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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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José Peirats : une évocation
Article mis en ligne le 16 décembre 2015
dernière modification le 22 décembre 2015

par F.G.





Par son parcours militant et intellectuel, José Peirats (1908-1989) fut, à n’en pas douter, l’une des figures les plus marquantes de l’anarcho-syndicalisme espagnol de son temps. Ouvrier briquetier, il se syndiqua à la Confédération nationale du travail (CNT) à l’âge de quatorze ans, s’initia à lutte sociale sous la dictature du général Primo de Rivera, fréquenta les prisons, collabora à divers titres de la presse libertaire et rejoignit, au début des années 1930, le comité de rédaction de Solidaridad Obrera, mythique quotidien de la CNT de Catalogne, dont il fut, de 1934 à 1936, le directeur en titre. Pendant la guerre civile, il s’illustra par ses opinions franchement hostiles à la collaboration des anarchistes au gouvernement de Front populaire et, au lendemain de l’offensive contre-révolutionnaire de mai 1937, il intégra la 26e Division, ex-colonne Durruti, sur les fronts d’Aragon et de Catalogne. Après la défaite, il fut interné au camp du Vernet d’Ariège et, en décembre 1939, parvint à embarquer pour l’Amérique latine. Après des séjours mouvementés à Saint-Domingue, en Équateur et à Panama, il s’en retourna en France, en mars 1947, au moment où la CNT se scindait en deux organisations rivales : l’une, dite « collaborationniste », majoritaire en Espagne, réitérant la stratégie d’unité antifasciste adoptée pendant la guerre ; l’autre, dite « apolitique », majoritaire en exil, prônant le retour aux principes de base de l’anarcho-syndicalisme combattant. Cohérent avec lui-même, il prit partie pour la seconde, dont il fut élu secrétaire général, entre 1947 et 1950, mais aussi directeur de l’un de ses deux hebdomadaires, CNT, édité à Toulouse, ville où il résidait. Au début des années 1950, il entreprit, sur commande de son organisation, de se lancer dans une histoire critique de la CNT durant la révolution espagnole, somme qui sera éditée en trois volumes, entre 1951 et 1953, par la CNT et qui demeure, aujourd’hui encore, un des principaux ouvrages de référence sur le sujet. Esprit rebelle aux pratiques de contrôle bureaucratique, il s’opposa aux « immobilistes » de son propre camp qui, déplacés des instances dirigeantes de la CNT en exil à la faveur de la réunification confédérale de 1961, revinrent aux affaires, deux ans plus tard, avec la ferme intention d’imprimer un nouveau cours sectaire à la CNT. Dès lors, il décida d’en démissionner – en 1965 – et de consacrer l’essentiel de ses énergies à l’histoire. Par sa richesse d’analyse et sa diversité d’inspiration, son œuvre écrite – articles et livres – le plaça au premier rang des « intellectuels » libertaires de son temps, avec la particularité que, dans son cas, l’écriture agissait toujours comme corollaire indispensable de son expérience militante. Du faire au dire, le briquetier devenu journaliste ouvrier, puis historien, changea certes de front, mais jamais de camp [1].


Ramenée à ces quelques repères, il ne reste, bien sûr, d’une existence militante que des dates, des sources et des faits répertoriés dans les dictionnaires biographiques du mouvement ouvrier. La principale limite de ce genre d’ouvrages résidant précisément dans leur objective volonté classificatrice, il n’est, pensons-nous, d’autre recours que l’approche subjective pour avoir quelque chance de saisir d’un personnage autre chose que son continuum chronologique. D’où l’importance du témoignage. Celui que je veux apporter sur José Peirats n’a d’autre ambition que d’en dresser, à partir des souvenirs que m’a laissés sa fréquentation, un tableau personnel – et que j’espère vivant.

J’ai connu et côtoyé José Peirats dans les années 1970. L’homme avait alors la soixantaine et habitait Montady, commune de Capestang (Hérault), au lieu-dit La Plaine des astres, où, avec sa compagne Gracia Ventura, il occupait une vaste maison de plain-pied ouvrant sur un paysage de vignoble, « Villa Canaima ». La Plaine des astres tenait alors de l’îlot communautaire. Sur ce petit coin de terre languedocienne brûlée par le soleil et battue par les vents s’étaient, en effet, regroupés quelques membres de la tribu libertaire espagnole exilée : Sara Berenguer [2] et Jesús Guillén [3], les premiers à s’être installés en ce lieu, Germinal Gracia [4] et sa compagne Marisol et, plus tardivement, Pedro Moñino [5] et sa famille, mais aussi Pepita Carnicer et Rafael Marí de Dios [6].Accueillantes, leurs demeures constituaient autant de points de chute pour les visiteurs de passage qui, surtout l’été, faisaient le pèlerinage aux Astres. « Villa Canaima » appartenait, en fait, à Germinal Gracia qui, vivant à Caracas et n’y venant que l’été, l’avait mise à la disposition du couple Peirats.

Si le souvenir c’est ce qui a résisté au passage du temps quand, désencombrée de ses scories, la mémoire fait lien entre le passé et le présent, celui que je garde du Peirats de cette époque – Pepet pour les intimes – demeure intimement lié à cette Plaine des astres. Solaire, il continue d’agir, dans mon imaginaire, comme acte fondateur. Non tant parce que le jeune mais déjà iconoclaste anarchiste que j’étais fût impressionné outre mesure par ce maître en érudition, mais parce que, au sortir du fracas idéologique de Mai 68 et de ses postérieures hardiesses « déconstructives », les conversations que nous échangeâmes alors sur la radieuse terrasse de « Villa Canaima » (à vrai dire, il parlait et j’écoutais) contribuèrent – et comment ! – à me débarrasser de l’idée faible, mais communément admise par les barricadiers libertaires de 68, qu’il fallait aussi du passé (anarchiste) faire table rase. Sur ce point, la rencontre avec Peirats fut d’autant plus décisive que ses lumières en matière d’histoire de l’anarchisme (et pas seulement espagnol) se révélèrent, à mes yeux, particulièrement éclairantes.

À vrai dire, l’homme n’était pas d’un abord très facile. Il avait de lui-même, sinon une haute idée, du moins l’idée que, sur les sujets qu’il maîtrisait, il en savait nettement plus que la moyenne de ses interlocuteurs. Comme il était, par ailleurs, dépourvu de toute prédisposition au « jeunisme » et qu’il manifestait, de surcroît, une salutaire méfiance vis-à-vis de l’intellectualité universitaire, le premier contact avec lui relevait, sinon de la mise à l’épreuve, du moins de l’examen. Le mien ne dérogea pas à la règle, même si, fils d’un anarchiste espagnol dont il était l’ami, je bénéficiai, sans doute, d’un avantage certain sur d’autres solliciteurs. En fait, étudiant en histoire, je voulais surtout que Peirats m’indiquât des pistes sur les premiers « internationalistes » espagnols et, éventuellement, qu’il me laissât consulter sa précieuse bibliothèque. L’examen passé, il accéda à mes demandes, et m’invita, le lendemain même, à une paella valencienne, plat dont il était un éminent spécialiste. Les agapes furent chaleureuses, et fraternelle la nombreuse compagnie « marginaliste » qui les partagea.

En ces temps de crise où la CNT en exil n’était plus qu’un vieux corps malade livré aux médications purgatives de ses bureaucrates Diafoirus, la dissidence libertaire espagnole s’était regroupée autour du journal Frente Libertario. Ces « marginalistes », comme les désigna l’Ordre des prédicateurs confédérés, formaient une assez vaste mouvance où se retrouvèrent, pêle-mêle, tous ceux qui avaient de la CNT une autre vision que celle, caporalisée, de ses normalisateurs. Exclu lui-même de la CNT en 1969 alors qu’il l’avait volontairement quittée quatre ans plus tôt – ce qui indique le degré d’aberration bureaucratique auquel en étaient arrivés les Diafoirus, mais aussi leur volonté de substituer leurs diktats épurateurs aux usages militants en vigueur –, Peirats était un collaborateur assidu de Frente Libertario, publication qui m’était proche. Durant les sept années de son existence (juillet 1970-mars 1977), il livra, sans faillir, sa chronique mensuelle à Frente Libertario, abordant des sujets divers et variés liés à l’histoire de l’anarchisme et à ses formulations théoriques, mais aussi à l’actualité politique du moment, aux livres qui avaient, en bien ou en mal, retenu son attention et aux évocations personnelles de compagnons disparus. Soixante-douze livraisons en tout, plus talentueuses les unes que les autres.


La « commune de La Plaine des astres », et plus particulièrement « Villa Canaima », fut donc, en cette époque « tardo-franquiste », comme disent désormais les historiens de la période, un haut lieu de la dissidence libertaire espagnole. De par sa situation géographique, elle fut aussi un point de passage, de contact et de rencontre entre l’Intérieur et l’Exil, pour reprendre une terminologie désormais tombée en désuétude. Nombreux étaient alors les visiteurs espagnols de Peirats. Parmi eux, beaucoup de militants d’une CNT en voie de reconstruction clandestine venant puiser aux sources de l’ancienne et des étudiants – ou des universitaires salariés – travaillant sur la variante anarcho-syndicaliste du mouvement ouvrier ibérique. Dans un cas comme dans l’autre, Peirats se prêtait au jeu des questions sans se départir jamais de son quant-à-soi critique. Aux militants, dont les efforts quotidiens forçaient son respect, il réservait toujours un accueil fraternel. Aux étudiants et aux universitaires, il apportait généralement aide et conseils, sauf à considérer que le marxisme académique dont ils faisaient souvent étalage les plaçait, de fait, dans le camp de ses adversaires. Alors, Peirats s’arc-boutait dans sa tranchée idéologique et, combattant pied à pied les prétentions « scientifiques » de ses hôtes d’un jour, leur faisait invariablement sentir le poids de son colossal mépris pour les autoproclamées autorités (marxistes) du savoir.

De là vient, sans doute, la réputation d’amateur arrogant qu’on lui fit dans les coursives de l’Alma Mater. Nul doute que son (mauvais) caractère y contribua, même si la principale raison de l’animosité que lui manifesta le magistère tenait surtout au fait que l’intrus Peirats avait osé braconner sans autorisation sur leurs terres de prédilection, en livrant, au débuts des années 1950, une somme historique – La CNT en la revolución española – qui, malgré les progrès de l’historiographie, faisait toujours référence en la matière. Aujourd’hui encore, soit quelque vingt ans après sa mort, elle persiste [7]. Comme si, ralliés pour la plupart au social-libéralisme et blanchis sous le harnais de leurs reniements répétés, les doctes historiens marxistes de la décennie 1970 n’avaient toujours pas digéré qu’un autodidacte de basse extraction se fût non seulement permis de rivaliser avec le petit monde diplômé de son temps, mais aussi de contester la rigueur analytique de quelques-unes de ses plus « progressistes » figures.


Il est vrai que Peirats s’y entendait à merveille pour déstabiliser son auditoire, et pas seulement universitaire. Je me souviens, par exemple, qu’en ces temps de forte remontée des micro-nationalismes, il ne perdait jamais l’occasion de ferrailler, et parfois durement, contre les penchants catalanistes de ses visiteurs, surtout s’ils se réclamaient de l’anarchisme. Pour lui, l’histoire avait tranché depuis longtemps, et l’anarchisme aussi : le catalanisme était une idéologie bourgeoise, résolument étrangère au mouvement ouvrier. Le fait qu’il eût été réprimé, et durement, par le franquisme, au nom des intérêts supérieurs de l’unité de la « Patria », ne modifiait en rien l’appréciation qu’on devait s’en faire. De même que l’anti-communisme franquiste, massivement exercé sur les militants du Parti, ne pouvait excuser les forfaits du stalinisme, même abâtardi, son anti-séparatisme frénétique ne pouvait motiver une quelconque réhabilitation du catalanisme. Pour Peirats, dont la langue vernaculaire était le catalan, tous les nationalismes se valaient et, partant de là, l’anarchisme se devait de les combattre tous au nom de son internationalisme. Le dire, même en catalan, c’était, bien sûr, faire peu de cas de l’air du temps et, plus encore, risquer de passer, aux yeux des modernes, pour un dinosaure « espagnoliste ». C’est d’ailleurs ce qui arriva lorsque, le 2 juillet 1977, devant 150 000 personnes réunies à Montjuich (Barcelone), pour le premier meeting de masse de la CNT reconstruite, Peirats réitéra publiquement ses positions en affirmant que la revendication nationalitaire (catalaniste pour le cas) devait rester étrangère à la CNT. Pour le coup, si impardonnable parut le crime peiratsien de lèse-autonomie qu’un commentateur de l’espèce néo-catalaniste libertaire n’hésita pas à traiter l’impie d’ « anarcho-phalangiste », ce qui prouve surtout que, en ces temps de « transition démocratique », la confusion et le ridicule marchèrent d’un même pas [8].

Mais plus encore que sa critique du catalanisme, somme toute anarchiquement correcte, c’est sa volonté iconoclaste de déboulonner certains mythes fondateurs de l’anarchisme combattant qui eut le don, intra muros, de lui faire beaucoup d’ennemis. Peirats n’était pas de ceux, en effet, qui, au nom du culte des héros morts, sanctifiaient Durruti ou Sabaté. Non qu’il contestât la valeur de leur engagement, mais il détestait par-dessus tout cette prédisposition anarchiste au romantisme et, plus précisément, à une certaine forme de mysticisme. Pour lui, le martyrologe – cette « prose d’abattoir », disait-il, reprenant la formule de Felipe Alaíz [9] – relevait d’une peste émotionnelle dont il fallait se débarrasser pour que pût s’exercer la nécessaire critique de l’attirance anarchiste pour la violence rédemptrice. Qu’on ne se méprenne pas : Peirats, dont l’anarcho-syndicalisme s’était frotté aux durs affrontements sociaux des années 1930, ne refusait pas le recours – ponctuel et collectif – à la violence – défensive ou offensive ; il critiquait, plus précisément, sa prise en charge minoritaire par des groupes ou des individus dont l’activité armée devenait non seulement une spécialisation, mais la raison d’être. À ceux-là, y compris les mythiques « Solidarios », il reprochait aussi leurs prétentions à diriger, directement ou en sous-main, une masse confédérale en partie fascinée par leurs faits d’armes. Et cela n’est pas contestable, même si cet activisme armé produisit probablement autant d’effets pervers – perte d’autonomie décisionnelle des syndicats et culte des chefs – que bénéfiques – mûrissement des consciences et préparation à l’affrontement général de l’été 1936. Sur un point, pourtant, Peirats touchait juste : l’autre versant de la violence rédemptrice, expliquait-il, c’est la légitimation de l’idée – anti-libertaire par essence – que certains sont plus dotés que d’autres pour l’exercer. Et il ajoutait qu’il n’était, selon lui, d’autre explication raisonnable au fait, historiquement avéré, que les « meilleurs terroristes de la classe ouvrière », comme disait García Oliver, deviennent souvent, au lendemain d’une révolution triomphante, les policiers, les chefs d’armée et même les ministres de la Justice du nouveau régime…


La CNT en la revolución española fut, on l’a dit, le grand œuvre de Peirats. Réédité, en 1971, par les prestigieuses Éditions Ruedo Ibérico, dirigées par José Martínez Guerricabeitia, l’ouvrage connut alors une nouvelle jeunesse [10]. L’époque, il est vrai, y était d’autant plus favorable qu’elle se caractérisait par un renouveau d’intérêt pour la guerre civile et que, profitant d’un certain relâchement de la censure d’État, commençaient à paraître, ici et là, quelques livres réputés « non conformistes » sur le sujet. Le « Peirats » – distribué clandestinement, comme tout ce que produisait Ruedo Ibérico – n’eut évidemment pas droit à une diffusion légale, mais l’enfer des librairies étant, comme chacun sait, le paradis des curieux, il trouva son public, même vendu à un prix exorbitant par des marchands de livres soucieux d’accroître leur marge bénéficiaire sur les produits interdits.

En introduction de cette deuxième édition, Peirats tint à préciser quelle était sa conception du travail d’historien : « Seuls peuvent être froidement objectifs, écrivait-il, ceux qui étudient la guerre civile espagnole à travers leurs fiches bibliographiques. L’auteur est, depuis ses années de jeunesse, un militant anarcho-syndicaliste. Quand on a contribué à faire l’histoire, on ne peut pas l’écrire de manière froidement objective. C’est à cet avantage, plus qu’à un quelconque talent d’écrivain, que je dois d’aborder l’histoire de l’anarchisme espagnol des années 1930 d’une manière tout autre que ne le fera jamais un historien professionnel. [11] » Revendiquant cette perspective historique engagée, Peirats précisait : « Peu nombreux ont été les auteurs capables de dépasser l’épique de la guerre civile et l’hommage à la République trahie. Certains, timorés, se sont même refusés à prendre parti, réduisant le drame à un conflit entre deux barbaries. Des ouvrages très volumineux sont passés très vite sur l’aspect le plus original de la guerre civile. Pour leurs auteurs, l’œuvre révolutionnaire des collectivisations ne fut finalement qu’un hoquet de la canaille. Avec Orwell, Bolloten, Daniel Guérin, Carlos Rama et quelques autres, au contraire, – et maintenant avec Noam Chomsky –, cet aspect original du conflit, si intimement lié à la CNT et à l’anarchisme, est en passe d’être analysé et revendiqué comme tel. [12] » C’est dans cette lignée que se situait clairement Peirats, en insistant sur sa propre singularité : celle d’avoir été un acteur « de cette organisation ouvrière qui […] combattit et le totalitarisme noir et l’absolutisme rouge [13] » au nom du communisme libertaire qui l’inspirait. Écrire l’histoire de cette révolution occultée ou maltraitée, c’était, en somme, pour Peirats, participer du même combat qui l’avait accouchée. On comprend que l’histoire académique ait crié – et continue de crier – au scandale. C’était, disait-elle, tuer l’objectivité au nom du militantisme. Comme si la « subordination contre-révolutionnaire » [14] du mandarinat stalino-libéral n’avait aucune incidence sur sa manière d’écrire l’histoire de la guerre civile espagnole. « La barricade est toujours debout, disait Peirats ; si les armes ont changé, les perspectives historiques demeurent : d’un côté, ceux qui disent que cette guerre n’opposa que le fascisme à la démocratie ; de l’autre, ceux qui savent qu’elle engagea surtout un processus révolutionnaire inégalé et porteur d’avenir. [15] »

On aurait, cependant, tort de croire que cette fidélité à la révolution espagnole s’accompagnait, chez Peirats, d’une incapacité – inconsciente ou calculée – à percevoir les nombreuses contradictions qui parcoururent la CNT durant cette période exaltante, mais difficile, de son histoire. Peirats, qui était le contraire d’un hagiographe, avait le sens critique suffisamment aiguisé pour éviter le piège de la littérature propagandiste de circonstance, celle qui ignore les vérités dérangeantes. Il n’existe pas, d’ailleurs, de différence substantielle entre le point de vue que le militant Peirats défendit dans le feu de l’action révolutionnaire de 1936-1937 et celui que l’historien Peirats exprime dans son livre : le rapide glissement des instances dirigeantes de la CNT vers une politique d’intégration à l’appareil d’État républicain dérogea non seulement aux principes de l’anarcho-syndicalisme, mais releva d’une erreur stratégique fondamentale. En acceptant de se placer sur un terrain qui n’était pas le leur et qu’elles ne maîtrisaient pas – celui de la politique institutionnelle –, les instances de la CNT tombèrent, en effet, dans le piège, tendu par ses adversaires, de l’unité antifasciste, dont le premier effet fut de permettre à l’État républicain de se reconstituer, avec l’acquiescement de la CNT, et de reprendre la main sur le pouvoir de la rue conquis à l’été 1936.

Clairement assumée par Peirats, cette approche « anti-collaborationniste » lui valut, y compris dans son propre camp, d’être qualifié d’anarchiste orthodoxe. À vrai dire, l’appellation ne le gênait pas outre mesure ; il la trouvait simplement inopportune, et ce d’autant qu’elle s’appliquait également aux anciens partisans de la « collaboration antifasciste » qui, les années passant, changèrent de monture pour se faire les hérauts d’un purisme anarchiste retrouvé. Comme quoi, disait Peirats, « quand on s’est renié une fois, on peut très bien recommencer, même au prix du ridicule » [16]. Au fond, plus que d’être rangé dans cette catégorie approximative, ce qui l’irritait davantage, c’était qu’on pût l’assimiler, de près ou de loin, à ces orthodoxes de circonstance qui, en d’autres temps, avaient été des anarchistes, également circonstanciels, de gouvernement. Sur eux, Peirats revendiquait l’avantage de l’invariance qui, plus qu’une forme d’orthodoxie, était, pour lui, une manière d’être anarchiste, y compris contre les circonstances.


Au début des années 1960, Peirats entreprit de s’atteler à une version synthétique – plus qu’abrégée – de La CNT en la revolución española. L’idée était d’en garder la substantifique moelle en réduisant les trois tomes de son ouvrage d’origine à la dimension, plus raisonnable, d’un seul volume, dont la diffusion, pensait-il, serait plus aisée et qui, de surcroît, faciliterait d’éventuelles traductions. La tâche se révéla d’autant plus ardue que Peirats, qui ne voulait pas se contenter de simples coupes, dut repenser l’architecture complète de son travail. Le résultat, remarquable, fut à la mesure de l’effort : en 1962, le livre paraissait d’abord en italien – Breve storia del sindacalismo libertario, Gênes, Edizioni RL –, puis, en 1964, en espagnol, dans une version remaniée – Los anarquistas en la crisis política española, Buenos Aires, Editorial Alfa. Viendront ensuite des éditions en japonais (1967), en anglais (1976) et en français (1989). Réédité par Jucar (Madrid-Gijón), en 1976, le livre de Peirats connut enfin, dans une Espagne en pleine effervescence post-franquiste, un succès de diffusion mérité [17].

Il fallut donc attendre une trentaine d’années pour que cet ouvrage essentiel connaisse une traduction française. Parue en juin 1989, aux Éditions Repères-Silena, dans une traduction d’Amapola Gracia et de Philippe Cazal, sous le titre Les Anarchistes espagnols : révolution de 1936 et luttes de toujours, elle coïncida presque au mois près avec la mort de son auteur, en août de la même année. On sait, néanmoins, que Peirats eut le temps de la voir et de l’apprécier. Nul doute que, pour lui, qui, depuis longtemps, pestait contre « la légendaire inefficacité éditoriale des libertaires français » [18], cette traduction fut un vrai motif de satisfaction. À nous de nous réjouir, aujourd’hui, que les éditions Libertalia aient eu l’excellente idée de rééditer ce titre épuisé depuis longtemps, et qui demeure le seul livre de Peirats disponible en langue française.


Au lendemain de la mort de Franco, et dans l’illusoire euphorie du moment, Peirats crut, comme beaucoup de militants exilés de sa génération, que les cartes allaient enfin être rebattues. Pour le coup, l’intime connaissance qu’il avait de l’histoire chaotique de la CNT et des nombreuses défaites dont elle s’était relevée au cours de sa déjà longue existence contribuèrent à le rendre plus optimiste que, par nature, il n’était. Il n’est nulle raison, pensa-t-il, que ce qui s’était déjà produit – la renaissance – ne revienne pas. C’était, bien sûr, ignorer – ou feindre d’ignorer – que, contrairement à la dictature du général Primo de Rivera, dans les années 1920, celle du généralissime Franco avait eu le temps – presque quarante ans, tout de même ! – de désherber le sol d’Espagne de toute herbe folle libertaire. Il n’empêche : même chez les esprits critiques les mieux dotés, l’espoir perdure. Comme nécessité vitale. Au bout du tunnel, donc, un avenir était possible. Du moins, voulait-on le penser…

Il est vrai que, du Sud, parvenaient des échos répétés, surtout catalans, d’une rapide reconstruction de la CNT. À partir de rien, ou de très peu, mus par une ancienne mémoire, surgirent, en effet, des regroupements hétéroclites, le plus souvent spontanés et sans connexion aucune avec les structures vermoulues de l’Exil confédéral. Semi-clandestinement d’abord, ouvertement bientôt, un « cénétisme » nouvelle manière, pétri d’enthousiasme et de contradictions, occupa l’espace, largement déserté par l’anti-franquisme institutionnel, d’une utopie retrouvée. Ainsi, comme émergeant une fois encore du labyrinthe espagnol, le rouge et noir réinvestissait sa terre de prédilection. Quiconque a fait le voyage à Barcelone, en ces temps apparemment prometteurs, garde sans doute le souvenir de cette extravagance, mais aussi du sentiment mêlé, entre euphorie et perplexité, que ce revival ne manquait pas de susciter chez l’observateur bien intentionné. Car il suffisait de voir pour comprendre que, sortie de rien, cette CNT artificiellement gonflée ne pourrait renouer avec la question sociale – et avec sa propre histoire – qu’en se fixant un cap et que, de toute évidence, son principal problème était de n’en être pas suffisamment convaincue. On touchait sans doute là les limites d’un certain spontanéisme libertaire d’époque dont Mai 68 constituait encore, pour le meilleur mais aussi pour le pire, l’indépassable référence.

Pour Peirats se posa très vite la question, non seulement du que faire, mais du comment faire. Régulièrement sollicité pour donner des conférences, participer à des meetings, écrire des articles, son acceptation supposait toujours qu’on le laissât libre de ses propos, même s’ils pouvaient déranger. Et ils dérangeaient souvent, comme on l’a déjà dit de son discours anti-catalaniste de Montjuich. Pour le reste, il suivait avec intérêt, mais sans véritable passion, les débats, parfois rudes, qui n’en finissaient pas d’agiter la CNT reconstruite, n’acceptant de s’y impliquer que pour préciser quelques points d’histoire et dans la seule intention de les éclairer.

Nombreux furent alors les déplacements de Peirats en Espagne. Sans risque de se tromper, on croit pouvoir dire qu’il en revenait toujours éprouvé. Par les fatigues du voyage, bien sûr, l’homme commençant à prendre de l’âge, mais plus encore par le doute que ses séjours instillaient en lui. Passé un très court instant d’euphorie, Peirats ne tarda pas, en effet, à comprendre que cette tardive – et fragile – reconstruction de la CNT ne lui permettrait pas de résister longtemps aux vents contraires qui, de l’extérieur, mais plus encore de l’intérieur, la menaçaient déjà. Parmi tous les risques, c’est sans doute la notable impréparation de ses jeunes militants qui l’inquiétait le plus, leur méconnaissance non seulement de l’histoire de la CNT, mais du fonctionnement même d’une organisation qui exigeait, pour que son autonomie fût respectée, que ses membres aient la claire conscience de sa nécessaire défense contre les dérives bureaucratiques à venir. Cette faiblesse, Peirats la perçut rapidement et, avec elle, il sentit poindre les dangers d’une rapide dégénérescence, que l’histoire confirmera. Reconstruite en un temps record, la CNT se déconstruisit aussi vite. Il lui fallut à peine trois ans pour passer de l’espérance à sa négation. Qui dit mieux ?


Après 1979, où son Ve Congrès solda la définitive implosion entre « rénovateurs » et « historiques », la CNT sortit du champ de l’alternative, et pour longtemps. Depuis, l’anarcho-syndicalisme espagnol vit désormais séparé et à l’abri de deux entités concurrentes, mais inégales : la CGT, plus implantée, et la CNT-AIT, plus résiduelle. Avec le temps, et passée l’époque des grandes querelles en légitimité, il faut bien convenir que cette séparation ne fut sans doute pas la pire des solutions. Elle permit, en tout cas, que l’un et l’autre de ces deux pôles prospèrent – ou pas – en fonction de ses propres talents et sans s’user dans l’éternelle répétition de dévastatrices luttes internes. Pour le reste, l’histoire, comme dit l’autre, ne repasse pas les plats…

Inutile de préciser que Peirats n’aurait sans doute pas partagé cette vision minimaliste – et finalement bienveillante – des effets d’une crise. Pour lui, la scission de 1979 signa un authentique échec historique dont la responsabilité première incombait, certes, à ceux qui s’étaient ingéniés à transposer, au sein d’une organisation en gestation, des pratiques parasitaires de contrôle, mais aussi à la faible résistance de ceux qui, incapables de promouvoir son autonomie de fonctionnement, choisirent la voie d’une « rénovation » séparée. Il est probable que, pour le cas, Peirats se soit laissé par trop enfermer dans une lecture strictement historique de cette crise interne, en y voyant le dernier avatar en date de ce penchant scissionniste réitéré qui, en 1931 et en 1946, eut effectivement pour effet d’affaiblir notablement la CNT. C’est ainsi que, lors de l’une de ses dernières interventions publiques, il tint à prévenir son auditoire : « Attention aux scissions ! On sait quand elles commencent, jamais quand elles finissent. [19] » Cette louable mise en garde laissait, cependant, de côté une constatation de base, celle-là même qui avait poussé Peirats à se mettre en marge, en 1965, de la CNT en exil : quand l’air d’une organisation devient irrespirable, il n’est d’autre alternative que d’aller voir ailleurs, le risque d’affaiblir la maison commune comptant alors fort peu face à celui de l’asphyxie et de la mort lente. Au vu des extrêmes tensions qui caractérisèrent la vie interne de la CNT en 1978 et 1979, il n’était sans doute d’autre issue, y compris pour tenter d’enrayer l’hémorragie de ses militants, que celle de la séparation.

Si échec il y eut, et il y eut indubitablement échec, c’est que le principal effet de la scission de 1979 fut d’en finir avec ce qui constitua l’une des singularités de la CNT des temps héroïques : la présence en son sein de deux logiques opposées – radicale, d’un côté, pragmatique, de l’autre – dont la conflictuelle coexistence déterminait in fine, et de façon variable, son point d’équilibre. C’est cette CNT-là, celle de ses années de jeunesse, qui continuait, pour Peirats, d’être digne d’intérêt, cette ancienne CNT dont la scission de 1979 signait l’acte de décès. Dès lors, Peirats qui, tout en étant plus proche des « rénovateurs » que des « historiques », ne pouvait se satisfaire d’un tel dénouement, cessa tout militantisme actif pour trouver, une fois encore, son plus sûr refuge dans l’écriture. En exilé presque définitif, de l’intérieur cette fois.


Au début des années 1980, Peirats quitta « Villa Canaima » et La Plaine des astres. Lui et son inséparable compagne Gracieta avaient pris la décision de s’en retourner vivre à Vall d’Uxó (Castellón), la ville qui l’avait vu naître. Les dernières années de son existence, Peirats les occupa à redécouvrir les paysages de son enfance, mais aussi à écrire. Passé le temps de l’urgence militante, l’historien se fit mémorialiste. Comme si la dernière tâche qu’il s’était assignée était de laisser trace de l’incroyable richesse humaine de l’anarcho-syndicalisme espagnol. De ces années de Vall d’Uxó, il reste, parfois sous forme d’ébauches, quelques belles évocations de militants anonymes de la CNT, ces petits et ces sans-grade sans qui rien n’eût été possible. Nul doute que, d’avoir eu plus de temps devant lui (plus de santé aussi), Peirats aurait pu nous donner, à partir de ces portraits, une histoire intime de la CNT, l’autre versant, en somme, de celle, plus générale, qu’il composa dans les années 1950 et dont il eut le bonheur, un an à peine avant sa mort, le 20 août 1989, de voir la troisième édition paraître, à Madrid [20].

En sa modeste et austère demeure de Vall d’Uxó, il continua de recevoir des visites, mais de manière beaucoup plus espacée qu’à « Villa Canaima » : quelques historiens en mal de curiosité, quelques jeunes en mal d’histoire, quelques anciens copains en mal de souvenirs, surtout. Ces fidèles d’entre les fidèles – sa famille, la grande, celle de la Cause –, il les traitait bien. Parce qu’il les aimait et parce que, pensait-il, le temps jouait désormais contre eux, mais aussi contre lui. Les sollicitations extérieures, il avait pour principe de les refuser, à quelques exceptions près, comme les contributions régulières qu’il envoyait, par amitié, à la revue Polémica, de Barcelone. Les affaires de la CNT – des CNT(s) –, il continuait bien sûr de les suivre, mais sans s’y impliquer, entre amertume et confiance.

« La CNT, écrivit-il de sa retraite à un proche, nous l’avons tous enterrée. Quand mourra le dernier Mohican de la vieille garde, peut-être ressuscitera-t-elle. Sous quelle forme ? Cela demeure imprévisible. Nonobstant, je persiste à penser que les principes sur lesquels elle fut fondée continuent à être valables… [21] » Une manière de dire, en somme, que l’avenir, même incertain, demeurait ouvert. En cela, et jusqu’au bout, Peirats fut bien un homme de son époque, qu’aucun désaveu ne vint ébranler dans sa conviction que le vieux rêve émancipateur, porté si haut par la CNT de son temps, serait forcément amené à renaître. Un jour ou l’autre et de manière « imprévisible ».

Freddy GOMEZ

Préface à Une révolution pour horizon : les anarcho-syndicalistes espagnols (1869-1939),
Éditions CNT-RP/Libertalia, Paris, 2013.