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Trajectoire d’Andreu Nin
Article mis en ligne le 27 juin 2022
dernière modification le 14 juin 2022

par F.G.


■ Andreu NAVARRA
LA REVOLUCIÓN IMPOSIBLE
Vida y muerte de Andreu Nin

Barcelona, Tusquets Editores, 2021, 384 p.



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Depuis quelque temps, on constate en Espagne un surcroît d’intérêt pour une mémoire révolutionnaire doublement réprimée – par le fascisme, d’une part ; par le stalinisme, de l’autre. En faisant d’Andreu Nin et du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) l’objet d’une nouvelle étude historiographique d’importance, ce livre d’Andreu Navarra participe sans aucun doute de ce mouvement.

À vrai dire, le rôle révolutionnaire joué par les militants du POUM fut, dans un passé récent, souvent ignoré, par les mouvements pour la « mémoire historique » de la guerre civile. Il y avait là comme une conséquence logique du fait qu’évoquer le POUM continue de provoquer de la gêne dans certains secteurs de gauche liés au Parti communiste d’Espagne (PCE) qui s’entêtent à nier la propre participation de ce parti et celle de l’Internationale communiste dans la répression exercée contre des révolutionnaires qui ont toujours cherché à vaincre le fascisme en construisant le socialisme.

Aux lecteurs qui souhaiteraient approfondir leurs connaissances sur la personnalité de Nin, on ne peut que conseiller la lecture des ouvrages de Pelai Pagès et, si leur intérêt est plus directement lié à l’environnement politique de Nin, d’Andy Durgan [1]. Sans oublier de leur signaler qu’il demeure indispensable de se reporter, par ailleurs, aux nombreux documents publiés sur le site de la Fondation Andreu Nin

Les causes qui conduisirent à l’assassinat de Nin furent politiques. L’approche d’Andreu Navarra nous semble correcte quand il laisse entrevoir, dès son prologue, que celui-ci aurait bénéficié de la complicité de Negrín [2]. Une complicité liée à la géopolitique du moment, et plus précisément aux questions liées à l’arrivée des armes soviétiques que Staline conditionnait à la dissolution du POUM. 

L’assassinat de Nin et la répression contre le POUM relevèrent d’une manœuvre politique des ennemis de la révolution pour maintenir un ordre contraire à l’autonomisation de la classe ouvrière. Pour communiste qu’il prétendait être, Staline ne pouvait supporter que le « commun » s’élève au-dessus de ce que le secrétaire général avait dicté. Et c’est qu’entre construire une démocratie socialiste ou maintenir la dictature du capital camouflée sous la démocratie libérale, Staline et l’Internationale communiste préféraient le second terme de l’alternative. Car rien ne pouvait demeurer en dehors du parti unique.

Ce livre commence par la fin, l’assassinat du leader du POUM, mais dès après son prologue, il revient au début de sa vie pour tenter de comprendre en quoi la trajectoire politique de Nin est encore susceptible de susciter de l’intérêt auprès de toute personne dotée d’une sensibilité révolutionnaire.

Dans ses premiers textes, Nin se distingua par ses plaidoyers autonomistes. Son catalanisme transversal l’aspirait à réunir les Catalans indépendamment de leurs tendances idéologiques et, par la suite, le conduisit à militer dans les rangs de l’Union fédérale nationaliste républicaine (UFNR) [3], dont il fut le dirigeant de sa branche « jeunesse ». De fait, Nin manifesta une constante méfiance pour les partis ayant leur centre à Madrid. Cette intuition se confirmera plus tard avec la création du POUM, parti de caractère national mais dont le centre exécutif sera toujours à Barcelone. Il est vrai que la capitale catalane fut toujours un haut lieu de la gauche ouvrière : l’Association internationale des travailleurs (AIT) y eut ses bases, l’Union générale des travailleurs (UGT) y réunit son premier congrès et la Confédération nationale du travail (CNT) et la Fédération anarchiste ibérique (FAI) y prospérèrent.

Depuis ses jeunes années, Nin démontra une vive volonté de lutter pour la résistance culturelle et intellectuelle du peuple. Ce combat, pensait-il, passait par la déprise de la « presse jaune », de la pornographie, des corridas et même du folklore flamenquiste. Diffusées par la presse à grand tirage, ces thématiques contribuaient, d’après lui, à avilir le peuple. On peut s’imaginer ce que Nin penserait aujourd’hui de la vulgaire presse people ou des infâmes émissions des grandes chaînes de télévision. Quoi qu’il en soit, cette très précoce tendance de Nin à l’éducation et à la pédagogie ne fut sans doute pas pour rien dans son choix de devenir instituteur.

Le catalanisme de Nin, qui n’en fut jamais en réalité dépourvu, intégra vite une dimension classiste. Dès 1913, il adhéra, en parallèle de la déjà citée UFNR, à la Fédération socialiste catalane (FSC). Andreu Navarra a toutes les raisons de penser qu’il « se cherchait lui-même ». À la vérité, le manque de radicalité du projet républicain catalan, que l’on pourrait qualifier de petit-bourgeois, ne pouvait le satisfaire. C’est pourquoi il se tourna vers d’autres espaces politiques plus en phase avec la perspective d’une profonde transformation sociale. Cela dit, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) n’était pas non plus assez rupturiste à ses yeux. Il l’abandonna par désaccord avec sa position de se maintenir dans la Deuxième Internationale – que Nin considérait comme dépassée au vu de la nouvelle perspective révolutionnaire inaugurée par la Révolution russe.

Ces mutations idéologiques ne seront pas les dernières. Durant son séjour en URSS (où il arriva en 1921), il passa d’un syndicalisme révolutionnaire plutôt spontané à un partidisme d’avant-garde devant être l’expression politique du mouvement révolutionnaire. C’est ainsi qu’il adhéra au bolchevisme tant sur le plan théorique que pratique. Il convient, cela dit, de ne pas confondre cette adhésion avec l’idée que le parti devrait par nécessité se substituer aux masses ou être la seule expression possible d’un mouvement révolutionnaire. Il ne dérogea pas, par exemple, à la conviction de l’importance qu’avaient les soviets comme forme démocratique d’association et de direction de la société. L’atteste le fait que, sa vie militante durant, il défendit, dans ses écrits, la nécessité d’organiser des soviets en Espagne. C’est cette perspective d’autonomisation populaire et de renforcement de la classe ouvrière qui le poussa à devenir trotskiste. Le questionnement critique de Trotski sur les méfaits de la bureaucratisation du parti et de la révolution fit trait d’union avec le positionnement d’Andreu Nin. Comme on le sait, cette dénonciation du bureaucratisme valut à Trotski d’être démis de toutes ses responsabilités au sein du Parti communiste de l’Union soviétique, puis expulsé et réduit à l’isolement politique.

Principal axe du positionnement politique de Nin, le concept de « pluralisme révolutionnaire » demeure encore opératoire pour comprendre ce que pourrait être une démocratie ouvrière pour notre temps. Pour Nin, en effet, la révolution ne pouvait être l’affaire – comme beaucoup de militants encartés le pensent encore – d’un seul parti, mais devait s’inscrire dans une coalition plus ample portée par un ensemble d’organisations ayant pour objectif commun de construire le socialisme, quitte à différer sur certains points pour faire front commun sur d’autres. Cela dit, Nin ne manifestait aucun penchant pour le libéralisme politique. Dans son esprit, les « contre-révolutionnaires » ne devaient bénéficier d’aucun droit politique. Il est sans doute logique, dans un moment révolutionnaire où l’on aspire à la transformation générale de la société, de refuser aux saboteurs du socialisme et aux fascistes toute capacité légale d’influer sur les affaires publiques. Mais il n’empêche que cette ligne est d’autant plus problématique qu’il n’est jamais simple de tracer une frontière nette entre qui est « révolutionnaire » et qui ne l’est pas. Même réglementée de manière précise, la démarche n’est évidemment pas sans risques : celui de l’arbitraire, notamment.

L’auteur de ce livre est prolixe en détails sur le caractère conflictuel de la relation entre Nin et Trotski. C’est, de fait, la controverse sur la tactique « entriste » élaborée par Trotski qui provoqua, aggravée de quelques invectives adressées par l’organisateur de l’armée rouge à Nin, l’éloignement entre les deux révolutionnaires. Entre-temps, Nin avait tissé des liens avec Joaquín Maurín [4] et l’idée de faire de l’entrisme au sein d’un PSOE qui n’avait rien de révolutionnaire ne pouvait être retenue comme une option envisageable. Il fallait, pensait-il, aller au-delà et former un parti révolutionnaire indépendant capable de s’étendre à tout le territoire espagnol pour livrer la bataille de classe. L’affrontement entre Nin et Trotski connut son point culminant avec la participation, en février 1936, du POUM à la coalition du Front Populaire – où, soit dit en passant, il fut plutôt maltraité en raison des pressions du Parti communiste. La critique de Trotski pouvait être justifiée, mais elle fut d’autant plus inopportune que Nin et Maurín avait quelques raisons de choisir une voie autonome pour éviter leur marginalisation.

Même si l’expérience fut courte – à peine quelques mois –, le rôle qu’exerça Nin en tant que chargé de la Justice au Conseil de la Généralité de Catalogne fut particulièrement important. Son objectif était clair : établir un nouvel ordre révolutionnaire tout en s’attaquant à ceux qui souillaient la révolution en se livrant à des exécutions sommaires et/ou arbitraires. Sa ligne d’action invalidait de fait les accusations portées par les staliniens contre les poumistes, présentés comme des fauteurs de troubles promouvant le chaos dans le camp républicain. Le POUM, au contraire, tenta de mettre de l’ordre lorsque les institutions républicaines ne le garantissaient pas. En revanche, recevable est la critique que l’on peut faire à Nin d’avoir occupé un poste dans un gouvernement qui n’était pas un gouvernement ouvrier, mais un gouvernement avec des représentants ouvriers, ce qui n’est pas la même chose.

Andreu Navarra adopte un point de vue un peu étrange quand, s’appuyant – notamment aux pages 176 et 177 de son livre – sur des citations de l’historien Julián Casanova, il laisse entendre que Nin aurait eu une lecture complaisante et superficielle de la Révolution russe. À l’évidence, aucun bouleversement révolutionnaire ne s’accomplit sans douleur ni frustration. Les révolutionnaires ne font jamais de révolutions idylliques. Leur action est proportionnelle à la capacité de nuisance de l’adversaire. Si l’histoire pouvait être facile à transformer en évitant les pénuries et les effusions de sang, cela se saurait. Ceux qui détiennent le pouvoir refusent rarement de le céder quand la majorité l’exige.

Par ailleurs, douteuses sont les assertions de l’auteur quant au peu d’influence qu’aurait eu le POUM tout au long de la guerre civile. C’était certes un petit parti, mais qui n’était en rien insignifiant. En Catalogne, il profita d’un environnement social consolidé, ce qui ne fut certainement pas le cas dans le reste de l’État espagnol. Selon Maurín, le POUM aurait compté environ 10 000 adhérents à la veille de la guerre civile. Aux dires de Wilebaldo Solano, il aurait eu 8 000 adhérents et 40 000 sympathisants au moment de sa fondation. Quant à Andreu Nin, le chiffre avancé est de 6 000 adhérents au moment de la guerre. En outre, les combattants du POUM furent nombreux sur le front. S’il est clair que le PCE et le Parti socialiste unifié de Catalogne (PSUC), sa branche catalane, firent tout leur possible pour marginaliser le POUM, on peut se demander pourquoi il aurait représenté un tel danger pour le stalinisme s’il avait été à ce point insignifiant et, davantage encore, pourquoi ses militants furent-ils si sévèrement réprimés, voire physiquement annihilés, s’ils comptaient pour si peu ? La réalité, c’est que sa présence posait de réels problèmes aux partisans du maintien de l’ordre stalino-républicain bourgeois.

L’auteur se demande également pourquoi le POUM n’a jamais tenté de prendre le pouvoir par un coup d’État. La réponse est assez simple : les poumistes n’étaient pas des putschistes, mais des révolutionnaires convaincus que tout assaut vers la prise du pouvoir était impossible sans un large soutien des masses. C’est d’ailleurs pourquoi ils tentèrent vainement d’attirer vers leurs positions les adhérents de la CNT, seule organisation disposant de la large base dont manquait le POUM pour réaliser, du moins en Catalogne, une révolution de type communiste.

Nous dirons pour conclure que cette intéressante biographie d’Andreu Nin mérite lecture. Même s’il n’est pas exempt d’évaluations simplistes, comme celles que nous avons mentionnées, le travail de recherche fourni est globalement rigoureux. Complétant l’étude, déjà citée, de Pelai Pagès, plus politique que personnelle, le livre d’Andreu Navarra aborde quelques aspects intéressants de la vie de Nin, notamment pendant sa période soviétique. Sur les circonstances de sa mort, en revanche, elle ne prétend pas inclure d’éléments d’information nouveaux. Il est vrai que bien des détails relatifs à sa tragique disparition demeurent encore mystérieux pour les historiens.

Mario ARÁEZ
[Traduit de l’espagnol par Laura Reverte]