviets russes, la Catalogne espagnole, puis plus tard les mouvements liés à la décolonisation, prennent beaucoup plus de sens comme expression contradictoire d’une sociabilité populaire qui refuse le rouleau compresseur de la modernité capitaliste plutôt que comme expression positive et fantasmée d’une sociabilité qui reposerait sur les nouvelles conditions matérielles du capitalisme industriel, conditions qui portaient en elles, avec le fordisme et le taylorisme, un profond mouvement de désocialisation dont nous mesurons aujourd’hui l’ampleur et l’intensité. Si on s’appuie sur cette logique, les dérives léninistes prennent également plus de sens et de cohérence (négative) puisqu’elles se sont finalement développées en construisant et développant une pure mythologie ouvriériste ancrée non dans le fordisme et le taylorisme – pourtant positivement revendiqués et assumés –, mais dans la manufacture et l’artisanat (cf. les gros bataillons syndicaux se recrutant de manière privilégiée chez les ouvriers qualifiés, et non chez les OS : c’est d’ailleurs ce mythe de l’artisanat, plaqué contradictoirement et fictivement sur les conditions industrielles nouvelles du XXe siècle, qui fait le fond du mythe contemporain du travail, en particulier aussi chez les néolibéraux). Les totalitarismes se sont en effet développés en construisant parallèlement, en rupture avec le XIXe siècle, une mythologie sociale et une mythologie industrielle (l’industrialisme était bien une utopie, qui s’est aujourd’hui inversée en dystopie). Alors que les aspirations socialistes du XIXe siècle relevaient encore d’une forte dimension individualiste, issue de la dynamique des Lumières, support effectif d’une forte et encore réelle solidarité intégrée, après la Première Guerre mondiale, cette dimension individualiste s’est dissoute dans une dimension collective anti-individualiste dans les courants totalitaires, contrepoint du développement d’un néo-libéralisme qui, lui, niait catégoriquement l’existence même de toute dimension collective pour ne reconnaître plus que des monades isolées, les deux courants dissolvant, chacun à sa manière, la dimension politique du fait sociétal, encore vivace au XIXe siècle, comme caractéristique centrale du XXe siècle.

La Seconde Guerre mondiale inaugura une séparation radicale entre l’économique et le politique, séparation qui n’existait pas comme telle auparavant, mais qui est devenue un marqueur puissant au XXe siècle. La séquence qui a suivi est marquée par une suite de répliques (au sens sismologique) due au fait que l’un des totalitarismes, en l’occurrence le stalinisme, avait réussi à se retrouver dans le camp des vainqueurs, au sens militaire du terme, ce qui lui a permis de survivre encore quelques temps en maintenant sous perfusion sa mythologie particulière et, en même temps, ne n’oublions pas, la fiction néo-libérale qui lui servait de contre-point. L’effondrement de l’URSS est donc marquée par une double séquence : l’effondrement concomitant d’une mythologie sociale (stalinienne vs néo-libérale) et l’effondrement d’une mythologie industrialiste (dont l’émergence de la question écologique et climatique est un aspect important).

Ce qui se passe aujourd’hui, en ce XXIe siècle, n’est pas la suite logique, ni nécessaire, de ce qui s’est passé dans les décennies passées : je maintiens que ce qui se advient sous nos yeux n’est véritablement compréhensible et intelligible que parce que les logiques historiques passées sont en échec, ne sont plus en phase avec le monde qu’elles ont construit. Ces mythologies ont perdu leur pertinence et nous héritons d’une situation matérielle brute en contradiction avec toutes les représentations sociétales qui jusqu’ici étaient en mesure d’en rendre compte. La violence sociétale qui s’amplifie s’explique bien mieux et bien plus efficacement par cette contradiction entre un monde vécu et les inerties idéologiques instituées plutôt que par un « retour » des fascismes et autres formes de totalitarismes laïcs ou religieux. Refuser cette référence aux fascismes n’est en rien diminuer l’ampleur des enjeux et des contraintes, des violences, auxquelles nous avons à faire face : au contraire. Continuer à valider ces références historiques, c’est valider du même coup le postulat d’une continuité essentielle entre hier et aujourd’hui, donc s’interdire de voir et s’empêcher de constater que nous sommes entrés dans un autre monde, un monde caractérisé par des ruptures qui n’existaient pas avant. Le problème, c’est que, pour pleinement mesurer ces ruptures, il faut sortir, rompre avec les continuités historiques qui nous servaient de guide (sauf que cette « sortie » ne se décrète pas, ne relève pas d’un acte de volonté).

Face à cette situation d’effondrement de l’ordre cosmologique traditionnel de la modernité capitaliste, deux grandes options sont en train d’être explorées : du côté institutionnel, celle qui consiste à jeter par-dessus bord ce qui restait de références implicites à l’ordre politique pour se concentrer sur une gestion purement administrative de l’ordre social (ce que tente Macron en France) ; celle, au contraire, qui consiste à nier radicalement cet ordre matériel hérité par la référence à des contre-utopies anciennes mais fantasmées qui font le lit des populismes nationalistes (Trump, Bolsonaro, Poutine, Modi, etc.) et/ou à des intégrismes religieux de toutes obédiences (islamistes et évangélistes, en particulier).

L’objectif reste bien de comprendre et de dépasser dans les faits l’impasse sociétale dans laquelle nous nous trouvons : je veux encore une fois mettre le doigt sur l’inexistence d’une théorie, d’une rationalisation partagée qui rendrait communicable cette impasse qui, elle, est bien partagée sur le plan du ressenti. C’est selon moi une erreur anthropologique majeure de considérer que ce ressenti porterait « naturellement » en lui sa vérité positive pour peu que pourrait se lever le voile d’ignorance et de tromperie qui l’entourerait – voile supposément tendu (pour beaucoup) en pleine conscience et intentionnalité par les tenants de l’ordre établi. Le système d’oppression qui tient le gouvernail officiel de l’ordre social ne comprend plus la réalité : ce n’est pas Macron qui est hors-sol, c’est le pouvoir lui-même qui est fondamentalement déconnecté de la réalité. Ce qui nous oppose à l’ordre institué, ce ne sont pas des intérêts comptables divergents relevant d’une réalité fondamentalement partagée ; ce qui nous oppose, ce sont deux ordres de réalités incompatibles, incompatibles dans leurs définitions, leurs pratiques et leurs représentations.

Le fait sociologique et historique majeur, central, incontournable, dont il nous faut partir, c’est l’échec de l’ensemble des systèmes de représentation historique à rendre compte de la situation historique vécue dans laquelle nous sommes plongés jusqu’au cou, sans bouée de sauvetage. Bien sûr que toutes les dénonciations antérieures concernant le mal-vivre, les inégalités, les injustices, les misères, les oppressions, etc. restent valables, mais ce qui a changé, c’est que ces situations ne sont plus perçues et comprises comme relevant d’une logique sociétale (même pervertie), mais qu’elles sont devenues tributaires d’une absence de logique sociétale positive.

Cette césure entre l’économique et le politique atteint de nos jours un paroxysme. Mais, comme déjà signalé, elle est née dans les tourments de la Seconde Guerre mondiale et finit aujourd’hui de dévitaliser, simultanément, et la sphère prétendument autonome du politique et la sphère prétendument autonome de l’économique. C’est cette prétendue autonomie qui fait le cœur de la profonde crise sociétale que nous traversons. Nous l’avons constaté dans la sphère du politique, mais elle se lit également dans celle de l’économique. N’est-il pas symptomatique que les chantres les plus médiatiques de la mondialisation économique et industrielle soient tellement déconnectés du vécu, qu’ils sombrent dans les délires transhumanistes (négation des humains réellement existants) et dans les délires de l’exode extra-terrestre (négation de la planète réellement existante). D’ailleurs le fantasme de la colonisation martienne n’a pas pour support une prétendue volonté de sauver l’« humanité », mais celui de construire un monde artificialisé où l’aléa humain aura été totalement éradiqué. Il pourrait en effet naïvement paraître beaucoup plus simple de « réparer » une planète mal en point plutôt que de domestiquer une planète déjà inhabitable et invivable en l’état : la différence entre les deux est que, sur Mars, il n’y a pas d’humains dont il faudrait tenir compte.

Le risque des violences personnelles, sociales, institutionnelles, infra et extra-étatiques est tout à fait majeur, et atteint probablement des niveaux rarement connus : les tensions qui les produisent et dont elles sont l’expression indissociable ne doivent pas être minimisées et floutées par des références historiques archaïques et inappropriées, dont l’absence diffuse de pertinence et d’efficience induit une sorte de tétanisation et de panique intellectuelle. Mais ce n’est pas la « logique interne » du capitalisme qui produit cette violence, c’est au contraire son inadéquation, son échec : le « tort » principal du mouvement socialiste est d’avoir inscrit son devenir comme devant être la réalisation finale de la dynamique positive du capitalisme. Plus personne ne peut croire à cette fiction, et cela déplace complètement et concrètement la question révolutionnaire, à savoir la question du passage d’une société historique donnée à une autre. Pour qu’une société s’effondre, il faut que son système de représentation cosmologique s’effondre (de l’intérieur ou bien militairement de l’extérieur), parce que ce système de représentation empêche de trouver une alternative aux enjeux existentiels de cette société. Si cela ne dit absolument rien sur les issues possibles, on peut cependant considérer qu’il s’agit de la part de liberté qui nous échoit.


La cohérence historique d’un passé représente, pour toute société, son fondement architectonique particulier : la révolution spécifique de cette société passe nécessairement par la remise en question de ce socle historique. C’est pourquoi il est primordial de s’interroger sur les mécanismes et processus qui permettent à une société donnée de questionner ses origines, de reconsidérer, de prendre du recul par rapport à son passé structurant initial. D’où l’importance des questions relatives à l’institution imaginaire de toute société, dont le dépassement passe « nécessairement » par une phase d’effondrement préalable, l’alternative ne pouvant surgir qu’après que cet effondrement a été effectivement assumé comme irrémédiable (ce qui, encore une fois, ne présage en rien d’un contenu déterminé à cette alternative éventuelle).

Ce que je veux suggérer par-là, c’est qu’une société touchée par un processus révolutionnaire se caractérise, dans un premier moment, par une incapacité de se projeter dans un avenir puisque, précisément, la critique implicite et le déphasage des fondamentaux mémoriels institués déstructurent la compréhension même du présent : n’est-ce pas ce que nous sommes en train de vivre, n’est-ce pas ce que l’on peut lire dans le phénomène de l’abstention électorale qui n’est en rien, généralement, un désintérêt pour la chose publique, etc. ? Un processus révolutionnaire est une confrontation, une dissociation, entre un temps long institué et le vécu quotidien. La contradiction entre légalité et légitimité exprime en partie cette problématique, sans l’épuiser.

Ce qui se laisse deviner dans un processus révolutionnaire, c’est un conflit de rationalités, un conflit de réalités. Dans le monde politique, cela se traduit ainsi par un conflit entre légalité et légitimité ; dans le monde économique, cela se caractérise par exemple par une défense de l’emploi et des revenus qui y sont associés comme condition de la survie matérielle, en opposition avec une dénonciation de la fonction antisociale et anti-écologique du travail, des entreprises, de la mondialisation, etc. C’est au carrefour de ces contradictions que prospère le sentiment de la perte du sens de l’existence, que s’enracinent des mouvements comme celui des Gilets jaunes ou encore celui du refus du décalage de l’âge de la retraite. La simple référence au mouvement ouvrier historique, à la lutte des classes, etc., ne rend absolument pas compte de cette situation schizophrénique, situation qui rend au contraire tout à fait perceptible et pensable l’effondrement de la mythologie prolétarienne, tout comme, symétriquement – ce qui n’est jamais assez souligné –, l’effondrement de la mythologie libérale qui repose fondamentalement sur une semblable conception du progrès. La revendication d’un partage égalitaire des richesses soulagerait certes bien des choses ; elle est et reste d’évidence incontournable, mais n’est pas, à elle seule, à la hauteur des enjeux. Elle tient d’une condition préalable, mais non suffisante, et c’est bien pourquoi sa capacité mobilisatrice en ressort affaiblie. Ce qui me gêne dans ce maintien totémique de la référence à une lutte des classes, ce n’est pas, bien entendu, la lutte des opprimés, la lutte toujours actualisée contre les injustices, mais le postulat d’une réalité transhistorique de cette oppression, le postulat d’une continuité essentialisée des situations d’oppression, et donc, par conséquence inverse, d’une continuité essentialisée des situations de pouvoir. Si tel est le cas, pourquoi cette situation essentialisée devrait-elle et pourrait-elle changer ? Par l’irruption d’une sorte de miracle qui inverserait le cours des choses ? Les références à une continuité sont, bien sûr, au fondement de toute société, mais la contestation révolutionnaire de cette société est synonyme d’une capacité, au moins d’une volonté, à remettre ces mêmes continuités en question, à mettre du chaos dans sa cosmologie, à en bouleverser les postulats et paradigmes structurants. Il ne s’agit pas de nier des « faits » et pas davantage d’en introduire de nouveaux, mais au contraire de changer, bouleverser, redéfinir les dynamiques qui les englobent, les densifient et les contextualisent.

Des sociologues, historiens, philosophes insistent, en ces temps, sur une similitude entre la situation présente et un certain nombre de moments ayant précédé les grandes crises sociales : 1968, 1958 avant la constitution de la Ve République, les situations d’avant-guerre, les situations prérévolutionnaires, etc. Le problème n’est pas, cela dit, de discuter de quelle séquence particulière serait la plus proche de ce qui se passe aujourd’hui, mais de remarquer que nous faisons face à un effondrement simultané de l’ensemble des temporalités qui avaient servi jusqu’ici à caractériser cette société. Il est même possible de rajouter à cette liste les moments qui précédèrent l’émergence de la modernité, celui des monothéismes et de leurs crises spécifiques, ou encore des basculements entre diverses cohérences étatiques.

Face à ce fracassement des temporalités longues sur le mur du présent, les velléités de reprendre la main à partir des enjeux du quotidien sont pour ainsi dire incontournables, et c’est pourquoi les revendications d’horizontalité, de démocratie directe, d’égalité dans la différence, d’articulation des mondes humains et non humains, d’ancrage territorial ouvert sur l’altérité, etc., coulent de source, à l’image de ce qui s’exprime, par exemple, à travers des mouvements comme Les Soulèvements de la terre.


Ce qu’il faut souligner, c’est qu’une révolution ne peut être assimilée à un nœud sur la corde du temps, à un pont entre deux rives : une révolution relève d’un processus long, qui commence des décennies avant son surgissement brouillon dans la quotidienneté vécue (par exemple en 1789), et se poursuit encore des décennies après, avant d’inévitablement épuiser son potentiel novateur. Si je peux me permettre une illustration largement caricaturale, une dynamique sociétale pourrait être comparée à un supertanker, un méga-porte-conteneurs, auquel il faut un temps excessivement long avant d’atteindre sa vitesse de croisière en pleine mer, tout comme il lui faut un temps également significatif pour dévier sa course ou s’arrêter. Ce que l’on a désigné jusqu’ici trop rapidement comme une révolution pourrait être assimilé à une mutinerie à bord du bateau : si cette mutinerie peut bien sûr rapidement changer les conditions de vie à bord, voire décréter la déchéance des droits de propriété de l’armateur (conception marxienne de la révolution), il s’en faut encore de beaucoup avant de pouvoir reprendre la main sur le bateau après avoir débranché le pilotage automatique pour lui faire changer de cap, se débarrasser du chargement, changer la motorisation, redéfinir son affectation, voire démanteler le vaisseau pour en faire autre chose… Bien entendu, pour faire tout cela, il faut effectivement encore en passer par une mutinerie, mais le contenu et la définition même de ce que doit être une révolution ne sont plus les mêmes : la mutinerie en elle-même n’implique aucunement les suites qu’elle peut avoir. La première définition, marxienne, pouvait être et était effectivement conçue comme une fin en soi ; celle d’aujourd’hui ne peut que considérer cette mutinerie comme une condition préalable, certes nécessaire, mais absolument non suffisante. Il ne s’agit plus en effet de « seulement » prendre le pouvoir sur le monde existant en en changeant les règles d’organisation, mais de penser en même temps un autre monde possible en s’attaquant à la matérialité même de l’existant. Derrières toutes les mutineries, il y a des ensembles d’imaginaires, et nous assistons aujourd’hui à la dislocation des imaginaires passés. Les similitudes ne doivent pas masquer les différences et les divergences ; la crise de la contestation ne doit pas non plus masquer la crise de la domination. Penser un processus révolutionnaire, c’est également le contextualiser dans un processus similaire à celui qui nous a fait passer d’une Terre plate à une Terre ronde, acter le passage d’une Terre réduite à une inépuisable carrière de matériaux et de matières premières à une Terre vivante – quoique vraiment mal en point – dont nous ne serons jamais « maîtres et possesseurs ». Et en tirer toutes les conséquences.

LOUIS
Colmar

[Texte originellement publié, sous le titre « Phénoménologie d’une dynamique révolutionnaire contemporaine », sur le blog [« https://en-finir-avec-ce-monde.fr/’’ »]