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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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De l’ère du « narcissisme » à l’ère « psychopathique »
Article mis en ligne le 28 mai 2016

par F.G.

■ Proche de la revue allemande Krisis et du courant de la critique de la valeur, Götz Eisenberg est psychologue en milieu carcéral dans la prison allemande de Butzbach. Il a publié plusieurs livres en allemand sur la question de l’augmentation du nombre d’accès de folie meurtrière (amok) et de leur lien avec l’évolution de la société moderne. Cet article a paru en septembre 2011 dans l’hebdomadaire allemand Der Freitag. En décembre 2011, « Palim Psao » en a donné, sur son site, une traduction française que nous reproduisons ici [1].
Cinq ans plus tard, plus pertinente que jamais s’affirme l’analyse de Götz Eisenberg sur le passage, en une très courte unité de temps, de l’ « ère du narcissisme » à ce temps dévasté où, « déchainé et sans scrupules », le « monde de l’argent » fabrique désormais des psychopathes en série.– À contretemps.



En 2013, l’association américaine de psychiatrie publiera la cinquième édition de son manuel de diagnostic – Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders –, qui existe depuis 1952. Ce manuel a pour vocation de définir des critères universels pour décider à partir de quel moment un être humain doit être déclaré malade au niveau psychiatrique. La nouvelle publication à venir a déjà déclenché de vives polémiques.

Ce manuel tente de fournir une approche objective aux problèmes psychiques, basée uniquement sur les symptômes, et de les imposer de manière universelle. L’objectif est d’assurer que quand on pose, par exemple, le diagnostic de « dépression » ou de « schizophrénie » on parle partout de la même chose.

La nouvelle édition vise à faire le ménage dans la rubrique des troubles de la personnalité. Sur les onze maladies reconnues actuellement, deux seulement sont diagnostiquées régulièrement : le « trouble de la personnalité borderline » et le « trouble de la personnalité antisociale ». Quelle humiliation pour les narcissiques ! Bientôt ils n’auront plus d’existence, ou en tout cas pas dans leur forme pure !

Le fait que le « trouble de la personnalité narcissique » soit retiré de la circulation peut être interprété comme le fait que les symptômes attribués à cette maladie sont devenus partie prenante de la normalité. Ce trouble de base n’a plus valeur de maladie dans notre société, il reflète plutôt son caractère social. À chaque degré de développement social correspond un caractère social dominant. La structure identitaire de l’homme est synchrone avec celle de la société environnante. Le personnage principal du roman d’Heinrich Mann Le Sujet de l’Empereur [2], avec sa soumission inconditionnelle, son penchant compulsif à faire des économies et à tout conserver, reflète tout à fait la phase historique durant laquelle le capitalisme en Allemagne prenait son essor sous la forme d’un État autoritaire et semi-féodal.

Parallèlement, on voyait déjà, dans certaines subcultures marginales, culturelles et artistiques, émerger la prochaine étape de développement. Au début, ses attributs étaient stigmatisés et analysés comme des signes de dégénérescence et de maladie. C’est ainsi qu’avaient été traités les milieux dadaïstes et surréalistes, avec les dandys et les bohèmes, qui cultivaient certains traits narcissiques et qui anticipaient dans nombre de domaines l’hédonisme consumériste. Pour le bourgeois, les bohémiens et les artistes étaient des « dandys vaniteux », de la « lie » dont il fallait se débarrasser, ce qu’ils finiront par faire. Dans les fameuses années 1920, on voyait déjà pointer à l’horizon le changement psycho-historique qui nous entraînerait dans l’ère du narcissisme. Par la suite, le fascisme a amené une régression collective vers le caractère social traditionnel, avec ses idéaux d’ordre et de pureté, et a ainsi enterré provisoirement tout autre développement. Il a fallu quelques décennies pour que les tendances des années 1920 se manifestent de nouveau, importées des États-Unis.

La révolte de 1968

Lors de la transition vers l’ère consumériste, les comportements bohèmes sortent de leur ghetto subculturel et se massifient. Une bonne partie de la dynamique de la révolte de 1968 provient de la friction entre deux formes différentes du caractère social ou des « classes psychiques » [3]. Après coup, la révolte apparaît comme étant également une nouvelle étape dans l’implémentation du développement capitaliste. On pourrait dire, pour paraphraser Hegel, que l’esprit du capitalisme s’est servi de ses opposants pour faire retour à soi et rejoindre son concept. Des gens tels que Rainer Langhans [4] ont rendu de grands services à la modernité, et il est donc logique de le retrouver aujourd’hui dans un jeu de télé-réalité, « Le camp de la jungle » (héritier du « Loft »), produit par la chaîne RTL. Le fait de « s’éclater » et de soigner son look hippie n’a représenté une rébellion qu’à l’époque où l’Allemagne fédérale était fondamentalement postfasciste, coercitive et « petite-bourgeoise ». L’époque où porter les cheveux longs suscitait chez les bourgeois et les beaufs une pulsion d’anéantissement est révolue. Le développement psychique et culturel possède sa propre structure temporelle et a toujours un temps de retard par rapport aux changements économiques et techniques. De temps en temps, il faut une révolte militante pour réformer des subsystèmes anachroniques et les rendre contemporains.

Nous pouvons assister actuellement à la décomposition du sujet introverti traditionnel et à la transition vers « l’homme flexible » qui correspond aux impératifs modifiés d’une nouvelle phase du développement capitaliste. Ses attributs sont identiques au catalogue des symptômes de l’ancien trouble de la personnalité narcissique, qui n’est donc plus considéré comme une maladie. Une partie de ses symptômes qui ne sont pas compatibles avec la nouvelle normalité sont transférés vers d’autres troubles : le narcissisme a désormais droit de cité, sauf dans sa forme maladive ou « borderline ».

Mais on voit déjà les prémices de nouveaux changements psycho-historiques. Les années que nous venons de traverser, marquées par le néolibéralisme, ont rendu les gens indifférents, leur vie intérieure s’est transformée en un grand glacier de sentiments congelés. Les gens ne peuvent pas faire autrement que de transmettre cette froideur à leur environnement. Il y a des différences non négligeables selon qu’on a grandi et que l’on vit dans une société qui valorise la solidarité avec les faibles et ceux qui sont moins compétitifs, ou bien qu’on vit dans une société où ces gens sont abandonnés dans la misère et stigmatisés en tant que loosers. Que l’expression « espèce de victime » soit devenue la pire insulte que des jeunes se lancent à la tête en dit long sur l’image pervertie qu’ils se font de l’humanité, marquée depuis quelques années par le culte du gagnant. On le voit par exemple chez des sportifs qui chantent à tue-tête devant les caméras après un match victorieux : « Regardez à quoi ressemblent des gagnants – ohé-ohé-ohé ». (…) Sans doute aussi parce qu’elle a l’air de sortir du dernier soap opera, la gardienne de but de l’équipe de foot américaine, Hope Solo, incarne ce culte du gagnant. Dans une interview avant la finale du dernier championnat du monde, elle déclarait : « Nous savons que nous allons gagner. C’est notre mentalité. » Qu’elle se soit trompée n’est qu’un faible réconfort.

Le marché comme vie intérieure

Les attitudes et les comportements qui sont dictés par le marché et qui sont indispensables pour réussir au niveau économique ont aujourd’hui pénétré la vie quotidienne jusque dans ses derniers recoins. Le manque d’égard généralisé, l’individualisme poussé jusqu’à la manie égocentrique, le cynisme et l’indifférence caractérisent aujourd’hui les rapports entre les humains. C’est ainsi que « l’ère du narcissisme » porte déjà en son sein le prochain niveau de développement psycho-historique. Le marché, l’économie et la pédagogie dictent une idée de la vie intérieure humaine qui doit être flexible et interchangeable, analogue à ce qu’on stigmatise encore aujourd’hui comme « psychopathe », et qu’on retrouve chez les détenus, en prison ou dans des institutions médico-légales. Le terme de psychopathe n’est pas utilisé ici dans son acception populaire, définissant une personnalité perturbée, imprévisible et violente, mais comme l’ont défini les psychiatres américain et canadien Cleckley et Hare pour qui les caractéristiques d’une personnalité « psychopathique » sont l’incapacité à ressentir de l’empathie, le fait d’être beau parleur, charmeuse, sûre d’elle, à l’aise dans les situations sociales, froide quand elle est sous pression. C’est-à-dire précisément les attributs qui caractérisent les flambeurs et les gourous de la nouvelle économie et du monde de la finance qui continuent à nous pousser vers le précipice.

En 2007, Paul Babiak et Robert Hare ont publié un livre, Esclavagistes ou managers, dans lequel ils mettent en garde les managers et le monde de la finance. Si des « psychopathes » devaient occuper des postes de direction, leur goût du risque et leur absence totale de scrupules pourraient s’avérer désastreux à long terme. De nos jours, la psychologie qui vend son savoir au plus offrant cherche à expliquer les dysfonctionnements du système par ceux des individus plutôt que par la structure de l’économie capitaliste. La psychologie officielle est aveugle en ce qui concerne la société et tente, comme le dit Peter Brückner, « de décrire les astres à travers un ciel partiellement voilé ». Elle ne reconnaît pas que les phénomènes critiqués sont un effet secondaire d’une nouvelle ère du capitalisme qui a commencé dans les années 1990 et qui ne connaît plus comme critère que la cotation boursière. Le monde de l’argent, déchaîné et sans scrupules, est devenu générateur de « psychopathes », il les attire comme un aimant et les multiplie.

Une carrière de psychopathe naît d’un côté de la famille, en tant qu’association utilitariste de sujets-marchandises, et de l’autre du monde virtuel des jeux vidéo. Jouer à l’excès aux jeux vidéo, fondamentalement antisociaux, participe à la production de « psychopathes fonctionnels » et forme les générations à venir à la vie dans un monde capitaliste. On assiste actuellement à la formation d’une nouvelle structure enfantine qu’on pourrait appeler une « objet-socialisation » [5]. Dans une forme d’abandon d’enfant postmoderne, on le laisse dès son plus jeune âge devant des appareils électroniques et techniques chargés de sa socialisation. Même si les parents modernes souhaitent que leurs enfants soient sages, ils ne sont pas prêts pour autant à en consentir l’effort personnel et le temps nécessaire. Le travail éducatif astreignant est laissé aux enseignants et à la « Ritalin », ce médicament miracle censé « assagir » les enfants. Il fait partie de la famille des amphétamines et il est de plus en plus prescrit à des enfants comme s’il s’agissait d’un simple complément nutritionnel. C’est avec de la Ritalin et d’autres psychotropes qu’on veut rendre les enfants aptes à supporter les rapports de concurrence auxquels on les confronte dès leur plus jeune âge. Le marché, omniprésent et déifié par tout le monde, pénètre jusque dans les écoles, caractérisées par la concurrence, la solitude, l’hostilité entre les enfants et le harcèlement moral. La conséquence risque d’être que la concurrence du darwinisme social, le manque d’éducation, la froideur et l’indifférence construisent chez les enfants une insensibilité psychique, une absence d’empathie et un manque de scrupules. Même si c’est encore le narcissisme qui domine aujourd’hui, c’est aux psychopathes qu’appartient l’avenir.

L’homme flexible

La seule chose dont on peut être sûr aujourd’hui, ce sont les catastrophes vers lesquelles nous fonçons. Toute alternative dépendra de l’action humaine. La société actuelle porte encore en elle les possibilités de quelque chose de meilleur, mais pour réaliser ces possibilités, on ne peut se fier ni à une tendance qui serait propre à l’histoire ni à un quelconque sujet collectif. C’est à nous, les êtres humains d’aujourd’hui, d’arrêter la folie de l’économie déchaînée et de reprendre le contrôle. Une des priorités d’une société débarrassée de la tyrannie de l’économie serait d’inventer et de créer de nouveaux espaces, stables dans le temps et la durée, et avec une présence éducative humaine, qui permettraient aux enfants de réussir leur naissance psychique et de se développer en tant qu’humains dans une société humaine. Une société dans laquelle l’intégration sociale et les rapports entre les personnes seraient basés sur des formes de coopération solidaire, et non pas sur une socialisation asociale à travers l’argent et le marché, produira d’autres structures psychiques et d’autres formes de médiation de la question psychique et sociale que nous ne pouvons actuellement pas formuler avec des concepts. On peut seulement avancer que l’existence individuelle devra avoir un rapport prononcé avec la communauté dans laquelle l’individu doit retrouver une vraie solidarité. Pour le dire avec les mots du Manifeste du parti communiste, une société dans laquelle « le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous ».

La production de l’humain serait au centre d’une « économie du bonheur » (Bourdieu) qui permettrait aux gens de s’épanouir, de découvrir et de faire naître les possibilités que la société de classes a jusqu’à présent entravées. Mais rappelons-nous l’avertissement formulé par la théorie critique qui met en garde contre la volonté de définir trop exactement l’émancipation, et terminons donc ici par une définition négative : l’homme moderne n’est limité par rien, attaché à rien, il est sans tradition, sans scrupules, régi par l’opportunisme, à la recherche permanente de la fructification de ses avantages personnels et de la croissance de la cotation en bourse de son propre ego. Cet « homme flexible » ne représentera certainement pas l’idéal d’une humanité libérée.

Götz EISENBERG
Traduction de l’allemand : Paul Braun.

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